Et bien, ça m’a l’air bien parti tout ça ! se dit Antoine en regardant Rolph qui dansait, très proche d’Eléonore. Eléonore croisa son regard et lui fit un petit signe de la main. Il lui sourit. Iels changèrent d’axe sur la piste et Rolph lui fit face à son tour. Voyant le sourire d’Antoine qui ne l’avait pas quitté, il lui fit un clin d’œil évocateur. Je vais bientôt avoir un pote beaucoup moins dispo... C’est étrange, parce qu’il me saoule les trois quarts du temps et à l’idée de me retrouver tout seul en soirée, ça me déprime brusquement.
Il faut dire que pour une fois, Rolph n’avait pas trop bu et avait été charmant jusqu’ici. Il ne racontait pas n’importe quoi et il s’était même plutôt mis en valeur comme Antoine avait pu l’entendre d’une oreille alors qu’il matait discrètement les mecs de l’assistance. Le DJ était pas mal, mais ses mimiques quand il était aux platines étaient trop ridicules. Il y en avait un au bar, qui était plutôt mignon. Blond, le crâne rasé, avec un petit côté bad boy. Quand il se mettait sur la pointe des pieds pour attraper une bouteille sur l’étagère du haut, son sweat se soulevait et apparaissait alors un triangle de chair qui mettait les sens en éveil. Antoine était déjà allé s’accouder à deux reprises au bar pour tenter d’engager la conversation, mais l’objet de son affection était bien trop occupé pour lui accorder une minute.
Il soupira. Est-ce que je suis le seul gay de la soirée ? Ça m’étonnerait… Statistiquement, c’est impossible. Où sont les autres ? Est-ce que je vais devoir cacher ma sexualité pendant trois ans ? s’interrogeait-il. Au lycée, il n’avait connu que de rares et brèves étreintes dans des endroits un peu minables : les recoins sombres du gymnase, l’arrière-cour de la cantine… En prépa, c’était comme s’il était en hibernation. Aucun mec ne lui plaisait dans sa classe et il avait tellement de taf, qu’il s’était contenté de voir épisodiquement un mec rencontré sur une appli, un étudiant en arts qui se faisait appeler Bernie. Mais maintenant, il allait avoir beaucoup de temps ! Il aurait bien aimé lui aussi, vivre une histoire d’amour comme celles que dévorait sa mère dans ses bouquins à l’eau de rose.
Il fut tiré de ses rêveries par Amanda qui s’approchait. Elle se posa comme lui, contre le mur et lui glissa : « Je parierai que tu penses la même chose que moi. »
Antoine la regarda, intrigué :
- « Ah ouais ? Ça m’étonnerait vraiment, tu vois. »
Amanda insista :
- « Mais si. Mon radar me dit que comme moi, ce genre de soirée c’est pas vraiment ce que tu préfères…
- Tu crois que c’est quoi mon style ? Les soirées cuir ? » dit-il, d'un ton amusé.
- « Peut-être… En tout cas avec moins d’hétéros ? » Sa dernière phrase avait une pointe d’hésitation.
Antoine la regarda droit dans les yeux. Il y eut un silence durant lequel Amanda eut l’horrible impression qu’elle avait fait une bévue, puis Antoine lui dit : « Comment t’as deviné que j’étais gay ? » Amanda se redressa, prit une pose étrange, mi cow-boy, mi clown et lâcha une voix grave :
- « Ça se voit que tu es de la maison… »
Antoine éclata de rire :
- « Sérieusement ? T’es la première à me dire ça. En général, on me prend plutôt pour le puceau de service, incapable de séduire une fille. »
Amanda reprit appui contre le mur et lui dit :
- « Mais non connard, c’est parce que je te vois mater des mecs depuis le début de la soirée. Et la meuf de ton pote là, qu’est un avion de chasse, tu la calcules même pas. C’est évident.
- Remarquable sens de l’observation. J’avais l’impression que la plupart des gens ici se contentaient de mater le niveau de leur verre, je vois que je me trompe. Et toi tu es lesbienne donc ? »
Elle reprit sa pose ridicule : « Amanda, au rapport.
