Les fouineurs de l'arsenal

Par Erioux

En plus de la noirceur et de la blessure à la cheville de Gwion, la paranoïa des enfants ralentissait leur périple vers la ville. Au moindre bruit suspect, ils s’élançaient dans un buisson pour fuir un terrible hérisson ou glissaient le long du caniveau pour échapper à un dangereux crapaud. Après quatre heures à marcher à ce rythme, ils durent se résoudre à faire une pause. 

  • Tu crois qu’il nous reste beaucoup de chemin à parcourir? Ma cheville me fait vraiment mal, j’ai les pieds en feu et les doigts glacés.
  • Je te rappelle qu’il n’y a pas longtemps je vivais dans un phare… je n’avais pas imaginé que le monde était si grand. Je suis gelée moi aussi, mais on n’a rien pour se réchauffer. Nous devons continuer Gwion… tu accepterais que je te porte?
  • Mais non, je ne vais pas me faire porter par une fille. Je peux poursuivre seul, assura l’orgueilleux.
  • C’est comme tu veux, sourit amicalement Anna

Après une centaine de mètres à trottiner comme un fakir marchant sur des charbons ardents, Gwion, grognon, accepta son offre. Il se cramponna aux épaules d’Anna, reposa sa tête sur la nuque de son amie et s’y endormit, épuisé.

*

  • Gwion, réveille-toi, regarde : ce sont les portes de la ville, enfin.

Anna à la vigueur inépuisable avait arpenté les derniers kilomètres. La route descendait devant eux jusqu’à une double entrée, sans portail, faiblement éclairée. Entre les deux passages, sous une lanterne, un veilleur de nuit en uniforme, écrasé sur son banc, contrôlait les allées-venues nocturnes. Lorsqu’il aperçut les enfants, il se leva abrupt et claqua le talon de son bâton.

  • En voilà deux drôles d’oiseaux, qu’est-ce que vous faites dehors à cette heure? questionna l’homme, aussi large que haut, battant du bras pour éloigner quelques moustiques lui tournant autour.
  • Nous migrons en ville pour trouver du travail, monsieur, mentit Gwion. Mon ami et moi avons froid et faim. Nous avons parcouru près de vingt-cinq kilomètres et nous ne tenons plus sur nos pieds.
  • Vous êtes de quel village? Aïe ! Sa grande main écrasa l’insecte qui venait de le piquer.
  • Nous sommes de Plou…
  • Monsieur Gourmelon, je croyais que vous ne passeriez pas les portes cette nuit, interrompit le garde en apercevant un paysan au nez rouge, menant un charriot rempli de tonneau.
  • Mon cher monsieur Desgonds, vous savez bien que je passe tous les samedis répondit le marchand qui avait fait avancer ses chevaux et leur cargaison en ne se souciant pas des enfants.
  • Comment va la famille? Et la belle Colette?
  • Tout le monde va très bien, figurez-vous que ma plus vielle s’est fiancée avec Colin Lebarre.
  • Non, Colin Lebarre? le fils de Ronan…
  • Euh désolé, est-ce que nous pouvons entrer? demanda Anna agacée.
  • Pardon? En voilà des manières jeune homme. Malheureusement la ville est fermée de minuit à sept heures aux étrangers… C’est vous qui empestez le vomi comme ça? Dégagez donc la voie à ce bon monsieur Gourmelon et asseyez-vous là-bas, dans le gazon, en attendant le matin.
  • Mais…vous êtes sérieux? répliqua Gwion en regardant passer devant lui le trafiquant d’alcool.
  • Certain que je suis sérieux ! Ça va vous apprendre la patience à tous les deux. Allez, dégagez. Il renvoya les enfants à grands gestes chasse-mouches.

*

Monsieur Desgonds avait éteint la lanterne depuis un moment, de plus en plus de gens circulaient entre les portes de la ville, interceptés aléatoirement par le gardien. Ding, ding, ding, les clochers du bourg retentissants avertirent les enfants frigorifiés qu’ils pouvaient passer. Anna et Gwion rejoignirent la filée derrière un fourgon noirci.

