Les choses sérieuses

Le lendemain, le trône d’Awena, plutôt son fauteuil demeurait étrangement vide. L'ancêtre d'habitude si ponctuelle manquait à l'appel du petit déjeuner. En d'autres temps, Léonard en aurait profité pour lancer une plaisanterie, mais il était loin le temps des matins insouciants. Son absence inexpliquée ne rendait pas la famille Petitbond plus loquace qu’en sa présence. Merlin somnolait, peu habitué à veiller tard. Sa crêpe matinale faillit s’échouer dans son bol de chocolat. Marie brisa enfin le pesant silence.

«  Tu as encore lu jusqu’à pas d’heure mon grand ! Ce n’est pas parce que tu n’as pas école qu’il faut prendre de mauvaises habitudes ! »

Léonard leva les yeux au ciel, histoire de signifier qu’on n’était plus à une mauvaise habitude près en ce moment. Merlin se demandait ce qui était le pire : les entendre se disputer ou s’ignorer royalement. Jamais ses parents ne lui avaient paru aussi éloignés l'un de l'autre, et ce n’était pas à cause de la grande pièce dans laquelle ils se trouvaient. Sapristi arpentait les lieux, un peu désœuvré sans sa douce. Il poussait de longs miaulements lugubres. Léonard n’y tint plus

« Qu’est-ce qu’il a encore ce vieux sac à puces ? »

Merlin eut juste le temps d’éviter le pire, il hurla : « Je t’en prie, pardonne-le ! »

Le roi rengaina ses griffes et Léonard se radoucit momentanément.

« Tu ne supportes plus rien, tu deviens irascible ! constata Marie sans pour autant quitter sa tasse des yeux.

- Moi, je deviens irascible ! » vociféra  le père de Merlin en se levant.

Il ajouta en guise d’au revoir : « A l’ avenir, je préfère prendre mon petit déjeuner dans la cuisine. Et ne m’attendez pas ce midi, je répète avec ma troupe à Brocéliande. »

Avant de sortir, il ébouriffa la tignasse de Merlin, et lui souffla à l’oreille : « Passe une bonne journée, champion ! »

Sapristi miaula pour accompagner son départ. Le petit garçon lui lança un regard plein de reproches. Il avait entendu le roi s’écrier « Bon débarras ! ». Dans le couple Petitbond la tempête ne faiblissait pas. Il essaya de se rassurer toutes les tempêtes ne se terminaient pas par un naufrage. En attendant, devrait-il alterner ses repas tantôt avec son père dans la cuisine, tantôt avec sa mère dans l’imposante salle à manger ? Les révélations  incroyables d’Awena l’avaient un temps soustrait à des réalités bien matérielles.

« Maman, c’est quoi cette histoire de troupe à Brocéliande ?

Sa mère parut soulagée, elle s’attendait sans doute à une autre question.

- Ton père a intégré une troupe de conteurs et musiciens qui font des animations dans la forêt. Je suppose qu’ils racontent les légendes de Brocéliande.

- Il faudra qu’on aille le voir pour l’encourager, répondit aussitôt Merlin avec enthousiasme. »

L’absence de réponse lui enleva le sourire qu’il avait esquissé sur ses lèvres.

« Il joue peut-être Merlin ! » lança-t-il à tout hasard. Et il s’anima à l’idée qu’il pourrait donner des conseils à son père pour son interprétation, car il en connaissait à présent tout un rayon sur le fameux enchanteur. Il l’avait même vu !

« Ton père n’a jamais décroché un premier rôle, c’est pas ici que ça va commencer", constata-t-elle froidement. Merlin en frissonna. Cette cruelle réplique était digne d’Awena, pas de sa maman. Mais que lui arrivait-il ?

« Il doit jouer un farfadet ou un Korrigan ! »

Cette phrase finit de lui couper définitivement l’appétit. Si tous les futurs petits déjeuners se passaient de la même manière, il allait rapidement perdre du poids. Lui, aussi il commençait à regretter leur vie d’avant. Il n’avait pas besoin d’un grand manoir pour être heureux.

Pour réconcilier ses parents, il n’était pas de taille, il lui aurait fallu le concours d’un adulte, un genre de médiateur rabibocheur. Malheureusement dans cette contrée, qui s’avérait chaque jour plus déconcertante, il n’avait rien de tel sous la main. Awena n’allait qu’envenimer la situation. D’ailleurs c’était elle, le nœud du problème. Lilwenn avait sans doute d’autres chats à fouetter, et puis il la connaissait à peine. Voilà une expression qu’il devrait bannir dorénavant de son vocabulaire, pensa-t-il, vu la susceptibilité de Sapristi.

