L’ascenseur avance lentement, étage après étage, il avale mécaniquement la distance qui sépare le sommet du rez-de-chaussée. Dans le hall, Madame Carlotta l’attend. Elle qui n’entend presque plus rien, se repère à la lumière qui apparaît lorsque l’engin franchit le troisième étage. Le grillage qui encercle la cage, change alors de couleur, passant d’un vert sombre à un gris clair dans les derniers instants. Son père Marcel Carlotta avait acheté l’appartement sur plan en 1956. Elle y vit toujours. Elle a pour ainsi dire toujours vécu dans cet immeuble.
Quand elle était enfant, il n’y avait pas de protections autour de l'ascenseur. Et bien sûr, on pouvait y fumer, comme à peu prés partout. On était quelque peu oublieux des promesses de la mort. À croire même, que la mort c’était trois fois rien en ces temps-là. En langage clair, on en faisait pas tout un fromage comme aujourd’hui. Les enfants pouvaient ainsi se pencher au-dessus du vide, et jouer à effrayer leurs mères. Voyant approcher l'ascenseur tel un couperet de guillotine prêt à decapiter leurs petits rois, elles se mettaient à hurler et dans la précipitation, se trompaient dans le prénom de l’enfant en danger. C’était plutôt cocasse comme effet. Combien de fois Madame Carlotta avait-elle entendu sa mère vociférer son prénom Odette au lieu de celui de son frère Bernard. Après coup, ils riaient aux éclats tous les deux. Bernard était vif comme l'électricité, et il arrivait souvent que leur mère ne dît rien car elle savait fort bien qu’il retirerait son petit corps preste largement à temps. C’était presque devenu un jeu entre eux deux. Il se penchait pour la faire hurler mais elle n’hurlait pas, juste pour le faire enrager. Quand elle le faisait, c’était pour lui faire plaisir. Aujourd’hui, quand Madame Carlotta imagine dans ses souvenirs la voix de sa mère, ce sont ces fausses engueulades qui remontent à la surface. « Odette, euh Bernard.. arrête ça tout de suite, l'ascenseur arrive !». C’est curieux la mémoire, elle a vécu soixante-douze ans auprès de sa mère. Combien cela fait-il d’heures, de jours, de mois, d’années à l’écouter parler, hurler, expliquer, ordonner, marmonner, grommeler, murmurer puis soupirer ? C’est incalculable et pourtant toutes ces paroles ont disparu. Seuls sont demeurés vivaces ces quelques mots jetés par jeu dans la cage d'escaliers.
Les portes de l'ascenceur s'entrouvrent. Il n’y a personne dedans. La maladie a poussé chacun chez soi. Personne ne l’a vu venir. On s’est retrouvé en prison à l’intérieur de nos appartements, livrés à la poussière et à l’endurance de la solitude. Pour Madame Carlotta, ça n’a pas tellement changé les choses. Il y a un papier scotché sur le miroir. Elle s’approche pour lire. On dirait bien que c’est une proposition. Ancienne professeure de français, elle ne peut s’empêcher de noter la médiocrité de l’orthographe. Comment peut-on écrire le mot abcence de la sorte ? Avant de sortir son stylo rouge afin de corriger les erreurs comme elle le fait toujours sur les affichettes du syndic ou les différents prospectus qu’elle reçoit, elle prend cependant le temps de lire le message en entier. Une société offre ses services aux personnes de plus de soixante-dix ans pour les aider à décontaminer leur appartement contre le virus. Le déplacement est gratuit et le produit – le Fury19 - est agréé par l’OMS et plus important encore, il a été validé par le Professeur Raoult. Pour les personnes nées avant mille neuf cent quarante, il est vendu à moitié prix. Pour une fois, elle est en veine, se-dit-elle, pour une fois, elle aura droit à quelque chose. Ce qui ne sera pas le cas de Madame Martin, note-t-elle avec satisfaction. Cette vieille grigou sera verte quand elle saura qu’elle n’a pas droit à la promotion. Comme elle ne sort plus de chez elle à cause de sa goutte, c’est Madame Carlotta qui devra lui en parler. Elle s’en délecte par avance. Au hasard d’une discussion de balcon à balcon, elle lui racontera ce qu’elle a lu dans l'ascenseur. Elle anticipe déjà le rictus contrarié de sa voisine. Bien entendu, elle compatira, car la compassion est essentielle. « Elle est la clef de la vie selon la volonté de Dieu ». C’est le pape François lui-même qui l’a dit. Il faudra qu’elle la réconforte, en lui disant combien elle a de la chance elle, d’être encore une jeunette, née dans les années quarante. Elle arrache la petite bande de papier avec le numéro de téléphone de l’entreprise. N’y tenant plus, elle décide de ne pas corriger les fautes pour être sure de ne pas rater Madame Martin, qui a cette heure-ci doit être en train de s’occuper de ses fleurs.
