Le savoir se perd avec le temps. Il paraît que nous sommes un peuple décadent, que nous avons perdu notre grâce, que notre espèce serait à deux doigts du précipice.
Il est vrai que nous oublions, et ces histoires que j'écris pour nous finiront par disparaître dans peu de temps. Il ne s'agit que de petites étincelles qui sortent du feu de mon âme. Les premières sont éphémères, celles qui suivent le sont encore plus.
Mais je ne vois pas où se trouve le problème, je n'ai pas envie de gaspiller mon temps pour tatouer mon nom dans l'Histoire, je me contente d'apporter un petit peu de ma chaleur à ceux qui le demandent.
Un autre feu éclora toujours un petit plus loin.
Nous ne sommes pas les premiers peuples de ce monde, ni les derniers, mais nous ne les connaîtront pas. C'est ainsi.
Il n’empêche, je tenais à vous narrer l'origine d'un légume ancien, témoin d'une civilisation ancienne.
Le poivron, vous vous dites qu'il y en a trois sortes : les verts, les jaunes et les rouges.Il y en a plus, je vous le garantie, il y a aussi les bleus, les noirs et les blancs.
Il y avait un peuple, dans les temps anciens, que l'on pouvait qualifier de brillant. Ils habitaient dans de grandes cités mécaniques, avec de grandes cheminées d'où sortaient des fumerolles d'or vaporeux, des rivières d'émeraude liquide faisaient tourner les moulins à eau, des tigres de cuivre et d'étain servaient de moyens de transports, de sublimes joyaux en huîtres perlières étaient portées autour du cou pour garantir santé et fécondité.
Ils s'appelaient « les alchimistes », il paraîtrait même qu'il s'agissait des nains dans la mythologie nordique.
Ils avaient rassemblé le pouvoir des éléments, et les avaient fusionnés dans de majestueux animaux robotiques, créant ainsi des élémentaires. Ainsi, des phœnix cliquetants et clinquants fournissaient l'air chaud des montgolfières pour enfants, des poissons aux dents d'épines faisaient pousser sous leurs écailles des fleurs au parfum envoûtant, et des papillons aux ailes étoilées accompagnaient les étoiles filantes lors des feux d'artifices.
Ces robots, doués d'une intelligence artificielle, servaient de simples accessoires à de véritables compagnons de tous les instants ; mais il leur manquait une chose, une chose qu'on leur avait refusé : la conscience de soi. Une âme, ils en avaient sûrement, mais ils ne vivaient pas pour eux, ils vivaient pour le bien de leur propriétaire.
La grande majorité pouvait se reproduire, les alchimistes avaient vraiment pensé à tout : les six éléments découverts et apprivoisés pouvaient être mélangés, il en ressortait toujours un élément pur. Mais certains élémentaires étaient trop complexes pour pouvoir être fertiles : il s'agissait des avatars ; des merveilles de technologie multicolores rassemblant plusieurs éléments, parfois même les six : l'eau bleu, le feu rouge, la terre jeune, le bois vert, les ténèbres noirs et la lumière blanche, et tout cela au sein d'un même corps.
Des divinités immortelles au service de dieux mortels.
Les alchimistes entretenaient des relations commerciales sur les quatre coins du globe et même au delà : au fond de la mer, avec les météorites de passages et même dans les cieux.
Il est donc évident qu'ils étaient constamment à la recherche de nouvelles inventions, relations et nourritures.
Un soir, un noble propriétaire d'un avatar de la forme d'une grue mangea un nouveau met, rapporté d'une terre ayant été frappée d'un tsunami. Il s'agissait d'un piment. L'homme s'installa auprès de la cheminée, aux creux de laquelle se reposait sa salamandre, et il dégusta cette étrangeté. Le feu le prit à la gorge, mais il se contrôla et ne fit que perler de grosses gouttes de sueur sur son front. Son avatar battit des ailes et lui apporta un petit vent frais qui l'aida à se calmer. L'homme se félicitait d'avoir fait l'acquisition de ce compagnon, il avait dû utiliser intelligemment ses relations et son argent pour ne serait-ce qu'avoir eu la chance de le voir, il avait dû utiliser d'autres ressources pour faire de lui, sien. On pourrait même dire qu'il éprouvait de l'affection pour lui ; sans doute parce qu'il symbolisait sa réussite ; c'est peut être pour cela qu'il lui offrit de goûter à ce nouveau met qui allait révolutionner le milieu culinaire.
L'oiseau accepta le don et picora le piment. Ses yeux s'ouvrirent en grand mais il resta stoïque, comme son propriétaire. Ce dernier pouffa, sourit et serra son avatar dans ses bras.
Mais au lendemain, l'homme découvrit que son élémentaire favori avait disparu, avec les piments.
Affolé à l'idée de cette perte sans précédent, l'homme engagea de nombreux détectives, puis des aventuriers lorsque l'hypothèse du vol, aussi invraisemblable soit-elle, avait été écartée. Car, plus invraisemblable encore, il était devenu clair que l'avatar s'était enfui durant la nuit, avec les piments. Il s'agissait d'un événement sans précédent, un élémentaire vivait pour son propriétaire, et rien que pour son propriétaire. L'homme chercha pendant plusieurs mois, dépensa une grande partie de sa fortune, assez pour ne plus pouvoir se permettre de se procurer un nouvel avatar. Mais de toutes façons, il n'en n'aurait pas voulu d'autre.