- Mais arrêtes ça !? T’es censée imiter qui là ? Moi c’est Antoine ». Il lui tendit la main, qu’elle serra. Il ajouta : « tu fais partie de la brigade de répression des homos, en charge de les traquer dans les soirées hétéros pour leur rappeler qu’ils n’ont aucune chance de pécho ?? » Elle éclata de rire :
- « Yes ! Quelle tirade ! J’ai enfin trouvé quelqu’un avec un sens de l’humour au milieu de cette foule d'étudiants déchaînés ! » Il fit un sourire un peu triste :
- « Je les envie un peu, tu sais. Moi aussi j’aimerais bien me sentir libre comme ça, draguer qui j’ai envie, quand j’en ai envie, sans me soucier de représailles… » Il soupira, haussa les épaules et proposa d’un ton ironique : « et bien, on va pouvoir écumer ensemble les boites gays de toute la ville alors ! »
Amanda prit un air dépité :
- « Tu sais quoi il n’y en a même pas… J’ai regardé sur le net, il y a vaguement deux bars gays qui m’ont pas l’air délirants…
- Je sais pas pourquoi ça m’étonne même pas. Par contre, je plaisantais. J’ai aucune envie de m’afficher.
- Pourquoi, t’as honte ?
- Non, mais bon, c’est plus facile pour vous que pour nous. »
Elle n’eut pas l’air convaincue par cette explication et lui demanda :
- « Vas y, explique… »
Antoine se redressa et se mit face à elle :
- « Deux meufs ensemble, c’est plus facilement accepté, on trouve ça moins dégueu, voire excitant », assura-t-il. Amanda fronça les sourcils :
- « Tu crois vraiment que les lesbiennes sont moins discriminées que les homos ?
- Oui, je pense. »
Elle soupira, puis lui dit :
- « Alors là mon gars tu te goures complétement… Les insultes gratuites dans la rue, les agressions le soir quand on rentre de soirée parce qu’on tient la main d’une autre fille, les refus de location d’appart, les remarques débiles et déplacées de gens qui veulent savoir qui fait l’homme et qui fait la femme… C’est exactement pareil ! »
Antoine se tut. Il se rendit compte qu’il n’avait aucune idée de ce que pouvait bien vivre une lesbienne et qu’il ne faisait que répéter ce qu’il avait déjà entendu. En fait, sans le vouloir, il véhiculait des préjugés sur un groupe de personnes qu’il ne connaissait pas. Il s'aperçut brusquement qu’Amanda était partie et la chercha des yeux. Elle était au bar. Il la rejoignit et lui toucha l’épaule pour la faire se retourner. Elle le fusilla du regard : « Quoi ?
- Excuse-moi, Amanda. Tu viens de me faire prendre conscience que j’étais aussi con que les autres ».
Il ressentit une bouffée d’affection envers cette fille, comme si elle était une bouée de sauvetage dans cet univers où il naviguait en eaux troubles. Elle était comme lui, mais elle l’assumait complétement, et rien que pour ça, il l’admirait. Il s’assit sur le tabouret à côté d’elle et continua : « je dois être un peu jaloux de toi. Tu as un charisme de fou, tu ne passes pas inaperçue… Tu dégages un truc, je sais pas…. Les gens ont envie de te suivre. Comment tu fais ?
- Eh…Attention mec, si je te connaissais pas, je dirais que tu es en train de tomber amoureux ! » ironisa-t-elle. Elle rit, lui aussi. Elle enchaîna, avec un air de fausse modestie : « Ouais je sais… mais j’ai pas de recette miracle. Je suis née comme ça tu vois ? Déjà, en primaire, c’était moi qui décidais à quoi on allait jouer dans la cour de récré. Et crois moi, on ne s’ennuyait pas. J’avais inventé un jeu qui consistait à deviner de quelle couleur était la petite culotte de chacune de mes camarades… J’étais très douée à ce petit jeu là ! »
Antoine rit à nouveau. Amanda était vraiment drôle. Ses grands yeux verts brillaient en permanence, comme pour symboliser son esprit malicieux. Il ne la trouvait pas vraiment belle, mais il n’était pas bon juge en la matière. Il lui dit, étonné : « Toi aussi, tu savais que tu étais gay dés le primaire ?
