- Je ne peux plus respirer.
Mais Xia poursuivit imperturbablement le laçage de son corset. Elle paraissait épuisée ces derniers temps. Même ses extraordinaires bouclettes se faisaient larmoyantes, sans vie. Sur l'orange de sa peau avait naquit des cernes bleuâtres, qui lui donnait un air formidablement plus âgé. Annie n'était pas étonnée de la voir avec de telles poches sous ses yeux. Comme la rentrée ne cessait d'approcher de son pas de chat, la jeune Wolkenaise travaillait jusqu'à très tard dans la nuit, à la lumière d'une bougie qui laissait des traces de cire grasse sur le sol. Mais dorénavant, la rentrée était bel et bien arrivée. Dans une heure, les deux jeunes filles déambuleront de nuages en nuages, jusqu'à ce que la silhouette montagneuse de l’École se dressât devant elles.
Cet événement avait marqué Annie de négligence et d'un dosage encore plus conséquent de nervosité. Ces trois derniers jours, elle ne se coiffait plus, ne mangeait plus et ne dormait pas plus. Elle entreprenait d'errer à travers les rayonnages de la bibliothèque, d'ouvrir des livres au hasard et de les lire en ne comprenant pas un traître mot de se qui était rédigé sur papier. Elle se contentait donc de tourner péniblement les pages, sans savoir si le gémissement qu'elles émettaient apaiser son angoisse ou, au contraire, l'attisait. Une énorme boule avait aménagé dans sa gorge et formait dans celle-ci un nœud d'une complexité étonnante.
Au petit matin, elle s'était réveillée avec cette même sphère mystérieuse coincée dans son cou, et en passant la tête dans sa lucarne, avait découvert que l'aube était grise. Les yeux perdus dans l'horizon brumeuse, elle était restée prostrée là jusqu'à ce que l'aurore revêtît des couleurs plus criardes.
En une boucle, Xia compressa davantage les côtes de l'humaine dans les fils de son corsage. Annie en eut littéralement le souffle coupé. Qui avait bien pu inventer cet instrument à torture ?
- Cet uniforme n'est pas fait pour nous distinguer des autres étudiants. C'est un poison lent, ma parole ! Aïe ! Tu me martyrises.
- Cesse donc de gigoter, Annie. Et de jurer, accessoirement. Tu finiras par t'habituer à ce calvaire, à force. Comme toutes les femmes respectables, comme toutes les élèves féminines de l’École.
- Je n'ai aucune envie de m'habituer à une quelconque douleur qui dépasse ma compréhension, répliqua Annie pour se distraire de ses jambes qui commençaient à flageoler.
A chaque minutes, à chaque secondes qui s'égrenaient, elle se sentait de plus en plus nerveuse. L'Heure approchait. Elle tourna un visage frémissant vers l'interminable glace de la salle d'eau. C'était toujours une étrangeté de se voir à travers les yeux d'Amaya, mais l'exercice s'avouait beaucoup plus rude lorsqu'elle portait l'uniforme de l’École.
Il s'agissait d'une robe-redingote corsetée, coupée au niveau des genoux, avec une large cravate qui ne servait qu'à étrangler votre cou. Le vêtement comptait un tel nombre d'attaches qu'Annie n'en voyait pas le bout. Avec le corset, la cravate et l'incalculable quantité de boutons dorés qui reliaient les tissus, la jeune fille avait bien du mal à respirer. Le satin était d'un bleu pareil au ciel lors d'un orage, et Annie portait vraiment très mal cette couleur. Elle se sentait spectrale.
Heureusement, sur son crâne reposait son béret, comme un souvenir de son ancienne apparence. Annie n'était pas certaine que son chapeau fut-ce très réglementaire, mais son contact laineux contre ses oreilles la rassurait. Elle le caressa du bout des doigts, comme si elle risquait de l'effilocher à tout instant.
- J'ai terminé, déclara Xia, pareillement endimanchée. Tu as vraiment une taille de guêpe, comme je...
