Cela faisait un mois que j’avais emménagé dans un petit appartement étudiant au sud d’Aix-en-Provence. Je ne connaissais de cette grande région que les plages de la Côte d’Azur ; l’intégralité de mes vacances d’été de mon enfance se passaient dans un appartement secondaire, dans la station balnéaire de Fréjus. Une période de l’année qui m’était douce, où dans la baie légèrement ventée je pratiquais la voile, profitant de me retrouver au milieu de l’eau bleue en faisant gîter mon dériveur, filant au vent, comme seul dans une bulle au cœur de la baie foisonnant de monde.
Je me suis longtemps contenté de vivre le plus simplement du monde. J’étais réglé sur l’horloge du travail. Je m’y étais tourné pour obtenir une paix et une réussite sociale. Je me levais chaque jour aux alentours de six heures, je pratiquais régulièrement du sport le matin avant de prendre ma voiture pour rejoindre mon école ou mon nouveau lieu de stage. Je déjeunais sur le pouce à la pause méridienne que j’écourtais bien souvent pour reprendre mon travail. Puis, je rentrai chez moi, préparais mon repas, refaisais du sport, puis regardais des vidéos avant de me coucher de bonne heure. Je pensais que cela aurait pu durer.
Avant d’entrer dans mon école d’ingénieur, j’avais toujours été très renfermé et discret. Je ne sociabilisais que sur les plages de mon enfance. Je ne sais pas si cela tient davantage de la rencontre avec de nouveaux camarades, la fin de mes deux années de classe préparatoire ou simplement de mon émancipation du foyer familial, mais c’est seulement à ce moment de ma vie que je commençai à me libérer et à essayer de vivre comme je l’entendais. Je compris qu’il m’était possible d’attendre plus que la morose monotonie du monde. Avec surprise, j’appréciai me faire de nombreux amis avec qui j’eus le plaisir de partager mon quotidien comme les nombreuses fêtes et activités qu’offrait mon nouvel environnement. Je commençai à vivre pour moi et non plus pour seulement me créer un semblant d’existence, en me levant le matin et en souriant aux gens qui croisaient mon chemin.
J’étais initialement arrivé à Aix-en-Provence car je préférais habiter dans le sud de la France où j’avais pu passer de bons moments, et parce que le stage que j’avais l’opportunité de faire là-bas était en accord avec mes envies professionnelles et mes convictions environnementales. Cela devait être mes seules raisons. Je ne connaissais personne de la ville et je me retrouvai vite seul dans mon petit studio. Alors, malgré mon habituelle discrétion et ma timidité bien que diminuée restait handicapante, j’eus le courage de jeter une bouteille à la mer en contactant le groupe d’étudiants de la ville.
Je ne m’attendais à rien de particulier ; j’avais simplement envie de pouvoir discuter avec une poignée de personne. Peut-être, parfois, sortir prendre l’air et boire un café en terrasse. Peut-être l’isolement des confinements successifs m’avait fait prendre conscience de l’importance du social dans ma vie quotidienne ? Pour être certain d’obtenir au moins quelques réponses, j’ajoutai à ma présentation des conseils sur la ville. A défaut d’ami, je me disais que je pouvais au moins discuter avec une personne assez serviable pour répondre cordialement à ma question, ce qui ne manqua pas.
Non seulement plusieurs personnes m’avaient répondu, mais je pu également profiter de conversations agréable. Avec certaines personnes, je partis même en randonnée dans les montagnes avoisinantes. Avec d’autres, je ne sentis pas d’affinité particulière et ne poursuivi simplement pas l’échange ; mais j’appréciais l’idée de savoir qu’il m’était possible de sortir ponctuellement avec quelqu’un si l’envie m’en prenait.
Je ne me sentais pas si bien ce jour-là. J’avais tout juste commencé à prendre l’habitude de courir le long de la rivière de l’Arc les matins de week-end. Le froid de l’hiver s’estompait au profit de la douceur du début de printemps. J’avais couru jusqu’à un ensemble sportif extérieur où je m’arrêtais une petite heure pour des exercices de musculation. Je prévoyais déjà poursuivre ma course dans le centre-ville, puis rentrer dans mon appartement pour le déjeuner. Pourtant, en repartant, je ne pus que marcher doucement, inspirant tranquillement l’air encore frais. En regardant les gens, les sportifs, les familles, les enfants, les chiens, les personnes âgés… Les voir profiter du parc sous un ciel radieux, sans nuage ou trônait un soleil déjà quasiment à son zénith, je me mis en pause. Un peu comme lorsqu’en déambulant dans les allées d’un musée, on se trouve soudainement figé devant une œuvre sans savoir pourquoi. J’étais là, entouré de monde, mais seul à contempler un tableau, comme l’aurait vu Seurat un dimanche après-midi à l’île de la Grande Jatte.