Ponctuelle, Madame Martin est déjà à pied d’oeuvre. Cela fait une heure qu’elle se débat avec les mauvaises herbes qui envahissent ses géraniums. Le tremblement de ses mains la met en difficulté, et comme elle a peur d’abimer ses fleurs, elle est obligée de s’y prendre à plusieurs fois pour attraper un brin parasite. Ça lui prend un temps considérable au bout du compte. Madame Carlotta aime lui faire remarquer qu’elle ferait mieux de s’acheter une binette pour l’aider puisqu’elle refuse d’utiliser le moindre désherbant. « Mais qu’elle se mêle de ses fesses, ce sac-à-fric ». Madame Martin supporte mal les ingérences de sa voisine dans la gestion de ses plantes. « Quand on a un balcon aussi abominable que le sien, on ne se permet pas de dispenser le moindre conseil. Regardez-moi ce pauvre bougainvillier, il est aussi chétif que son arrière-train est gras ». Madame Martin n’aime pas non plus que Madame Carlotta lui suggère d’acheter quelque chose. « Elle a beau jeu de parler d’investir dans une binette, tout le monde n’a pas la chance de toucher une retraite de fonctionnaire. C’est facile pour cette nantie nourrie à l’argent public et gavée aux deniers de son père, cet ancien colonialiste et communiste ». Pour elle, c’est seulement quand on a gagné durement chaque centime, que l’on connaît la valeur d’un pécule et on ne gaspille pas stupidement trente francs pour une binette fabriquée par des chinois par dessus le marché. Ses mains ont peut-être la tremblote, mais elle fière de dire que sa tête est droite comme un piquet.
- Ah Odette s’écrie Madame Martin en apercevant sa voisine qui pénètre cahin-caha sur son balcon. Oh mais qu’elle est belle cette robe, elle vous donne une allure de jeune fille et quelle ligne ça vous fait!
Madama Carlotta ne peut pas en dire autant du tablier de sa voisine qui ressemble à un vieux chiffon emmaüs. Par charité, elle n’en parle pas et la remercie pour ce compliment inattendu.
- Ho, c’est juste une babiole vous savez. Alors et vous, comment se portent vos géraniums ma chère amie ?
- Ah c’est qu’ils me donnent du fil à retordre ce matin. Regardez plutôt ce que j’ai arraché rien qu’aujourd’hui déplore-t-elle en pointant du doigt quelques herbes éparpillées sur un protège table en bulgomme.
- Depuis ce matin, c’est tout ce que vous avez pu arracher? Mais ma pauvre amie, vous devriez vous acheter une binette je vous dis, ça vous changerait la vie Valérie, croyez moi.
Madame Martin se fige. À présent, elle regarde ailleurs, au loin, du côté de la voie rapide, qui à cet instant manque cruellement de véhicule à regarder passer.
- Est-ce que vous avez vu dans l'ascenseur qu’une société offre ses services pour désinfecter l’immeubles contre le coronavirus ? Oh mais quelle idiote je fais, c’est vrai que vous ne sortez plus en ce moment.
- En ce moment, en ce moment... cela fait deux ans que je ne sors plus tout de même.. enfin c'est normal, vous n'avez pas encore l'habitude.
Madame Carlotta ne relève pas le ton sarcastique de sa voisine et poursuit toute guillerette :
- Toujours est-il que c’est révolutionnaire et c’est pas cher du tout vous savez Valérie. C’est le Fury19 qu’il s’appelle leur produit et il paraît que c'est miraculeux. Le professeur Raoult de Marseille le recommande vous savez.
Percevant l'intérêt croissant de son interlocutrice, elle décide qu’il est temps d’avancer tous ses pions.
- J’ai pris leur numéro pour les appeler, parce que c'est du sérieux ce fléau. Vous savez que Madame Gomez a perdu son mari, c’était pas le meilleur des maris certes mais quand même c’est effroyable cette maladie. Paix à son âme. Si vous voulez je peux me renseigner pour vous aussi par la même occasion.
Le silence s’est installé tandis que Madame Martin cherche où et quand elle a entendu parler de ce produit miracle. Elle finit par poser la question que Madame Carlotta attendait tant.
- Mais combien ça coute ce truc ? C’est remboursé par la sécurité sociale ?