- Dépêchons-nous, l'apostropha Annie en refermant sa montre à gousset en un claquement.
La montre également intégrait l'uniforme de façon obligatoire. Mais Annie portait celle-ci avec fierté, elle aimait entendre ce cœur mécanique battre au creux de sa main. Elle empoigna son cartable sans cérémonie, mais avec une sorte d'embarras. Encore une fois, les passagers de Scintillam avaient dépensé beaucoup pour elle, malgré ses vives protestations. Elle regrettait de ne pas avoir été plus autoritaire en désapprouvant leurs faits. Cette montre... Ce cartable... Cet uniforme... Cet encrier... Flamimi... Elle désirait rendre ces objets au magasin comme les caresser du bout des doigts.
Annie secoua la tête pour chasser ses pensées, et marcha d'un pas décidé vers la porte.
- Attends, Annie ! Comment me trouves-tu ?
Avec un soupir, l'humaine se retourna brusquement vers Xia. La jeune Wolkenaise ne devrait pas être autant complexée par le regard des autres. Sur elle, l'uniforme embrassait ses courbes généreuses, et sa cravate lui offrait des airs très intelligents. Les perles qu'elle avait glissé autour de ses bouclettes évoquaient incontestablement des petits flocons, ou alors des morceaux de cristal. Avec le jour qui tombait dans la brillance de son regard et son sourire florissant, on pourrait facilement la caractériser d'ange. A bout de bras, elle portait la cage de Pudubec.
- Tu es parfaite, Xia, affirma Annie en pressant le pas. A présent, dépêche-toi. Je n'ai aucune envie d'arriver en retard le premier jour de...
- En partant maintenant et en prenant notre temps sur le chemin, nous aurons une bonne demi-heure d'avance, Annie ! témoigna Xia en mettant les poings sur les hanches. Détends-toi, rien ne presse ! Pourquoi ne mangerais-tu pas quelque chose, hum ? Tu n'as touché ni à ton café, ni à ta biscotte...
Tandis qu'elle franchissait le salon, Annie jeta un coup d’œil nerveux à son petit-déjeuner abandonné sur la table de cristal, au beau milieu des miettes de pain et des petites cuillères collantes. Si son estomac poussait des hurlements orageux depuis qu'elle eût ouvert les yeux, elle n'arrivait pas à prendre une bouchée de quoi que ce fut. Elle avait l'impression d'avoir du parchemin coincé dans l’œsophage.
- Je comprend ton anxiété, Annie, lui souffla Xia d'une voix enluminée, tout en posant une main sur son épaule crispée. Mais il faut savoir contrôler ses émotions, parfois. Et si tu restes le ventre vide, tu n'auras plus aucune force, à l'heure du midi...
Annie attrapa une miche de pain d'un air honteux. L’École de la magie ouvrait à midi, et fermait à minuit. Les élèves devaient avoir mangé avant de commencer les cours, et le dîner était servi à six heures précises, au réfectoire. L'humaine se força à avaler sa plâtrée avec d'abominables déglutitions. Xia avait fichtrement raison : si elle n'ingurgitait rien maintenant, l'occasion de manger ne se présentera que bien plus bien tard, et il ne valait mieux pas qu'elle fut-ce en position de vulnérabilité durant la journée. Elle grignotait difficilement sa miche quand Solveig pénétra dans la pièce d'un pas vaporeux. Si elle se parait de perles et de rubans sophistiqués, elle n'avait pourtant pas dénoué le tablier autour de sa taille. Quand elle les serra tour-à-tour dans ses bras, un sourire ensoleillé aux lèvres, Annie sentit l'une de ses mèches blonde lui chatouiller la joue.
- Soyez sages, mes enfants... Gardez la tête haute et souriez aux professeurs. Vous pouvez certes vous y faire des amis, mais cela doit être secondaire.