  • Vous, déjà? Le garde sortit sa montre à gousset pour vérifier l’heure. Je suis navré, mais il n’est pas encore sept heures.
  • Pardon? Bouillait Anna. Nous venons d’entendre sonner l’angélus ! Vous vous moquez de nous?
  • C’est impossible, ils doivent-être en avance. Ma montre m’indique bien qu’il vous reste dix minutes à patienter.
  • Bonjour monsieur Desgonds, toujours à votre poste? lança une dame en passant devant eux.
  • Ah, bon matin madame Duclôt, toujours au poste, et vous, encore aussi rayonnante… Bon, où en étions-nous… ah oui, vous devez retourner à l’arrière du rang.
  • Quel rang? Les gens circulent devant nous sans attendre !   
  • J’espère que cette vielle sentinelle ne vous cause pas trop de misères les enfants? S’interposa un voyageur à l’air sympathique. Comment se déroule votre retraite, monsieur Desgonds?
  • On s’occupe, on s’occupe, répondit le vieux, agacé.
  • La veille de nuit est abolie et les passages ne sont plus contrôlés depuis au moins dix ans, annonça l’homme en se retournant vers les gamins. Desgonds est juste un vieillard nostalgique qui dérange la circulation. Bon sang, monsieur, laissez passer ces mioches.  
  • Quoi? Vous nous avez fait attendre deux heures inutilement ! fulmina Anna en contournant le retraité qui ne tenta rien pour l’arrêter. Vient Gwion, on a assez perdu de temps ici. Il se prend pour qui lui? Le gardien des portes du paradis? Ou celles des enfers ou pour…
  • Regarde Anna ! Sur ce coffre, ce sont bien les armoiries que nous cherchons? remarqua Gwion.

Le grand M du blason était frappé dans le fer d’une caisse, ceinturée derrière le fourgon crasseux qui s’était immobilisé. Le charretier gesticulait, injuriant un cocher qui lui avait coupé la route en dirigeant sa berline vers le portail étroit.

  • Diantre, vous vous fichez de moi? Poussez-vous du chemin cordieu. Ça transporte un bourgeois et ça se croit roi de la voie.
  • C’est vous, monsieur, qui en prenez beaucoup trop large avec votre fardier. Lorsque l’on ne maitrise pas son attelage, on s’abstient de le sortir, monsieur.

Les enfants profitèrent de la confusion pour inspecter le fourgon. Debout sur un essieu, Gwion souleva la toile grise qui protégeait la cargaison.

  • C’est vide, mais il devait être chargé de charbons. Remarqua-t-il en sautant de la roue.
  • Suivons-le, il va peut-être nous mener au propriétaire des armoiries.

Le nœud de jambe de cheval finit par se dénouer et les convois purent reprendre leur route. Comme proposé par Anna, ils suivirent à bonne distance le fourgon noir qui emprunta une large rue cadrée de hauts logements ouvriers à gauche et de bâtiments militaires à droite. Les jeunes aventuriers découvraient pour la première fois l’agitation de la ville : hommes d’affaires élégants, marins et travailleurs pressés se déversaient entre les dizaines de charriots qui manœuvraient pour les éviter. Le claquement de fers des chevaux et les cris se mêlaient au battage de l’acier des grandes forges, dans une sorte de salade de bruits cacophonique. Le fourgon traversa un vaste chantier naval; des murets dépassaient les mâts et les grues servant à ériger d’imposants cuirassés à vapeur. Il devenait de plus en plus difficile de suivre le fardier sans être repéré. Les hommes usés par le labeur qu’ils croisaient dévisageaient les enfants. Ils ne circulaient de toute évidence plus à leur place. La route débouchait sur un terrain brut et rocailleux cernant une falaise qui bordait un canal relié à la mer. Plusieurs vraquiers étaient amarrés à ce port militaire qui s’étirait dans les terres.