- Hélas non, je ne crois pas, mais la bonne nouvelle vous savez, c’est ce qui si vous êtes née avant 1940, le produit est à moitié prix. Vous êtes de quelle année vous déjà Valérie ?
Ses yeux vont maintenant des mains de Madame Martin dont le tremblement semble devenu incontrôlable à sa bouche qui a pris ce pli légèrement tordu qui retrousse ses lèvres au-dessus de son dentier. Madame Carlotta se trouve magnanime lorsqu’elle ajoute :
- Ah mais c’est vrai que vous êtes des années quarante vous, c’est dommage mais c’est aussi une chance, c’est pour ça que vous faites si jeune, c’est parce que vous êtes jeune en vérité !
Le regard assassin de Madame Martin disparait aussi vite qu’il est apparu. Elle sourit à présent. Le Fury19 ! La réponse lui est revenue d’un seul coup. Comme si elle avait ouvert les volets le matin et laisser entrer la lumière. Encore une arnaque venue des pays de l’est. Elle a entendu parler de cette combine vicieuse à la radio. Le Fury19 était un autre fléau ma pauvre Odette.
- Vous savez Odette, avec ma petite pension d’employée, moitié prix ou plein tarif, c’est du pareil au même pour moi vous savez. Et puis, si le corona me tue, c’est qu’il était temps que la mauvaise herbe s’en aille dit-elle en ricanant.
- Ne dite pas des choses comme ça voyons Valérie. Vous nous enterrerez toutes. Mais si vous changez d’avis pour le fury19, surtout vous n’hésitez pas à me le dire, c'est promis ?
- Vous êtes gentille Odette, mais vous savez la fin du mois est encore loin.
Sur ces mots, Madame Carlotta prit congé de sa voisine, bien décidée à appeler l’entreprise de désinfection avant midi. Alessandro décrocha à la troisième sonnerie pour donner l’impression qu’il était déjà en pleine intervention. Et quand il répondit, il mit son interlocutrice en stand-by, expliquant qu’il devait d’abord retirer sa combinaison. Au bout de trente secondes, il reprit Madame Carlotta en ligne.
- Bonjour Madame, que puis-je faire pour vous ?
Ce qui est drôle, c'est que ton histoire est intemporelle. Bien sûr elle se situe aujourd'hui comme nous le rappelle le Fury 19 destiné à éradiquer le coronavirus, mais tes personnages truculents n'ont pas d'époque. Plus que la présence de la pandémie, je retiens deux portraits croquignolets de commères à déguster sans modération.
Quelques suggestions :
- passant d’un vert sombre et à un gris clair dans les derniers instants.
Le "et" peut-être supprimé.
- Son père Marcel Carlotta a acheté l’appartement : avait acheté
- Quand elle était enfant... peut-être aller à la ligne et rassembler cette phrase avec la suivante. Virgule à la place du point.
- et jouaient à effrayer leurs mères : et jouer
- elles se mettaient à hurler parfois, et il arrivait dans la précipitation qu’elles se trompassent dans le prénom de l’enfant en danger :
suggestion : elles se mettaient alors à hurler et, dans la précipitation, se trompaient dans le prénom de l'enfant en danger ?
- Suggestion : Il se penchait pour la faire hurler. mais elle n’hurlait pas pour le faire enrager. Quand elle le faisait, c’était pour lui faire plaisir.
- Seuls ont demeuré vivaces : seuls sont demeurés
- Les portes de l'ascenseur s'entrouvrent. Il n’y a personne dedans.
A bientôt
et tes modifications sont très justes, elles rendent le texte plus souple, je te remercie (un peu tard mais le coeur y est).
A bientôt
Et puis c'est intéressant de parler de cette actualité qui a tant bouleversé nos vies, je ne peux m'empêcher de penser au moment où on en aura enfin fini avec tout ça et où tes écrits seront une relique du passé haha
En tout cas j'ai hâte de lire la suite !
D'abord te dire merci pour ce mot que j'ai eu plaisir à lire à mon réveil (et encore maintenant).
Ensuite, je cherche un titre à ce recueil qui compte à ce jour 19 histoires inspirées de près ou de loin de la période. La suite existe donc (sans qu'il y ait vraiment de logique linéaires, toutes les histoires étant autonomes, elles font leur vie quoi)
Dans ce que tu as dis, il y a une piste sur le côté mémoriel.. à creuser donc !
Salut Bow et merci d'être passé !
J'aime vraiment beaucoup.
Merci pour ce chapitre.
Je dirais plutôt : "Elle avait entendu parler de cette combine vicieuse à la radio. Le fury19 était un autre fléau."
Sinon, bravo à toi ! Ton histoire est super !
au plaisir ma grande!