Annie comprit alors que Solveig parlait à elle en priorité, puisque Xia était depuis longtemps inscrite à l’École, et qu'elle rapportait, par ailleurs, de très bons résultats. Savoir que Xia ne sera pas dans la même salle de cours que la sienne lui avait fait l'effet d'un coup de poing dans l'estomac, autrefois. Mais aujourd'hui, après avoir inlassablement bu les avertissements et conseils de Solveig, elle se sentait prête.
Mais angoissée.
Les élèves de l’École étaient divisés par niveaux, et mieux ils manipulaient la magie, mieux ils participaient aux cours les plus compliqués, dans les niveaux les plus hauts. Il y avait dix niveaux en tout, et le redoublement était considéré comme une chose habituelle. Parmi les élèves se trouvaient donc des êtres de tout âges, du cheveu le plus neuf à celui plus grisonnant. Xia faisait partie des niveaux huit, tandis qu'Annie échouait, bien évidemment, parmi les niveaux un.
L'humaine tenta de prendre une grande inspiration, mais le nœud de son corset semblait si solidement serré qu'il lui était impossible de réaliser cet acte.
- Partez, mes enfants, partez, dit la mère de son accent d'enchanteresse. Vous arriverez certes tôt, mais vaut mieux tôt que tard, et comme les professeurs sont assez exigeants... Allez-y.
Le sourire que leur destinait Solveig ne ressemblait pas une expression sur mesure, ou à celle qu'elle utilisait avant de faire jaillir son venin mortel. Ce n'était l'un de ces sourires qu'elle composait par pure ironie. Il s'agissait d'un sourire un peu fragile, qui tremblait aux commissures et plissait ses yeux dorés. Un sourire de mère inquiète.
Annie s'imprima cette convulsion dans la mémoire, pour ne jamais oublier que Solveig tenait à elle. Elle huma une dernière fois son doux parfum printanier, un curieux mélange de fraîcheur et de tabac, puis se détourna, le cartable de cuir accroché à une épaule, la cage de Flamimi pendant à son bras.
Cette odeur la soulageait de telle façon qu'un sourire lui chatouillait les lèvres.
- N'oublies pas, Amaya. Ne répond pas aux questions indiscrètes de tes camarades et professeurs, écoutes consciencieusement les cours et rends-toi à la bibliothèque dès que tu auras, ne serait-ce qu'une minute, un moment de répit.
La voix de Solveig s'était faite un peu plus dure, mais pas tout à fait enflammée. Elle conservait une note d'anxiété sacrément facile à repérer.
- Je ne vous décevrez pas, Solveig. Je vous le promet.
Sur ces belles paroles, Annie escorta Xia dans la morsure du vent glacial. La dernière chose qu'elle vit, ce fut Solveig qui déballait sa pipe de la poche de son tablier, avec sa délicatesse de fleur. Pour la centième fois depuis qu'elle connaissait la mère, l'humaine se demanda comment cette dernière arrivait à garder son beau visage privé de dégâts, malgré tout le tabac qu'elle ingurgitait. Si elle fumait, et avec une telle densité, Annie ne serait pas étonnée de posséder un visage flétri et ravagé par la trop forte consommation de poudre.
Selon elle, Solveig fumait autant qu'une locomotive, et Varid et Xia semblaient n'en avoir cure. Avaient-ils conscience du danger qu'était le tabac ?
Annie secoua la tête et plissa les yeux pour distinguer l'océan de nuages moutonneux qui lui faisaient face. Derrière leurs douces vapeurs, elle pouvait saisir des bribes de marbre, de silhouettes, de voix, de vie. Mais étant encore sous le porche de Scintillam, les sons et les images se répercutaient contre elle comme des échos.
- Annie ? Lui intima Xia, les bras croisés contre sa poitrine dans un effort vain de se réchauffer.
Tandis qu'elle parlait, un cumulus se condensait devant sa bouche, comme le ferait le souffle d'un dragon.
- Oui ?
- Que dis-tu de te mettre en route ?