Tiens, quand on parle du loup, enfin du chat, celui-ci délivra un message au petit garçon.

« Elle t’attend près du puits. Les choses sérieuses vont commencer. »

Sapristi s’éclipsa ensuite avec panache. Les choses sérieuses, se répéta dans sa tête Merlin, parce que jusqu’ici c’était une partie de rigolade peut-être ! N’importe quel enfant de dix ans aurait eu besoin d’une cellule d’aide psychologique après seulement le quart des révélations d’Awena. Tout repassait en boucle dans sa tête. C’était le scénario d’une super production hollywoodienne, pas la réalité, sa réalité !

Pourtant malgré tous ses doutes et surtout  toutes ses peurs, il ne tarda pas à s’engager sur le chemin qui menait au puits magique. Que cachait cette expression si vague « les choses sérieuses » ? Comptait-elle faire jaillir Merlin de son corps ? Pourvu que ce ne soit pas trop douloureux ! Et c’est vrai que cette question le hantait depuis la veille : qu’était-il advenu de l’Enchanteur ? Peut-être Morgane l’avait-elle emprisonné dans un cachot dont nul ne pouvait s’évader, pire peut-être l’avait-elle définitivement éliminé. Et puis il s’interrogeait toujours sur les paroles d’Awena. Elle avait parlé de « Mutatio », mais aussi de « Transmutatio ». Merlin était très sensible aux mots, il aimait leur composition, leur histoire. Il s’amusait à jouer avec eux et il pressentait que chaque syllabe avait son importance. Il disposait aussi d’une mémoire impressionnante. Posséder ces qualités ne relevait probablement pas du hasard. Il s’imaginait à présent devoir ingurgiter tout un tas de formules et d’incantations. Il en était là de ses pensées, lorsqu’il l’aperçut droite comme un accent aigue, le regard grave.

Elle s’appuyait avec assurance sur sa canne au pommeau si étrange. Elle lui fit signe de se placer face à elle. Il avança d’une démarche maladroite. Sa gorge était si nouée, qu’il ne parvint même pas à lui dire bonjour. Il l’observa de plus près et comprit que leur temps était précieux, et les salutations inutiles.

« Chaque jour nous rapproche de ... La phrase resta comme suspendue dans les airs. Elle fit naître une vague d'inquiétude au goût de mystère dans le coeur du petit garçon. Awena poursuivit.

Il est urgent que tu sois révélé. »

Merlin ne comprenait pas pourquoi tant de précipitation. Après tout, un vieux dicton n'affirmait-il pas : "Patience est mère de sûreté" ?  Et les vieux dictons, ça aurait dû plaire à une ancêtre, même fausse. Qu’allait-elle lui proposer ? De l’inscrire à une académie de magie ? Des cours en ligne sur « abracadra.com » ? Et, puis il osa poser la vraie question, celle qui lui brûlait les lèvres.

"Et si je ne veux pas être révélé ?" Il s'attendait à ce qu'elle lui lance un regard aussi tranchant qu'une lame, mais il lut l'hébétitude sur son visage.Elle ne paraissait pas avoir envisagé cette possibilité. Après tout, il ne serait pas le premier à refermer un livre qui ne tenait pas toutes ses promesses, avant d'être parvenu au dernier chapitre.

"Alors, tu fais comme tous ces petits mioches, ces héros de pacotille qui veulent savoir ce qu'il y a à gagner avant d'engager la partie ? ", finit-elle par dire d'une voix pleine de reproches, et qui visait  certainement à le faire culpabiliser.

" Non, c'est juste que je sens que je ne suis pas .... il cherchait ses mots... taillé pour tout ça ! "

Elle éructa : " Mais, tu n'as pas le choix. C'est toi que Merlin a choisi pour sauver notre monde. L'enchanteur a disparu, mais son âme, ses pouvoirs sommeillent en toi. Il te faut les développer et les maîtriser, car eux-seuls peuvent nous ramener à Cameloot où règne désormais Morgane l'usurpatrice. Nos noms doivent être oubliés, notre légende effacée. Notre retour les fera renaître. Grâce à toi, notre royaume endormi peut revenir à la vie ."