Les numéros - Bénabar

Par Pouiny
Notes de l’auteur : https://youtu.be/dxFWAikhPiU

J’avais 8 ans. Petit mal-aimé des cours d’école, je passai mon temps isolé avec mes oreilles sifflantes. Je savais que tout le monde me trouvait étrange : j’étais un enfant qui chantait et inventait constamment des histoires. J’avais, dans ce temps-là, un véritable monde imaginaire, dans lequel je devenais un prince vaillant capable de sauver l'univers. Quelque chose de singulier, sans doute, quand on m’entendait parler tout seul dans la cour de récréation.

 

Ainsi, tous m’évitaient. Mais curieusement, j’étais apprécié des parents d’élève, pour qui la solitude que j'affichais leur faisait pitié. Par conséquent, j’étais très souvent invité quand même aux fêtes d’anniversaire de mes camarades. Après tout, je vivais à la campagne : je connaissais depuis mes quatre ans tous les enfants de mon âge. Même si j’étais loin, même si aucun de nous ne le voulait, nous passions notre temps à nous suivre.

 

Cet anniversaire-là, lors de la fin du mois de novembre, ce n’était pas celui de n’importe qui. C’était l’anniversaire d’une fille que je connaissais que trop bien. Elle était ce que j’avais de plus proche d’un ami, à l’époque. Parfois, nous partagions les mêmes rêves. Parfois, elle m’évitait en me raillant. Elle avait beaucoup plus conscience que moi de la puissance de la foule et avait peur d’être hors du groupe. Mais je pense que malgré tout, même si elle se moquait de moi très souvent, même si elle ne saisissait pas tous mes délires, elle les appréciait quand même un peu.

 

Nous nous connaissions et parlions ensemble depuis la maternelle. Et depuis lors, elle m’invitait chaque année, organisant des fêtes avec une quinzaine de petits enfants qui envahissaient sa maison postée sur les collines. Chaque fois, ces invitations me terrorisaient bien plus qu’elles me faisaient plaisir : j’avais beau ne pas tout comprendre, je savais que la totalité des invités ne m’aimait pas et me méprisait. Je ne venais que pour elle, et comme chaque année dans le trajet de la voiture, je respirai fort : et si elle m’abandonnait, cet après-midi ? Que pourrais-je faire ? Et si elle ne voulait plus de moi ? Et s’ils formaient tous une coalition pour m'insulter ? Comment pourrais-je le supporter ? Comment y survivrais-je ?

 

Pourtant, pour un mois de novembre, il faisait particulièrement beau. Le soleil brillait faiblement sur l’herbe folle du jardin. Tous les invités étaient déjà dans la maison. J’arrivais avec un gros cadeau qu’avait emballé ma mère. Et très vite, ce que je craignais se produisit : toutes ces petites filles parlaient de choses qui ne m’intéressaient pas ou que je ne pouvais pas comprendre. J’étais le seul un peu différent dans ce monde de rose, de cheval et de paillette. Et comble du problème, j’étais le plus petit et le plus jeune du groupe. Il ne fallut pas attendre longtemps pour que les moqueries fusent, et mon amie ne fit rien pour les en empêcher. Alors, blessé et triste, après m’être assuré que personne ne me voyait, je sortis silencieusement par la baie vitrée me cacher au fond du jardin.

 

Je m’assis sur une vieille balançoire. Je les observais à distance. Mais je ne les entendais plus. J’étais seul. Et ayant dans mon cœur un sentiment incompréhensible, que je n’arrivais pas à maîtriser, je faisais de mon mieux pour retenir mes larmes en agitant mes jambes dans le vide. J’espérais peut-être, d’un coup de pied, m’envoler loin, très loin en dehors de ce jardin morne et plat, éclairé par un faible soleil nuageux de novembre. Mais alors que je pensais finir mon éternité ainsi, je vis un corps s’approcher de moi, jusqu’à s’asseoir sur la balançoire juste à côté.

 

Ses amies s’étaient moquées d’elle aussi. Elle n’avait pas un physique comme les autres, même si moi, je l’aimais quand même. Elle ne disait rien, mais elle était triste, déçue, peut-être un peu comme moi. Dans mon cœur, le sentiment changea de tout pour tout : mon objectif principal, désormais, était de lui rendre le sourire par tous les moyens. C’est ainsi que d’un bond, je me mis debout sur la balançoire, le plus droit possible, comme si j’étais sur un trapèze de cirque. J’entonnai alors du mieux que je pouvais cette Musique Capsule : Les numéros, de Bénabar.

 

Je suis incapable d’expliquer aujourd’hui ce qui m’était passé par la tête. Quand j’étais enfant, j’étais particulièrement fan de Bénabar et je connaissais beaucoup de ses chansons par cœur. Mais pourquoi celle-ci ? J’y pensais peut-être parce que nous fêtions un anniversaire. Parce qu’à l’école, nous faisions ensemble des arts du cirque. Parce que nous aimions tous les deux le « petit prince », dans lequel on se moquait des adultes qui affectionnaient trop les chiffres. Ou tout simplement, parce que c’était une musique entraînante et joyeuse, avec un peu d’humour, et en même temps assez encourageante.

 

« On en oublierait presque le numéro d’équilibriste, le seul qui compte et qui consiste, à pas tomber ». Au début, je chantai en tremblant tellement j’avais peur qu’elle se moque de mon idée étrange. En voyant qu’elle ne réagissait pas, je pris de l’assurance. Même debout sur la balançoire, je tanguais d’avant en arrière, essayant d’atteindre les hauteurs, suivant les mouvements de mon cœur. Je n'osais pas la regarder, alors je me contentais de petits coups d’œil furtif. Mais plus je chantais, et plus sa tête se redressait. Dès lors, je me sentis invincible. Au fond de moi, mon cœur grossissait d’émotions contenues pendant que ma voix portait de plus en plus loin. Tous les efforts méritaient d’être faits pour pouvoir l’atteindre, même de manière étrange, bien qu’il m’aurait suffi de descendre de cette balançoire pour la toucher.

 

« Marcher sur le fil entre le bien et le mal! Disons pour être moins solennel, entre le bof, et le ‘‘pas terrible’’. Mais c’est quand même difficile quand on bascule, c’est normal! Faut essayer de tomber du bon côté ». Même si tout ne m’était pas accessible, dans cette musique, j’y ressentais quelque chose de particulièrement positif. Cette envie d’être meilleur, et de se rapprocher de quelque chose de vrai, de plus honnête derrière nos façades de chiffre. Ainsi, je portais ma chanson jusqu’au bout, et en suivit peut-être une autre, jusqu’à ce que son sourire revienne et que nous puissions retourner à sa propre fête d’anniversaire la tête haute.

 

Si notre relation m’était très chère malgré tout, elle était fragile et elle ne survécut pas à la tempête que fut le collège dans nos vies. Elle qui avait si peur du regard des autres, elle passa de ceux qui m’aimaient un jour sur deux, à ceux qui me harcelaient par peur de devenir elle-même la cible. Notre lien n’était sans doute pas grand-chose, après tout. Mais elle fut assez importante à mes yeux pour teinter de la couleur d’une balançoire une vieille chanson de Bénabar, perdue au fond de mes albums d’enfance.

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Vous lisez