Xia essayait un sourire enjoué, mais il tremblait nerveusement aux commissures. Annie devina alors que la jeune Wolkenaise comprenait plus ou moins son angoisse, et qu'elle se savait pas trop comment l'aborder. Les joues ravagées par le froid, l'humaine tenta de lui rendre sa mine confiante. Mais elle fut incapable de déterminer si l'expression qu'elle lui administra était un sourire raté, ou une grimace réussie. La saveur flasque de l'anxiété prenait toute sa bouche.
- Allons-y, érailla-elle.
Ces mots animèrent instantanément leurs jambes. Les nuages sous leurs pieds s'avouaient tellement moelleux qu'ils étouffaient complètement l'écho de leurs pas. Ce fut donc dans un silence olympien qu'elles commencèrent leur progression, seulement rompu par leurs claquements de dents frigorifiés. Leurs cartables pesaient si lourds sur leurs dos que plutôt qu'affaires scolaires, Annie avait l'impression de transporter le poids de ses problèmes, le nombre de jours qui composaient son existence. Entre les griffes du vent hivernal, l'humaine se sentait faible, terriblement faible. Petite, terriblement petite.
Annie se laissait aller dans son sentiment de vulnérabilité jusqu'à se qu'au loin, elle visualisa une minuscule silhouette toute trapue. Accrochée à un énorme bâton, elle se déplaçait avec difficulté, traçant des ronds hagards au milieu des nuages. Son pas était lourd et laborieux, son corps tremblait. Annie plissa d'abord les yeux, puis les écarquilla et aussitôt, la pression de son corps se relâcha.
- Kadambini !
Elle s'élança vers la gremline de toute son énergie. La cage de Flamimi fut aussitôt dorlotée dans tout les sens, et l'oiseau se mit à piailler de frayeur.
- Annie ! Amaya ! Résonna derrière elle la voix terrifiée de Xia.
Annie ignora superbement cet accent de moins en moins interrogateur, de plus en plus suppliant. Elle allait enfin retrouver celle qui par deux fois, lui avait sauvé la vie. Mais plus les contours de la silhouette se précisaient, plus Annie ralentissait malgré elle. Quelque chose, dans la manière dont la créature boitillait la chiffonnait. Pourtant, ce crâne aussi gros et rond qu'une lucarne, ces jambes osseuses et mal dégourdies et cette démarche claudicante ne pouvait appartenir qu'à un gremlin. Annie s'arrêta complètement, le souffle court. Il s'agissait donc de cela. Cet être n'était pas Kadambini, mais bien un authentique gremlin au sourire édenté. Avec un autre nom. Une autre identité.
Annie sentit son cœur se serrer de déception. A quand viendra sa prochaine rencontre avec Kadambini ? La reverra-elle, au moins ? Elle perçut que dans son âme, un autre sentiment se tricotait, plus complexe, moins ordinaire. Annie ne réussit cependant pas à le décrypter, son unique constat fut que sa saveur était ignoble : grasse et huileuse.
- Annie...
Xia l'avait rejoint à une vitesse impressionnante si on considérait les souliers vertigineux avec lesquels elle galopait. Le froid avait laissé de tracées violettes sur son visage, et l'effort, des tracées rouges. En tenant compte de l'orange habituel de son teint, elle formait en quelque sorte le début d'un arc-en-ciel. Elle rabattit une bouclette derrière son oreille d'un mouvement brutal.
- Qu'est-ce qu'il te prends, Amaya, à courir comme ça ? Pourquoi voudrais-tu voir cette... (Son nez de poupée se retroussa d’écœurement)... chose informe ?
Annie s'apprêta à protester, puis elle baissa son regard sur la créature qu'elle avait prise pour Kadambini. Ce gremlin-là ressemblait vraiment beaucoup à sa sauveuse, mais de manière caricaturale. En effet, ses traits ne semblaient pas coulants, mais carrément dégoulinants ; sa peau ne semblait pas pâteuse, mais crémeuse ; sa dentition ne semblait pas épouvantable, mais complètement inacceptable ; sa démarche ne semblait pas trapue, mais exactement bossue ; et ses vêtements ne semblaient pas élimés, il s'agissait d'authentiques guenilles.