En cet instant du trois avril aux environs de onze heures, je pris mon téléphone pour ouvrir ma messagerie. Sans trop de raison, j’avais eu l’envie soudaine de recontacter quelqu’un avec qui j’avais échangé à la suite de mon message sur le groupe d’étudiants. J’avais pu interagir avec nombre de personne entre temps, peu d’entre elles m’avaient marqué. Il était l’un d’entre eux. Cela semble idiot sachant que nous avions simplement parlé de ce que nous faisions, de nos animaux de compagnie et de la critique de la construction de son ancien lycée. Étant ingénieur dans la construction durable, ce sujet de conversation insolite m’avait amusé. Il m’avait semblé aussi gentil que courtois, et il avait été agréable de parler avec lui.
Je me souviens avoir envoyé un message fébrile pour lui demander des nouvelles. Il me répondit. Je m’arrêtai alors dans ma marche pour m’asseoir sur un muret attenant au parc. Je ne sais plus combien de temps nous avions échangé… Je ne me souciais plus de rentrer chez moi pour le repas de midi. Tant et si bien que je fini par lui proposer de sortir prendre l’air avec moi dans la ville, le lundi suivant. Nous étions le samedi précédent Pâques et j’étais en congé ce jour-là. J’aurais presque aimé lui proposer de me rejoindre cette après-midi de samedi si je n’avais pas déjà prévu de prendre la route pour me rendre au cap Croisette, en face de l’île Maïre pour une balade solitaire. Tiens, je l’avais également oublié à ce moment-là, d’ailleurs. Mais je ne pense pas que j’aurais regretté de ne pas m’y rendre si cela avait été pour le rejoindre, finalement.
A ma grande surprise, il accepta que l’on se retrouve en début d’après-midi dans le centre de la ville d’eau et d’art. Je lui proposais de nous retrouver dans le parc Jourdan, proche des facultés, ce qu’il accepta. Il avait bien gardé de me dire qu’il était loin d’être a proximité de son appartement. Il m’avait dit qu’il était musicien et je fus encore plus honoré qu’il me propose d’apporter avec lui des instruments. Savoir cela me fit espérer qu’il oserait me jouer, peut-être, un morceau ou deux. J’ai donc passé ma soirée de dimanche à cuisiner des pancakes pour cette occasion, étant gêné de me présenter sans rien à offrir en retour. Sachant que depuis mon petit appartement, je les cuisinais un par un, leur préparation me pris un certain temps. Mais j’étais heureux de les voir achevés, impatient de pouvoir lui en offrir quelques-uns à l’heure du goûter.
Je dormis peu, cette nuit-là. Le lendemain, les battements de coeur dans mes oreilles, je préparai mon sac. J’y glissais mes pancakes avec une bouteille de muscat de Provence et deux verres. Une fois cette épreuve passée, ce fut le moment d’hésiter sur les vêtements que je voulais porter. J’avais l’habitude de passer mon temps en chemise et n’avais quasiment aucune tenue véritablement décontractée. Je choisi l’ensemble le plus simple que j’avais, à savoir une chemise d’été noire et un pantalon blanc. Nos conversations m’avaient été assez agréable et naturelle pour me dire qu’il serait bien inutile de m’habiller plus que nécessaire. Bien que désormais, à la réflexion, sachant que nous allions nous asseoir dans l’herbe, l’idée n’était sans doute pas la plus optimale, si bien que je terminais la journée en mettant mon pantalon devenu vert dans la machine à lavée de la résidence.
Pour ne pas me retrouver en retard, je trottinais avec mon sac sur les épaules, en regrettant presque la fraîcheur des bords du lac du Bourget pour la chaleur du sud. Mais j’étais néanmoins ravi qu’il fasse un soleil éclatant lorsque je me posai sur un banc du parc avec finalement une dizaine de minute d’avance. J’attendais patiemment en fermant les yeux derrières mes lunettes de soleil et écoutant les conversations des passants et les chiens jouer dans l’herbe à côté de moi. En cette belle après-midi fériée, de nombreux étudiants s’était déjà installés sur l’herbe verte. Je ne savais pas à quoi il ressemblait, sa photo de profil étant à l’époque celle d’Izuku Midoriya, jeune héros aux cheveux verts du manga My Hero Academia. C’est d’ailleurs en lui faisant la réflexion que j’attendais l’arrivée de ce héros que je sus que cette photo de profil n’était pas là pour rien, et que ses cheveux étaient teintés de vert. Et il est vrai que l’image d’Izuku lui allait comme un gant ! Avant d’arriver, il s’excusait déjà de n’avoir rien prévu et qu’il avait du s’arrêté prendre une bouteille de soda dans une des rares boutiques ouvertes et l’ayant mis en retard. Dans les faits, il n’en était rien puisque nous nous rencontrions pour la première fois cinq minutes à peine après l’heure de rendez-vous.
