Elles sont trois, toutes portées au plus noir
du vieux flot. Toutes pliées au plus loin
du monde sombre,
monde qui tombe – dans les eaux.
Elles filent, les cils bas, nos bobines de couleurs,
le mélange de nos peurs à leurs pieds.
D'être nous. Les douceurs
de nos peaux. Des échos font du bruit,
quelque part, mais elles filent
sans repos. Les coutures du temps qui craque,
qui pense, qui pleure. Qui crie tout bas
les douleurs que l'on porte, que l'on a,
bien cachées dans le ventre des mers.
La plus jeune a le sourire qui flotte. Sur les lèvres
la tendresse de l’avant, les mains douces
qui caressent
et file les cheveux des petits sous la peau des nombrils.
Son pouce effleure, sèche les premiers pleurs. Elle boit
l’eau de ceux qu’on ne voit presque pas.
Le vent porte son odeur de sucre. Le goût
des jolies choses que l’on roule, que l’on coule
sur la langue. Le blanc glacé des joies cachées qui tanguent
entre les mots mous et les bouches cousues.
Elle n’écoute pas les échos, quelque part,
les bruits laids qui clapotent. Qui crachotent. Les échos
des échos.
Des échos.
Les langues mauvaises et dures qui ont perdu un jour
le goût pur et doux du délicat sucre roux. Le flot rond
des mille premiers moments bleus.
Elle file.
La cadette a les yeux d'horizon – les yeux verts.
Les yeux clairs de ceux qui voient tout au travers
des fumées, des cieux trempés
de pluies glacées. Des mélodies
de vents qui percent. Elle sait, dans chaque goutte,
dans chaque grain les chagrins que l'on cache
dans la coque du bateau.
Quand la Terre prend l'eau – ou quand la Terre est sèche.
Sa paume crée des creux qui se collent aux bosses
qui cognent. Qui claquent. Elle brosse, brosse
le bleu clair des peaux fines.
Elle éteint quand ça brûle, quand ça craque sur le pas
de la porte – sur la fleur des paupières. Elle frotte, frotte
le givre gris, les colères rouges.
Les grands regrets.
Elle a le goût nu du sel et du sourire
haut sur les joues. Le vent qui joue noue ses cheveux
aux fibres floues et noires des grands brouillards
qui tombent toujours.
Sa peau a le début des vies qu’on ne voit plus.
Elle file.
L'aînée a des chemins tordus au brun
des yeux. Elle pleure
les grimaces lourdes des soirs trop proches. Des idées
lâches. Son souffle qui froisse camoufle
l’impact de ses pieds nus, des terres perdues –
fait frissonner ses tempes mille fois battues
par les nuages.
Sa grande main froide a des ciseaux d'argent
qui coupent, qui cassent, qui perdent le fil
trop fin trop sec de nos bobines.
De nos couleurs. Elle abandonne contre son flanc,
au vent plus frais, nos espoirs vrais,
nos chants magiques.
Son odeur a le pollen doré des heures passées
sans regarder. Le bruit de l'ombre sur un sol dur, le goût
des taches sur les fruits mûrs, sur les adieux.
Elle s'accroche à nos pas, foule jusque sur nos traces
la cadence de la houle, balbutie nos messes basses.
Et nous laisse
bas – bas, froids et dépeuplés.
Elle file.
Quand vient un jour où tout a pu être et où tout a été,
où les échos cognent,
cognent du fond des âges, du creux des temps,
elles filent sans sommeil, dans le bout
du bout du monde sombre. Elles n'écoutent pas.
Elles tissent les couleurs des gens qui passent,
qui pensent. Qui pleurent. Elles font naître
les odeurs et s'achever le goût
de leurs mains à nos fronts, de leur bouche à nos joues.
Elles filent sans sommeil, dans les échos des cris
des gens qui n'ont pas vu
qu'il y a eu un jour, et qu'il y a une nuit.
Pour être franche, j'ai dû faire une seconde lecture, car j'ai eu le bonheur - durant la première - d'être embarquée par la mélodie des mots... et j'ai eu peur de n'avoir pas assez profité du fond, de tout le sens que tu as insufflé dans ce texte.
Que dire ? C'est beau. Comme on le voit assez rarement. Tu joues avec les sons mélodieux et les images parlantes, des tableaux magnifiques nous viennent - tristes parfois, mais toujours colorés - et je sors de ma lecture comme d'un souvenir intense qui m'aurait provoqué des dizaines de sensations sur ma peau.
C'est un texte d'une incroyable justesse, empli d'images fortes et porté par un rythme doux...
Tu me donnes envie de lire davantage de poésie. Merci pour tout ♥
Que dire ? Je pense qu'après un texte comme celui-ci, ce ne sont pas des mots qui doivent remercier l'auteur, mais de l'admiration. Ton texte est magique. Il est dynamique, raffiné et incroyablement travaillé. Honnêtement, bravo. Je ne sais pas quoi dire d'autre que cela.
Bravo à toi,
Trisanna.
Je suis toujours un peu démunie face à de tels témoignages d'affection envers mes petits trucs, mais ça me touche beaucoup. Merci d'avoir pris le temps d'écrire ces mots-là.
J'aime beaucoup cette écriture cisaillée, ciselée, très visuelle et diablement mélodique. Tout n'as pas toujours de sens, mais j'aime aussi ne rien comprendre. J'aime aussi la beauté quand elle n'existe pour elle même et qu'elle ne sert rien d'autre. Je trouve dans ce texte de beaux éclats littéraires, merci.
Quand je lis de la poésie, j'apprécie également ne pas avoir toutes les clefs - je me dis que ce qui reste, entre l'auteurice et le texte, est un petit quelque chose d'intime qui leur appartient. Je suis très touchée que tu aies un peu ce ressenti aussi.
Ai-je le droit de t'en vouloir de l'avoir coupé pour qu'il y ait une nuit ici aussi ?
J'ai pas 150 caractères à faire défiler. Il y a peu à dire après un texte intranquille qui tient debout, seul sur la grève peut-être, mais sans besoin de béquille.
Il m'arrive souvent d'en vouloir aux auteurices de ne pas continuer à dérouler leur pelote, j'autorise donc avec grand plaisir le fait que l'on m'en veuille aussi. J'en déduis que ce texte a plu, et c'est toujours réconfortant. <3
Voilà, c'est tout. Alors merci <3
Tu ne t'étonneras pas (j'espère) que je te réponde si tardivement, mes allées et venues deviennent je crois ma marque de fabrique, hélas. Mais je lis toujours tout attentivement et chouine toujours autant.
Merci beaucoup pour ton témoignage d'amour sur ce texte. <3
Les répétitions, les allitérations, les mots utilisés... Super touchant !
Quand je l'ai lu, j'avais l'impression de voir le fil se dérouler, doucement, puis de plus en plus rapidement... !
J'aime beaucoup comment tu as décrit les Parques et leurs rôles respectifs. Très fluide et poétique ! Il faudrait que je m'intéresse plus précisément à certaines de leurs caractéristiques pour comprendre quelques allusions qui m'ont échappé... En tout cas, continue à écrire, tu as un réel talent !
Peace :)
À lire et à relire.
Avec juste ce qu'il faut d’allitérations, de répétitions.
Même sans avoir tout compris, je suis ravi, bravo !
Bon, du coup, j'ai pas écrit 150 caractères...
C'est qu'il faut que je relise le poème pour pouvoir en parler plus (ou mieux ?)
;-)