  • Il semble se diriger vers ces quais. Tu vois tout en bas le tas de charbon? Pointa Anna.
  • Le truc gris? demanda Gwion.
  • Non, plus loin, dans le coude de la rivière, tu ne le vois pas? interrogea Anna, découvrant la myopie de son ami.
  • Ah, oui… je crois le voir, hésita-t-il en plissant des yeux.
  • On ne pourra jamais descendre là sans être intercepté par un gardien ou un employé, dit Anna
  • Ça vaut tout de même la peine d’essayer, au pire ils nous chopent et on joue les enfants égarés qui pleurent, en cherchant leur papa qu’ils n’ont pas vu depuis trois jours, proposa Gwion en simulant des sanglots plutôt crédibles.
  • Ha, ha, arrête, ça va, j’ai compris, je ne suis pas aussi bonne actrice que toi.
  • Souviens-toi de ton vol de sardines Anna. Nous devons donner l’impression à tout le monde que nous savons où nous allons et personne ne remarquera notre présence.

*

Gwion avait rempli un vieux sac de toile, de pierres et de paille. Anna s’était trouvé un panier défoncé qui trainait dans un tas de gravats. Le garçon contrôla le déguisement masculin de son amie, lui replaçant une mèche derrière l’oreille, lui crottant les joues de terre.

  • Comme ça, c’est parfait et crois-moi, avec l’odeur que tu dégages, personnes ne va s’approcher pour t’inspecter.

Les faux travailleurs traversèrent l’arsenal d’un pas franc, passant sous le radar de deux patrouilleurs, fusil en bandoulière, discutant de la ration ignoble qu’ils avaient reçu pour déjeuner. Le panier sur l’épaule, Anna dissimulait son visage derrière sa charge et Gwion repositionnait son sac à chaque ouvrier rencontré. Ils longèrent une large réserve de bois destiné à la construction de navires et atteignirent la rampe qui descendait vers le quai.  

Une frégate blindée, amarrée tout près, crachant un épais nuage blanc, le hurlement profond des cornes retentissant au croisement des bateaux et le grincement des échafauds monumentaux soulevant des fardeaux si grands qu’ils masquaient le soleil, donnaient à ce quartier de la ville un caractère plus menaçant. Les quelques matelots concentrés sur leur tâche ne remarquèrent pas les intrus qui purent s’infiltrer jusqu’au dépôt de charbon. Le fourgon se trouvait bien là, toile déployée. Des hommes s’affairaient à le ravitailler, supervisé par le charretier.

  • Un plein charriot qu’ils m’ont commandé. Ils brulent leur charbon aussi vite qu’ils descendent leurs bouteilles de vin, plaisanta-t-il.

Les trimmeurs, noir de houilles, restaient muets en alignant les pelletés de charbouille.

  • Hihihi, j’imagine qu’ils gardent leur mess bien au chaud pour y inviter les demoiselles du port, renchérit-il
  • Monsieur Hénaff, vous semblez soucieux du bien être de vos officiers? S’ingéra un soldat en uniforme.
  • Quartier maitre, je ne vous avais pas vu venir… je divertissais un peu ces braves…vous… vous portez bien?
  • Je crois que le mess du Finistère a besoin d’amour comme vous nous l’avez si bien fait remarquer, je vous mets de corvée, après votre livraison, pour une semaine et…mais? Qui sont ses deux chenapans?

L’officier qui avait tiré de sa poche un sifflet signala la présence indésirable des enfants en les pointant du doigt.

  • Vous deux là-bas, halte, c’est un ordre ! Arrêtez-moi ces petits pirates.
  • C’est là que l’on commence à pleurer? demanda Anna.
  • Non, c’est là que l’on se met à courir ! Conseilla Gwion.

Derrière eux, deux matelots costauds se transformèrent en joueurs de rugby, prêts à plaquer au sol les fuyards. Les pelleteurs plantèrent leurs outils dans le charbon et se mêlèrent au match. Rapidement, les ballonnets furent entourés, pris en souricière.

  • Snif snif, c’est notre père qui n’est pas rentré, acta Gwion. Nous sommes seuls depuis trois jours, moi et mon frère nous…
  • Ça va aller les larmes de crocodile. Vous êtes sur les terrains de la marine. Je vais vous montrer comment la république traite les petits larrons comme vous. Monsieur Hénaff, donnez des pelles à ces deux trainards, qu’ils se rendent utiles un peu.
  • Mais on n’a rien volé, rouspéta Gwion. Aïe, lâchez-moi !
  • Vous avez entendu monsieur le Quartier maitre? Dit Hénaff en saisissant les enfants par les oreilles. Vous avez du travail qui vous attend.
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