Il était un peu plus petit que moi. Il vous dirait très probablement qu’il l’est beaucoup plus, mais pas de mon point de vue. Et il arborait effectivement de brillants cheveux verts, ainsi qu’un superbe t-shirt à l’effigie de Pingu. Sur son sac à dos, posé par-dessus une veste treilli trônait une peluche de Totoro en porte-clé. En toute honnêteté, c‘était parfait. Un style qui me plaisait tout à fait. Après nous être salués brièvement, nous nous déplacions dans le parc jusqu’à nous poser sous un arbre, à l’ombre d’un soleil implacable qui m’avait fait suer quelques minutes plus tôt. Nous avons discuté un moment de tout et de rien. Je me souviens que nous avons longuement parlé de nos loisirs, qui se rejoignaient sur de nombreux points. Je lui ai également proposé des pancakes qu’il accepta bien qu’il n’avait sûrement pas faim, ainsi qu’un verre du muscat que j’avais emporté, bien que ça n’était sans doute pas un alcool qu’il avait l’air d’apprécier. Je me suis dit qu’il était vraiment gentil. Et mignon je crois ? Je ne pensais encore à rien sinon qu’au fait que nous passions déjà du bon temps et que j’étais heureux de l’avoir rejoint.
Je ne sais plus combien de temps nous avons passé à discuter simplement lui et moi, avant que je lui propose de profiter du reste de l’après-midi pour se promener. Moi qui d’ordinaire avais énormément de mal à m’exprimer et à parler simplement, tout venait assez naturellement. La conversation orale était aussi limpides que les messages que l’on s’envoyait jusque là. Nous voilà donc à arpenter les rues de la ville. Je le guidais où je pensais qu’il pouvait être sympathique de se rendre bien que je ne connaissais que très peu la ville. Je me souviens passer mon temps à m’excuser de ne pas savoir où j’allais, et je m’étais dis en rentrant chez moi que la marche avait dû lui sembler bien longue.
Je n’ai plus de souvenir spécifique et marquant de cette balade avant que je ne l’amène jusque dans le parc du Pavillon de Vendôme, magnifique petit jardin à la française qui, soit dit en passant, était bien plus proche de chez lui que le parc dans lequel nous nous étions donné rendez-vous. Nous nous sommes assis sur un le carré d’herbe le plus éloigné du chemin principal, face au bâtiment. C’est peut-être à ce moment-là que je sentis que quelque chose était positivement différent. Installés dans l’herbe assombrie par les arbres, le roi soleil commençant à décliner selon la course des aiguilles, il sorti de son sac à dos une boîte qui semblait contenir quelque chose de précieux. Je constatais que je ne m’étais pas trompé pour deux sous mais restais subjugué par la magnifique flûte traversière en bois noir qu’il sorti de cet étui. A ce moment-là, je pense que je n’aurais jamais osé la toucher ; et encore maintenant, si je dois le faire, je le fais avec la plus grande délicatesse. Et dans ce parc, à l’ombre d’un soleil déclinant, le temps s’arrêta.
Je regrette profondément ne pas me souvenir de l’ensemble des morceaux qu’il joua et chanta, dont les titres m’échappaient. Il y eut Le grand coureur, l’une des rares dont je me souvienne avec certitude. Je suis quasiment persuadé que je ne connaissais pas cette chanson et pourtant, à l’entendre la chanter, j’avais la sensation de la voir ressurgir d’un souvenir profond. L’interprétation était si puissante qu’elle résonnait en moi de façon étrange mais apaisante. De mon point de vue de simple spectateur n’ayant jamais pratiqué la musique, tout me semblait magnifiquement exécuté, mélangeant avec une aisance que j’admirais profondément flûte et chant. Je n’aurais pour ma part jamais osé interpréter la moindre chanson à l’improviste en extérieur, et je l’admire encore aujourd’hui d’y arriver bien que cela semble si simple à regarder, lui qui irradie de passion lorsqu’il porte sa flûte jusqu’à ses lèvres. Mais peut-être parce que cette chanson ne m’était foncièrement pas familière, j’étais assez concentré sur les paroles, si bien que même en considérant toute la beauté de ce moment, elle ne pouvait être le souvenir de cette fin d’après-midi si je ne devais en garder qu’un seul.