- Plutôt deux fois qu’une ! Je l’ai toujours su. Et je l’ai toujours dit. Quand les autres fantasmaient sur Matt Pokora, moi j’étais en kiff total sur Lorie… Ma mère a un peu flippé au début…Surtout à cause des autres en fait ! Une voisine lui avait dit que c’était de sa faute, parce que j’avais pas de père et que je n’avais pas eu de « référent masculin » ! »
Antoine laissa échapper un hoquet de surprise. Amanda continua : « non mais sérieux, on croit rêver quand on entends ça… Et tu sais qu’il y a plein de gens qui le pensent ! Attends, on t’a jamais dit que si t’étais PD c’est parce que t’avais eu une relation trop fusionnelle avec ta mère et qu’elle t’avait laissé jouer à la poupée ?
- Non… Mais je suis super proche de ma mère et de ma sœur, c’est vrai ! On passait des heures à jouer à la Barbie. » Il prit un air horrifié : « ah mais tout s’explique maintenant !! Je vais intenter un procès à Mattel. Et à ma mère. »
Amanda éclata de rire :
- « Alors moi j’ai toujours détesté ces poupées. Toutes pareilles, avec leurs nichons parfaits et leurs sourires à la con… Je jouais à Action Man tu vois. J’en avais même piqué un au fils de ma voisine pour me venger ! » Antoine frappa d’un coup sec sur le bar et prit un ton grandiloquent, tel un homme politique en campagne :
- « Je propose de militer pour interdire la vente de poupées sexuées aux enfants. Retour aux vieilles poupées de chiffons informes. En plus, c’est fabriqué par des gamin·es qui crèvent de faim dans des usines à l’autre bout du monde. Non seulement on éradiquerait les dangereuses perversions qui forgent les détraqué·es dans notre genre, mais en plus, on lutterait contre la misère ! » Amanda applaudit. Ils burent une gorgée de leurs bières.
- « Tiens, voilà justement Barbie et Ken qui arrivent… dit Amanda d'un ton moqueur. Elle avait vu derrière son acolyte Eléonore et Rolph qui s’approchaient. Ils se plantèrent devant eux et Rolph sortit une banalité affligeante :
- « Ça donne chaud, de danser ! Il me faut une bière ! Et toi ? demanda-t-il à Eléonore.
- Une vodka red bull s’il te plait ».
Elle s’adressa à Antoine pendant que Rolph cherchait à attirer l’attention du serveur :
- « Et vous, vous discutez de quoi ? Vous avez l’air de bien vous amuser. »
Antoine jeta un regard désespéré à Amanda. Elle comprit instantanément qu’il ne souhaitait pas rendre publique son orientation sexuelle. Elle répondit donc :
- « Je crois qu’il n’y avait plus qu’Antoine qui n’avait pas été informé que je suis attirée par les filles… Vu comment les gens me jettent tous des petits regards, je pense que la langue acérée d’Ashley a bien fait circuler la breaking news… » Antoine lui sourit, visiblement soulagé. Elle décida de ne pas le laisser s’en sortir aussi facilement et ajouta : « A vrai dire, je crois qu’il est dépité parce que je lui plaisait vraiment et il a comprit qu’il n’avait aucune chance… » Il lui fit les gros yeux, mi- amusé, mi- affligé. N’en fais pas trop, pensa-t-il. Eléonore mit un bras autour du cou d’Antoine, dans un geste qui se voulait affectueux et consolateur. Elle dit :
- « Y’a plein d’autres meufs, tu sais… L’année ne fait que commencer ! » Elle avait les yeux qui pétillaient.
Rolph revint avec leurs consommations. Il donna la sienne à sa partenaire de danse, et avala d’une rasade la moitié de sa bière. Il avisa tout à coup Baptiste et se dirigea vers lui pour lui poser une question au sujet du déroulement de la soirée. Eléonore, abandonnée par son cavalier, sirotait sa vodka en souriant, dodelinant de la tête par moments au son de la musique. Elle regardait alternativement Antoine et Amanda, qui eux la regardaient en silence. Iels avaient interrompu leur conversation et ne savaient plus quoi dire.