Annie convint que la créature ne ressemblait pas à grand chose, mais ce n'était pas une manière de se comporter avec les gens.
- Une plume... une petite plume... une toute petite plume, s'il vous plaît..., grinça l'étrange être en s'avançant dans leurs direction.
Xia bondit aussitôt en arrière, horrifiée.
- Pas question ! S'exclama-elle en déployant toute sa volonté et son écœurement dans ces mots.
Le gremlin paraissait initié à ce genre de comportement, et ne parut ni furieux, ni découragé. Au contraire, il sourit de toutes ses dents plus grisâtres les unes que les autres :
- Oh, cela ne peut être qu'une insignifiante plume... De pigeon... de moineau... de corneille... Mais s'il vous plaît, une pl...
- Qu'avez-vous fait pour vous trouver dans un tel état ? Demanda Annie en s'agenouillant à sa hauteur.
Rien que de fléchir les genoux lui faisait horriblement mal. Son corset prenait à cœur joie le fait de la torturer. Annie grimaça mais garda les yeux rivés sur le gremlin, alors que Xia la fixait d'un air profondément offusqué.
La créature, elle, se mit soudain à rire de toute sa voix grinçante, sépulcrale et tout à fait éraillée, tandis qu'elle envoyait des effluves de son haleine funeste en plein dans la figure de la pauvre Annie.
- Comment je suis arrivé, là ? T'es une bien naïve, une sans-culture, m'fillette ! Mon nom est Ghanambu, et ma Porte natale a été condamnée. (Il se mit alors à farfouiller dans sa narine gauche avec application) Nous, les gremlins, étions libres à l'époque. Nous avions notre Porte, nous avions notre culture et nos coutumes, et personne ne venait nous déranger. Notre intelligence était bien supérieure à celle des Nuageux, notre savoir aussi. Nous les méprisions à cause de leur ignorance, de leur superficie malodorante. De notre côté, nous sommes tous nés avec deux infaillibles talents dans la mécanique et les soins, qui compensent avec notre manque cruel de beauté. Notre pays était complètement composé de rouages et de plantes médicales, et les Nuageux l'ont piétiné comme rien...
- Pourquoi ? Questionna Annie malgré elle, dont l'histoire la fascinait.
Ghanambu parlait avec animation, profondeur et indignation. Le sujet semblait l'atteindre en plein cœur. Dans son regard brillait une lueur dorée qu'Annie connaissait assez bien. La lueur de la vengeance, accompagnée de son arôme pimenté.
- Ils jalousaient notre intelligence, et désiraient nos talents de docteurs et mécaniciens, dit Ghanambu en caressant la texture parcheminée de ses pommettes basses. Ils nous ont contraint à devenir leurs esclaves, et ceux qui ont parvenus à s'échapper du massacre se sont dispersés dans tout le Monde des Nuages, en hors-la-loi. Cela fait dix ans que notre espèce est donc plongée dans la misère, destinée à errer éternellement sur les nuages, sans vivre réellement.
Il scruta Annie dans le fond des prunelles, lui de ses iris d'une huile vitreuse, elle à travers le bleu marécageux des yeux d'Amaya. Son cœur écumait des battements chaotiques, sans qu'elle ne sût vraiment pourquoi.
- Les téléphériques, automates, ascenseurs et toutes œuvres de mécanique viennent tous du cerveau d'un gremlin, contraint à divulguer son savoir à son maître. Qu'est-ce que t'en dit, toi, m'fillette sans-culture ?
- Votre haine doit prendre d'énormes proportions, déglutit Annie.
Ghanambu s'esclaffa encore d'un rire sale, éraillé, sinistre comme le grincement d'une porte mal huilée. La jeune fille crut un instant que ses oreilles saignaient tant ce mugissement se faisait strident.
