J’avais 22 ans. Le printemps venait tout juste de s’installer, les enfants cachaient des œufs dans les parcs de ma ville. Comme une excuse, il m’avait invité un après-midi pour se balader. À défaut d’avoir du chocolat, pour m’appâter, il m’avait promis des crêpes. Je n’avais rien de mieux à faire et j’étais curieux de le rencontrer pour la première fois. J’ai donc accepté.
Je n’en attendais rien, pourtant j’avais quand même appelé ça un « rendez-vous » quand j’avais dû expliquer l’invitation à des amis. Je ne voulais pas le séduire, pourtant j’avais quand même hésité sur le t-shirt que j’allais mettre pour la première rencontre. Il faisait beau et je me doutais passer un bon moment ; et pourtant, je stressais, pensant même à annuler à la dernière minute. Je n’étais pas un habitué de ce genre de chose.
Je lui avais dit que j’étudiais dans la musique, il avait insisté pour que j’amène des instruments avec moi. J’avais cassé ma guitare, mais j’enfilai ma flûte dans mon sac avant de partir. Il me fallait marcher une demi-heure pour rejoindre le parc où nous étions donnés rendez-vous, si bien que je trompais mon angoisse avec du power métal dans mon casque pour me redonner courage. Je connaissais à peine sa tête grâce à une photo de profil, et lui n’avait aucune idée d’à quoi je pouvais bien ressembler. Petit, avec des cheveux teints en vert, je lui avais assuré qu’il recherchait un lemming. Et j’ai immédiatement regretté de m’être fait cette comparaison.
Il était bien plus grand que moi, si bien que je sautillai sur place pour me redonner contenance. Et à l’ombre d’un arbre, nous passâmes nos premières heures ensemble. Ses crêpes étaient bonnes. J’avais oublié d’apporter autre chose que ma musique, si bien que j’avais acheté à la hâte une bouteille de cola de peur d’arriver les mains vides. Pour nous dégourdir les jambes, nous marchâmes côte à côte. Alors qu’il se perdait dans les rues, cherchant un endroit qu’il tenait à me montrer, je m’amusais à caler le rythme de mes pas aux siens. Parfois, sa main me semblait bien trop libre dans l’espace, s’agitant nerveusement devant moi. Mais jamais je n’aurai osé la prendre.
Retournant dans un autre des nombreux parcs de la ville, il finit enfin par me demander de jouer, ce à quoi j’acceptais en regardant timidement les gens autour de moi. En montant ma flûte, je pensai à quel point je n’aurai jamais pu répondre à une telle requête ne serait-ce que quelques mois auparavant. Heureux d’avoir progressé, je rejetais la peur d’être écouté par des inconnus qui ne l’avaient pas demandé, ne me concentrant que sur sa présence devant moi. Et, avec la fierté, le stress, la timidité et l’envie de plaire qui se mélangeait en moi, je chantai.
« Les copains d’abord » ne fut même pas la première que j’entonnai. Mais curieusement, je n’ai plus souvenir des chansons que je pus choisir avant elle, pas plus que je ne sais pourquoi je l’ai retenue, elle. Il m’avait confié aimer Brassens, et j’aimais me raccrocher à ce chanteur quand j’étais perdu. Mais Les copains d’abord, jusque-là, n’était pas dans mes titres préférés de son répertoire. J’avais dû l’interpréter à la demande d’un patient lors d’un stage à l’hôpital, si bien que je la connaissais par cœur, mais je dus penser que par son innocence et sa joie toute simple, elle était la plus adéquate pour un chant entonné dans un jardin public. J’enchaînais les paroles avec les ponts musicaux que je jouais à la flûte, espérant ne pas casser le rythme avec des transitions.
Le soleil brillait sur ma flûte en bois. Je luttais contre le vent qui essayait de s’immiscer dans le tuyau, coupant le son. Je ne le regardais que du coin de l’œil, fixant plutôt une statue au centre du parc. Mais je sentais qu’il appréciait ce moment. Alors que j’entonnais le dernier couplet, un homme âgé s’approcha de nous pour m’écouter et chanter avec moi en frappant des mains. En fin de compte, je fus applaudi par lui, mais aussi par quelques personnes au loin. Une fierté mélangée à de la pudeur me fit ranger ma flûte en baissant la tête. Il n’était pas quelqu’un qui parlait beaucoup et ses mots étaient hésitants, mais ses compliments étaient tout ce qu’il me fallait.
On se sépara à grand peine au début de la soirée. Mais dès lors, on ne manqua plus une occasion pour se retrouver. Et très vite, notre relation naquit inévitable.
Si tout ne fut pas rose, tout semblait évident, solide, pérenne. Il me soutenait dans les pires moments et m’accompagnait dans les meilleurs comme s’il avait toujours été là. Et dans nos confidences de la nuit, il m’avoua que cette chanson aussi, plus qu’une autre, l’avait marqué durablement pour une raison qui nous était obscure. Moi qui, jusque-là, avais forgé mes Musiques Capsules seul dans mon coin, voilà la première qui ne m’appartient pas complètement. Parce que pour la première fois, il y a quelqu’un qui la comprend, qui la ressent, et qui y tient pour les mêmes raisons sensitives que moi. Cette Musique Capsule est aussi la sienne et j’espère qu’elle continuera longtemps de fleurir au soleil de Pâques.
Des bateaux j’en ai pris beaucoup
Mais le seul qu’ait tenu le coup
Qui n’ai jamais viré de bord
Naviguait en père peinard
Sur la grand-mare des canards
Et s’appelait les Copains d’abord
Les Copains d’abord
J'adore tes musiques capsules, je suis venu faire un petit tour sur celle-ci et je ne regrette pas mon choix ! Encore un joli souvenir, bien décrit avec une musique emblématique !
Merci de partager ces jolis textes et à bientôt !