Des espions manquait plus que ça ! Dans quelle légende s’était-il encore embarqué ? Merlin frissonna. Il avait beau être au calme dans sa chambre, il ne parvenait pas à se concentrer sur sa lecture. Il referma brutalement le volume, qu’il fit glisser sous son lit. Il ne cessait de s’interroger : Morgane avait-elle le pouvoir d’envoyer des sbires à plumes jusque dans le monde sans magie ? S’il avait dû se méfier de quelqu’un, il aurait misé sur le jardinier, pas sur un corbeau. Décidément, il devait cesser d’être aussi naïf. Il aurait peut-être dû s’intéresser davantage aux parties de Cluédo !
Ce que lui avait confié Sapristi sur le trajet de retour tournait en boucle dans sa tête, à la manière d’une chanson entêtante dont on ne parvient pas à se débarrasser. « Ne te fie jamais aux apparences ! Le pouvoir de l’usurpatrice est grand. Elle a juré notre perte à tous et si elle apprend que tu existes... ». Nul besoin de préciser la suite. La porte qui s’ouvrit le fit sursauter. Le visage souriant de Lilwenn apparut dans l’encadrement. Elle couvait à sa façon le petit depuis son arrivée au manoir, le couvrant d’attentions beurrées et sucrées très caloriques. L’arrivée de la famille Petitbond dans ce domaine lugubre était pour elle une bénédiction. Elle s’était sentie parfois bien seule entre un jardinier quasi mutique et une ancêtre aussi rêche qu’une serviette sans adoucissant.
« Et voilà, un peu de glace pour notre petit monsieur ! s’écria-t-elle en posant un torchon glacé sur son poignet meurtri.
- S’il vous plait, ne dites rien à mes parents. Ils en feraient encore toute une histoire », la supplia-t-il du mieux qu’il put avec une voix un peu chevrotante et un regard qu’il essaya de rendre le plus attendrissant possible. Il manquait un peu d’entraînement, en général il suscitait la compassion malgré lui, à cause des moqueries et vexations que lui infligeaient certains « camarades ».
Elle s’assit sur le bord du lit qui grinça et se mit à l’observer avec attention, un peu comme un médecin appelé au chevet d’un patient.
« Tu es un peu rouge. Tu n’aurais pas de la fièvre ? » finit-elle par constater.
C’est là qu’elle lui toucha le front et qu’une chose étrange se produisit. L’esprit de Merlin quitta la petite chambre pour se retrouver près du cercle de pierre. Il aperçut Awena, l’air hagard et tenant à peine sur ses jambes. La cuisinière lui faisait face. Elle la regardait avec gravité, avant de prononcer une phrase bizarre : « Vous êtes dans le lagenn ce matin ? ». L’ancêtre hochait la tête visiblement perdue. Le garçon ne l’avait jamais sentie si vulnérable. Elle, qui d’habitude ressemblait à une place forte imprenable, chancelait presque. Lilwenn fouillait alors dans un grand cabas et brandissait triomphalement une petite pastille ronde. Puis, la vision se dissipa comme une brume matinale et il distingua à nouveau les murs de la pièce.
Que venait-il encore de lui arriver ? Qu’avait-il vu au juste ? L’avenir ? Dans ce cas, tout cela signifiait-il qu’Awena était en danger et que Lilwenn cherchait à l’empoisonner ? La bretonne joviale était-elle l’espionne ?
« Ton front est glacé et maintenant, t’es blanc comme un linge ! » déclara la cuisinière perplexe.
Il recula comme s’il avait vu une mygale se glisser sous les draps.
« Tout va bien, ne vous inquiétez pas ! »
Il n’avait qu’une hâte qu’elle quitte sa chambre, ce qu’elle fit après quelques recommandations de rigueur et un regard bienveillant. Merlin voulait comprendre, cependant le propre du surnaturel n’était-il pas d’échapper à la logique ? La vision avait été déclenchée par le contact de la main de Lilwenn sur son front, il en était certain. Auparavant, aucun contact n’avait eu un tel effet sur lui. Et puis, il repensa au cristal divinatoire. Quand la bulle avait éclaté, il avait cru voir d’infimes particules argentées tourbillonner au cœur des rudes bourrasques de vent. Sur le coup, il n’y avait guère prêté attention. Des poussières de cristal se trouvaient-elles sur son front au moment où la cuisinière l’avait touché ? Toutes ces hypothèses impossibles à vérifier l’épuisaient. Trop d’émotions pour un petit garçon de même pas dix ans ! Il décida de fermer les yeux quelques minutes. Il dut s’assoupir plus longtemps que prévu, car quand il les ouvrit à nouveau, la pièce était plongée dans une demi-obscurité.
Il n’avait pas encore retrouvé toute sa conscience, lorsqu’il se mit à éprouver un étrange sentiment, qui devint bientôt une certitude : il n’était pas seul. Son cœur se mit à frapper très fort dans sa poitrine, comme un voyageur égaré par une nuit glaciale qui heurte avec violence l’huis d’une auberge. C’était peut-être encore le jardinier qui venait lui délivrer un message ? Il n’y croyait guère.