- Effectivement, m'fillette sans-culture. Mais telle n'était pas note conversation, à la base... T'aurais pas une petite plume dans ton énorme besace ?
Annie récupéra délicatement une plume qu'avait laissé tomber Flamimi dans les nuages, les sourcils tellement froncés qu'une crevasse sombre s'était creusée entre eux. Comme il lui fallait un peu plus d'informations, elle devait se la jouer cartes sur table.
- Je t'offre deux plumes de rouge-gorge à une condition.
- Laquelle ? Demanda Ghanambu en louchant sur la monnaie posée sur sa paume.
- Que tu répondes à mes questions. Comment les Nuageux se sont-ils pris pour piétiner votre Porte ?
Le gremlin entrechoqua ses mâchoires douloureusement, et la lueur assidue de vengeance se ranima dans ses yeux. Cette lueur évoquait indéniablement la flamme jaune d'un réverbère. Elle faisait l'effet d'une brûlure sur la peau. Les lèvres de la créature se déplièrent lentement, très lentement jusqu'à ses oreilles pointues, et se craquelèrent pour révéler une dentition patibulaire. Le sourire de Ghanambu était grisâtre, épouvantablement cendreux.
- Ils ont capturés des humains dans le monde d'en bas, dit-il, tandis qu'Annie sentait son cœur dégringoler dans sa cage thoracique. Cinq, exactement. Il ne leur fallu qu'un mois pour anéantir complètement notre Porte, et la condamner ainsi pour les restants des jours.
- Qu'on donc fait les Nuageux des humains, après cela ? Souffla Annie, qui redoutait déjà la réponse du gremlin.
- Ann... Amaya..., murmura Xia dans son dos. Non...
Mais Ghanambu scruta l'humaine comme s'il s'agissait de la plus fascinante des inventions, les deux doigts fourrés dans ses narines. Ses poings crochus se serrèrent de hargne.
- Ils les ont tués, déclara-il sans état d'âme.
Annie n'eut à peine le temps de remettre les deux plumes de rouge-gorge entre les mains du gremlin. Xia l'emporta loin.
- Qu'est-ce qu'il t'a pris à parler avec un gremlin ? Ces bêtes sont des êtres assidus de vengeance, je préférerais pisser dans un violon que de leur adresser la parole ! Et regarde comment il t'a amoché le moral...
Annie fronça les sourcils. Des telles grossièretés sorties de la bouche délicate de Xia était un spectacle assez terrifiant. Tandis qu'elle écumait sa peur et sa rage, ses bouclettes tourbillonnaient furieusement, sa robe-redingote froufroutait impétueusement et ses breloques chantaient de toutes leurs inébranlables cordes vocales.
Annie ne les écoutait pourtant que d'une oreille distraite. Sa peau, déjà pâle par nature, avait opté pour une translucidité absolue. Les dires bouillonnants du gremlin radotaient péniblement dans sa tête. Des humains étaient donc venus dans le Monde des Nuages, jadis. Des créatures autre que Schyama avaient donc su qu'il s'agissait de dangers apocalyptiques pour cet univers... bien avant sa venue. Comment ?
Elle commençait à mordiller une de ses bouclettes bleutées quand elle se souvint qu'elle ne devait pas faire cela. Elle faillit s'étouffer avec une boule de poils. Les humains capturés avaient mis un mois à détruire la Porte des gremlins. A elle seule, combien de temps mettra-elle pour anéantir la Wolken ?
- Tu as vu sa dentition, sa crasse ? Ses orteils m'évoquaient de gros vers blancs... Et son sourire m'a carrément épouvanté, pas toi ? Annie, ce sont des créatures sanguinaires, ne les approche plus jamais, compris ? Tu... tu... Annie ? Annie, tu m'écoutes ?
Mais l'étau de la spirale des réflexions d'Annie était beaucoup trop serrée. Aussitôt, sans réfléchir, la main de Xia s'envola de son gré dans les airs et atterrit sur la joue blême d'Annie avec un claquement sec. L’humaine sortit immédiatement de sa torpeur pour fixer la jeune Wolkenaise, abasourdie.