Peut être l'aimait-il ? Peut être se reconnaissait-il en lui : tout puissant, ancien, sans espoir de descendance. Oui, il l'aimait après tout.
Et un jour, semblable à n'importe quel autre jour, son oiseau réapparu auprès de son lit, un matin.
L'homme, abasourdi, le serra dans ses bras, avant de s'apercevoir qu'il avait perdu ses couleurs, il n'était plus multicolore, il était devenu vert et gris. Il paraissait plus fatigué aussi. L'avatar tendit une patte, et de sa patte naquit une liane qui rapidement s'entortilla autour de ses plumes, et en poussa des piments, sans que son propriétaire ne lui demande quoi que ce soit. Et puis, l'oiseau s'arracha les dernières plumes vertes qu'il arborait, et il les planta dans les piments. Ces derniers devinrent verts et grossirent, jusqu'à devenir aussi gros que deux poings. Et ainsi, l'oiseau devint gris, entièrement.
L'homme regarda incrédule son élémentaire, sans comprendre ce qu'il venait de faire, mais il mangea l'un de ces légumes verts. Et le goût fut étonnant. Il le fit cuire, avec un peu d'huile et de fromage de brebis, et il se régala. Mais lorsqu'il demanda à son avatar d'en produire plus, ce dernier secoua la tête. Il ne pouvait plus rien faire pousser. Et il n'y avait pas que cela : il ne pouvait plus utiliser ses éléments. En donnant ses couleurs aux piments, il avait abandonné ses pouvoirs.
L'homme garda la tête froide pendant qu'il caressait son oiseau. Il avait perdu ses six couleurs, ses six pouvoirs, et il venait d'en donner une créer ce nouveau légume. Il fronça les sourcils, il se concentra, mais lui même ne réussi pas à faire pousser de plante. Consommer ce légume ne procure pas le pouvoir de contrôler d'élément. Mais est ce que consommer les six pouvait-il le permettre ? Son oiseau avait perdu ces couleurs, il avait donc dû créer six de ces légumes, un pour chaque couleur perdue. Et ces derniers devait sans doute être éparpillés aux quatre coins du monde. Mais dans quel but ?
L'homme investigua, et il s’aperçut en effet que des légumes semblables avaient été retrouvé et commercialisé partout dans le monde. Des rouges avaient été découverts dans des volcans endormis, des jaunes dans le désert, des bleus au fond de la mer, des noirs dans des grottes, sur des météorites et même sur la Lune. Des blancs ont été découverts sur des nuages.
De fins gourmets en avaient déjà consommé de toutes les variétés, et ils n'attendait plus qu'une chose : découvrir une nouvelle saveur. L'homme comprit qu'il détenait la dernière variété, les verts.
Il chargea ses agents de planter toutes les graines qu'il avait dans ses champs et forêts de ses nombreuses résidences secondaires. Et dès l'année suivante, il pu faire goûter à un public restreint ses premières récoltes. Il ne s'agissait que de très grands connaisseurs qui avaient déjà goûté aux cinq autres variétés. L'homme aurait voulu être le premier à goûter aux six saveurs, mais son oiseau, qui avait refusé catégoriquement de goûter à ne serait-ce qu'à une seule de ses créations, l'avait empêcher de goûter aux autres saveurs. L'homme lui avait fait confiance.
Le repas lui avait rapporté beaucoup d'argent, de même que la future grande distribution et les promesses de commerce avec tous les autres pays. Il avait réussi à retrouver sa fortune d’antan, et même s'il n'avait pas retrouvé un avatar fonctionnel, son ami l'accompagnait toujours.
L'avenir était prometteur.
Mais...
Mais à la fin du repas, les invités, jovials au demeurant, furent pris de violentes céphalées, puis ils se raidirent et se figèrent en statues brillantes, qui s'effritèrent avec le vent ; pour ne laisser que des œufs mécaniques, qui donnèrent des avatars multicolores, en tous points similaires à la grue de l'homme, mais dans sa gloire d'antan. Tous ces nouveaux avatars regardèrent l'homme effaré et, à sa plus grande terreur, ils se rapprochèrent de lui. Il n'y avait plus que lui dans ce banquet, tous les convives avaient donné naissance à des avatars. L'homme, âgé, recula, et supplia qu'on le laisse tranquille.
Et cela fut fait.
À sa grande surprise, tous les oiseaux s'étaient arrêtés, de même que son ancien avatar. L'homme hésita, et il leur ordonna de sauter sur place.
Et cela fut fait.
L'homme leur demanda de cracher une bulle d'eau contenant du feu.
Et cela fut fait, à part pour son élémentaire d'origine.
L'homme s'aperçut avec effroi que tous lui appartenaient, et de par ce fait, son avatar avait réussi à se reproduire, ou peut être même de se cloner. Au prix de la vie de ceux qui mangeraient les six couleurs de ces légumes.
Les alchimistes ne sont plus sur la surface de cette Terre aujourd'hui, je ne sais pas où ils sont, si tant est qu'ils soient encore vivants. Ce qui est sûr, c'est que l'homme débrancha lui-même tous ses avatars, tous, y comprit celui qu'il considérait un peu comme son fils. Lui et son peuple tentèrent d'éradiquer tous ces légumes de la surface de la Terre, mais les autres peuples refusèrent, inconscient du danger.
Et il est de mon avis, que si vous consommez les six denrées de cette histoire, votre sacrifice donnera naissance à une créature douée de conscience, de pouvoirs divins, et, avec son propriétaire mort de vieillesse, ne vivant plus que pour elle même.
La Mousse