Amanda sortit son téléphone et prit une photo d’Antoine. Il protesta : « Tu fais quoi là ? » Elle répondit, sans se démonter :
- « Je trouve la tête que tu fais très intéressante. Et j’ai envie de me souvenir de ce moment.
- Ah ouais… Je dois avoir une sale gueule là dessus, sérieux…
- Détrompe toi, c’est plutôt réussi. » Elle ne lui montra pas la photo pour autant. Il haussa les épaules. Eléonore intervint :
- « Tu t’es inscrite au club photo je crois, avec Daphnée ? » Celle-ci lui avait dit qu’elle se rappelait l’avoir aperçue au stand de l’association le jour des inscriptions.
- « Ouep. J’adore la photo, c’est ma passion. C’est pour ça que j’essaie de voyager un max, pour découvrir toujours de nouveaux sujets. J’ai déjà fait une petite expo à Bruxelles. » Eléonore était visiblement impressionnée : « Ah bon, où ça ?
- C’était dans un squat communautaire d’artistes. J’y ai pas mal traîné. C’est vraiment un endroit sympa. Je pourrais vous emmener un jour, Bruxelles c’est pas loin. Il y a plein d’artistes géniaux qui exposent là bas. Certains sont repérés par des galeristes et après ça commencent une carrière. »
Antoine s’enthousiasma instantanément : « C’est une super idée, j’adorerais ! En plus, si on part à plusieurs en voiture, ça reviendrait carrément pas cher ! Il faudrait que je demande à Rolph s’il voudrait bien nous emmener avec sa caisse. » Eléonore sourit. Si ça ne coûtait pas cher, ça lui convenait parfaitement, et passer un week-end en compagnie d’Antoine, même s’il fallait se coltiner Rolph et Amanda, ça pourrait être carrément sympa. Elle demanda :
- « Est-ce-que Daphnée pourrait venir ? C’est ma pote et je me vois pas partir en virée sans elle… »
Amanda lui fit un grand sourire :
- « Ah mais quelle bonne idée ! »
Eléonore répondit :
- « Je vais demander à Rolph tout de suite ! » Elle partit le rejoindre d’un pas alerte.
Amanda la regarda s’éloigner, puis dit à Antoine, d’un ton de conspiratrice : « Barbie te kiffe mon gars ! »
Il répondit, surpris :
- « Pas du tout, elle ne lâche pas Rolph depuis le début de la soirée ! Tu délires complétement ! »
Elle le dévisagea d’un air désabusé :
- « Mec, tu viens pas d’avouer il y a dix minutes que tu connaissais rien aux meufs ? Ecoute une experte : cette fille est à fond sur toi. » Il marqua un temps de silence, contemplant une tâche d’eau sur la surface du bar, puis avoua :
- « Et merde ! Ça me fait chier pour Rolph si t’as raison. Pour une fois qu’il avait vraiment l’air de s’amuser sans être ivre mort…
- Si tu veux mon avis, ce mec cache un truc. Je l’ai déjà observé en soirée et c’est pas normal de boire autant si t’as pas un problème. Tu devrais essayer de deviner ce qui va pas chez lui. Tu pourrais peut-être l’aider ? »
Antoine ne répondit rien. Il pivota sur son tabouret et regarda Rolph qui était penché sur Eléonore pour entendre ce qu’elle lui disait, car iels se tenaient à proximité de la sono. Il repensa à leur conversation dans le bungalow juste avant la soirée. Il se retourna vers Amanda : « Ok, j’accepte la mission. Je m’engage à découvrir ce que cache Rolph et à lui prêter assistance si besoin. Ça sera ma BA de l’année. »
Sinon, j'aime toujours autant ! Juste une petite remarque : à la fin il y a quelques dialogues où, devant les tirets, il y a des gros points. Je pense que c'est une erreur donc je préfère signaler au cas où ^^