- Tu... Tu... viens de me gifler ? Bredouilla-elle sans rien comprendre.
Une lueur de défit dansa un instant dans les yeux de Xia, puis s'éteignit. Elle aussi paraissait assez stupéfaite de son propre geste, ce qui ne l'empêcha pas de répondre sèchement :
- Oui, ça te remettra les idées au clair.
- Que...?
- J'en ai marre de te voir te ronger les ongles sans arrêt tandis qu'inconsciemment, tu massacres le monde dans lequel toute mon enfance fut baignée. Réveilles-toi un peu ! Agis !
Annie eut l'impression que si elle ouvrait la bouche, elle cracherait son cœur. Elle parla pourtant, d'une voix lente et maladroite, agrémentée de postillons salés :
- J'agis déjà.
Xia ricana, et à ce rire cruel, l'humaine sentit sa joue bourdonner comme un vieux gramophone. Ses bouclettes se pointèrent vers elle comme des serpents affamés, qui mordaient sa nuque rousse et gracile.
- Mais en lisant des livres. Crois-tu que c'est suffisant pour sauver le monde ? Pour ma part, je ne pense pas. Mes parents te donnent tout le nécessaire et toi, tu n'arrives qu'à les encombrer de ta maladresse pathologique, de tes bredouillements insupportables et de tes crises de larmes. Pleurer n'a jamais abouti à rien, le savais-tu ? Tout ce que tu trouves à faire, c'est taper la causette aux mendiants meurtriers du quartier. Et...
- Fermes ton caquet, murmura Annie, dont la sueur lui brûlait les tempes.
La moutarde ne lui piquait pas le nez, elle l'enflammait.
- En quel honneur ?
- Mets-toi un peu à ma place. Je débarque dans un autre univers, je me découvre comme l'apocalypse incarnée, je cauchemarde dans mon plumard chaque nuit et l'ultime espoir repose sur un nom, un nom que je dois impérativement décrypter. Le nom de la nouvelle ressource.
Tandis qu'elle parlait, son ton montait et la face de Xia se teintait d'une expression indescriptible mais certainement pas cruelle. Un instant plus tard, ses traits s'adoucissaient complètement. Mais Annie sentait son âme brisée, comme morcelée. Les mots de Xia étaient un feu ; d'abord la flammèche insignifiante d'une bougie, puis un véritable incendie. Annie se détourna avec une rigidité toute minéralogique. La saveur qu'elle goûtait était brûlante, saupoudrée d'une épice salée. Une triste rage.
- Annie, murmura la jeune Wolkenaise.
Mais l'humaine tordit ses lèvres en une grimace approximative, tandis qu'elle s'éloignait à grands pas vers le pont qui reliait la mer de nuages à la Cité Blanche. Les lumières des réverbères s'étiraient en étoiles à travers le prisme de ses larmes.
Larmes qu'elle ravala immédiatement. Xia lui avait très clairement fait comprendre que ce n'était pas en pleurnichant qu'elle allait sauver la Wolken. Même acide et mordant, ses commentaires ne pouvaient lui servir qu'à aller de l'avant. Elle n'échouerait pas. Jamais plus Solveig la bombardera de postillons de rage, de mélancolie et de déception ; jamais plus Varid ne lui parlera avec la lenteur et la lourdeur de l'homme résigné à être déçu ; et jamais plus Xia ne secouerait sa tête toute bouclée de désespoir, tout en levant les yeux au ciel. Pour cette famille aux diverses facettes, elle vaincra.
Annie se répéta cette promesse jusqu'à ce qu'elle parvint de l'autre côté du pont. La première chose qu'elle croisa en débouchant là-bas fut de jeunes Wolkenais vêtus pareillement qu'elle : redingote, bas de soie éclatant, cravate et souliers douloureux. Un cartable en cuir de borkla pendait à leurs épaules étroites, une cage métallique encombrait leurs bras rigides et un sourire sérieux vagabondait sur leurs lèvres gominées. L'écho des chaussures de Annie contre le sable se mêla à ceux de ces élèves aux allures sévères. Déglutissant sa colère vis-à-vis de Xia, la jeune fille les observa à la dérobée, les yeux ronds et une main démêlant une bouclette récalcitrante.