Il balaya lentement la chambre du regard et finit par distinguer l’intrus dos à la fenêtre. Son pouls s’accéléra encore. Il aurait tellement aimé se tromper ! L’inconnu demeurait immobile. C’est alors qu’il remarqua qu’il était étrangement vêtu. Il portait une longue tunique avec des manches amples et sur sa tête se trouvait un chapeau d’où dépassaient de longs cheveux. Il ne distinguait pas ses mains. De toute évidence, il ne s’agissait pas d’un korrigan, vu sa taille. Soudain, le visiteur se retourna et fit quelques pas pour s’approcher du lit.
Merlin se redressa plissant ses yeux pour mieux percer le secret de l’identité de l’étranger. C’était un peu comme s’il ajustait une paire de jumelle pour distinguer les détails d’une voile au loin. Soudain, le garçon mit ses deux mains sur sa bouche pour retenir un cri. Devant lui se trouvait un vieillard, mais pas n’importe lequel. Certes, il ne distinguait pas bien ses traits à cause de la faible luminosité, mais la longue barbe grise et le couvre chef pointu l’éclairèrent aussitôt dans son esprit. Pour se convaincre, qu’il ne s’agissait pas d’une vision ou qu’il n’était pas en plein rêve, il s’enhardit à toucher du bout des doigts la manche de son habit. Sa main glissa sur le tissu soyeux. Il la retira aussitôt, honteux de tant de familiarité avec un personnage si prestigieux.
« Vous ? » lâcha-t-il médusé.
Pour l’instant un seul mot était parvenu à franchir la frontière de ses lèvres. Cette apparition déclenchait une véritable tempête sous son crâne et une averse de questions. D’où l’Enchanteur avait-il jailli ? Etait-il le seul à le voir ? Et surtout que lui voulait-il ? Il était, parait-il son héritier, mais qu’est-ce que cela signifiait vraiment ? Il allait enfin oser l’interroger, quand le magicien se dirigea à pas lents vers l’interrupteur. Il ne redoutait pas de faire officiellement les présentations en pleine lumière. Bizarre, commença à penser le petit Merlin. « Enchanteur » et « interrupteur » ne rimaient pas bien ensemble. Il y avait là comme quelque chose d’anachronique et d’ « anti-magique » qui gênait notre jeune héros. Mais, ce qui chiffonnait encore davantage le garçon, c’était que l’homme présent dans cette pièce ne ressemblait pas du tout à celui qu’il avait vu dans le récit d’Awena. Et ça commençait à lui poser un sérieux problème. Un peu comme le jour où très petit, il s’était ému du fait que le père Noël avait un physique très changeant et qu’il avait fallu lui dévoiler la vérité.
Alors très rapidement, le petit Merlin passa de l’excitation à la suspicion. Et si l’inconnu était un espion à la solde de Morgane ? Décidément, ce manoir devenait « the place to be » pour les agents du monde magique. Sa naïveté lui avait joué assez de mauvais tours, il était temps de mûrir. Son invité se retourna. Son visage se trouvait à présent bien éclairé. Il avait les traits d’un vieillard, mais ses yeux le trahissaient. Ce n’étaient pas ceux que le garçon avaient aperçus dans sa vision. Ils l’avaient tellement troublés par leur profondeur, qu’il n’était pas prêt de les oublier.
« Toi ? » s’écria l’enfant surpris, quand il eut compris de qui il s’agissait.
On lit avec plaisir ce chapitre. L'histoire des espions relance l'intrigue. On se demande si la réconfortante et drôle Lilwen n'est pas suspecte. J'ai vraiment cru que Merlin voyait l'enchanteur dans la nuit. D'ailleurs, peut-être pourrais-tu couper le chapitre à ce moment-là si tu le trouves trop long ? Tu décris bien les réflexions de Merlin, son angoisse quand il comprend qu'il n'est pas seul dans la chambre. Le moment de complicité avec son père est joli. La fin est trépidante, on a envie de tourner la page pour savoir qui est Morgane. Je ne m'attendais pas un coup de fil de ce personnage.
A très bientôt ;)
Merci beaucoup pour tes impressions, c'est toujours éclairant et bienveillant. Pour le découpage, j'ai écouté tes sages conseils. A bientôt.
Un chapitre plus long comme tu l'indiques en préambule. Trop long ? En fait ce n'est pas tant la longueur qui compte que les évènements qui s'y déroulent. Or ici, il me semble que tu pourrais le couper en deux, après le "toi ?", puisqu'ensuite le propos change et que d’autres personnages entrent en scène.
J’ai personnellement ce défaut de faire des chapitres trop longs dans lesquels les scènes se démultiplient. Avec le recul, il me semble que c’est moins efficace et que l’on risque de passer à côté d’un élément essentiel.
Sinon c’est toujours très bien écrit, les mots donnent vie à des images, je n’ai aucune difficulté à me représenter les scènes et je m’interroge beaucoup, ce qui est très positif.
Juste deux micros suggestions :
- dans son esprit : il me semble que ce n’est pas nécessaire, on comprend.
- Elle couvait à sa façon le petit depuis son arrivée au manoir, le couvrant : même s’il ne s’agit pas des mêmes verbes, mon oreille entend une répétition… Satanés oreilles !
A très bientôt.
Merci beaucoup pour ta lecture attentive et régulière des aventures de Merlin. Tes conseils sont toujours judicieux. Je vais tenir compte de tes suggestions pour améliorer le texte. J'ai découpé finalement le chapitre, et c'est vrai que c'était ma première intuition, puis je m'étais ravisée. A bientôt.