Celle qui me marqua, plus qu’aucune autre avant et après elle pour une raison qui m’échappe était bien plus connue. La plus connue, peut-être même, du répertoire de Georges Brassens, les copains d’abord changea la couleur du soleil. L’éclat était véritablement venu en mon for intérieur lorsque je reconnu les premières notes. En termes de goût musicaux, j’ai rarement connu d’autres personnes ayant un spectre de préférence aussi large. J’apprécie écouter ce que l’on qualifie aujourd’hui de musique classique, traditionnelle, du jazz, du rap ou encore du rock. J’écoute également volontiers de la variété, de la musique électronique, du métal ou de la pop. Je dirais que cela est moins une question de type de musique que d’artistes ou d’interprètes que j’apprécie plus ou moins. Question de goût, selon les émotions que je ressens au moment de l’écoute. Et dans ces multitudes de styles et d’artistes, ils sont évidemment certains à me parler plus que d’autres. Parmi eux, j’aime particulièrement me replonger dans des années que je n’ai pas vécues, à l’époque où la radio diffusait les singles de Jaques Brel, Jean Ferrat, Charles Aznavour ou encore Georges Brassens. Une fausse nostalgie de l’ancien temps en soi, puisque je n’étais pas même né durant cette grande époque. Mais se dégage de leurs chansons un je-ne-sais-quoi de fort, de touchant et de vrai, semblant toucher à la nature même de la vie et de l’humain plus que n’importe quelles autres.
La chanson faisait concurrence au vent qui soufflait doucement sur ce parc de Provence, un jour de printemps comme il y en avait déjà il y a plusieurs décennies. Il est indéniable qu’il chantait merveilleusement bien, et je semblais redécouvrir un classique que je ne connaissais pourtant que trop bien sous un jour nouveau, lumineux et puissant. Assis, presque allongé dans l’herbe fraîche, j’étais transporté sur ce navire insubmersible voguant au son de sa voix. Et qu’elle était belle ! Sous mon masque, encore obligatoire, je ne pouvais m’empêcher de sourire en l’entendant chanter. Cette ode à l’amitié me parlait personnellement dans le sens où malgré mes difficultés, j’ai toujours voulu apporter le bonheur autour de moi et que j’aurais aimer moi aussi un jour monté à bord d’une de ses joyeuses embarcations. Mais en cet instant encore figé dans le temps, je crois que je ne me souciais guère des paroles qui s’enchaînait mélodieusement, trop occupé à me perdre d’admiration à le regarder chanter. J’étais comme interdit devant une œuvre que je n’osais toucher de peur de l’abîmer et je me sentais sincèrement privilégié qu’il me joue pour moi. Et il faut croire que la joie inextinguible que cela me procurait n’était pas purement personnelle puisqu’un passant s’arrêta auprès de nous pour fredonner avec lui les paroles de cette chanson qu’il avait dû entendre mainte fois lui aussi. A la fin de son interprétation, nous l’applaudissions tandis que je me disais que j’aurais voulu que cet instant dur toujours. Si par le passé, j’écoutais cette chanson insouciamment pour la simple raison que j’appréciais entendre la voix de Brassens rouler les « r » comme personne, aujourd’hui elle s’est inscrite en mon cœur bien plus profondément. Elle qui venait de clôturer le jour où je suis très probablement tombé amoureux.
La soirée et le froid commençant à se faire sentir, nous nous sommes relevés et nous nous sommes quittés sur le parvis du parc en nous promettant de nous revoir bientôt. L’heure du couvre-feu alors en vigueur m’avait obligé à réitérer ma course du début d’après-midi afin de ne pas arriver en retard, sans quoi j’aurais souhaité rester avec lui, ne serait-ce qu’encore un tout petit peu. Mais je fus heureux tout le long de la soirée durant laquelle nous avons continué à discuter, jusqu’à minuit si je me souviens bien. J’appris que lui et son colocataire pratiquait de l’escrime médiévale régulièrement, dans le même parc ou j’effectuais mes exercices de sport le week-end. Nous nous y retrouvions une semaine plus tard, avant de me rendre chez lui pour passer une après-midi ensemble, et continua ce qui devait continuer.
Ainsi naquit ma première capsule, comme le premier bourgeon du printemps de notre amour.
Bref, bravo pour ce texte et merci de l'avoir partagé.