Les étudiants des niveaux neuf et dix se coiffaient de bicornes ou de tricornes pour distinguer leur prestigieuse ingéniosité des autres. Ceux-là marchaient avec un dos aussi droit qu'un lampadaire, ou alors d'une règle de bois. Annie repéra quelques élèves aussi perdus qu'elle, mais il s'agissait d'une véritable rareté. L'ensemble du groupe dégageait réellement une aura de détermination pure.
Annie releva rapidement son menton pour adopter la même attitude. Toutefois, même en fournissant des efforts, elle continuait de se sentir comme une grenouille parmi les crapauds, ou un pigeon parmi les colombes. En entendant le gazouillement perçant de Pudubec dans son dos, Annie réalisa que Xia la suivait quand même de près, et une bouffée d'agacement la râpa malgré elle. Heureusement, la vertigineuse silhouette qui se dessinait à l'horizon parvenait à lui détourner les idées.
Elle sema encore une bonne dizaine d'empreintes sableuses derrière elle avant de se retrouver totalement face à l’École, pour la troisième fois de sa vie – et sûrement pas la dernière.
Une fois de plus, elle se laissa éblouir par la blancheur aveuglante des parois de marbre monumentales. Elle se demandait avec perplexité combien de tuiles sertissaient les tours. La mer de nuages qui filait autour et au-dessus des girouettes, tourelles, clochers, et toitures en pointe comme un mur moelleux donnait l'impression que le ciel était une surface solide, atteignable.
Ses pas la menèrent devant l'énorme porte frappée d'un miroir circulaire qui servait d'entrée principale. Le reflet de tout les étudiants dans leur patience, sagesse et intelligence n'était pas là pour l'apaiser. Même quand soudain, la glace se fendit en deux, sans un seul bruissement de verre.
Les portes de l’École s'ouvraient sur son destin.
Du coup... bah toutes ces révélations m'ont donné des théories un peu farfelues... Et si c'était les Nuageux les méchants de l'histoire ? Et si Xia, Solveig et Varid étaient des antagonistes ? C'est vrai que depuis le début, Annie se fait mener à la baguette par ces trois-là.
La tension, la dispute, Annie qui sent la pression augmenter d'un cran... c'était super bien maîtrisé et j'aime toujours autant tes descriptions imagées.
Par contre, Flamimi...? Cela semblait si important le choix du volatile que je m'attendais à une place plus grande donnée à la relation entre Annie et lui. Pour l'instant, il a servi de carte bancaire...
Il pourrait la mettre dans des situations délicates en dévoilant ce qu'elle pense.
Inversement, il pourrait dévoiler les émotions des interlocuteurs d'Annie et lui donner enfin les clés pour comprendre la psychologie des gens de la Wolken.
Merci pour ces propositions !
Pluma.
Moi je me contente de rêver et de me laisser inspirer.
Trop heureuse aussi que tu aies apprécié l'échange entre Annie et Ghanambu, je ne pensais absolument pas avoir réussi ce passage !
C'est toujours aussi agréable à lire. J'aime bien tes comparaisons, même si j'ai de moins en de moins de mal avec tes anaphores (sans doute parce qu'il y en avait beaucoup avant).
On apprend un peu plus de background. C'est intéressant de savoir qu'il y avait d'autres humains. Pauvre Annie... et dire que Xia s'est montrée très brutale de ses réflexions. Elle était pas sympa, là ^^
"elle continuait de se sentir comme une grenouille parmi les crapauds" : ce n'est pas l'inverse, plutôt ? Les crapauds sont quand même des bêtes plus de verrues, contrairement aux grenouilles qui ont la peau lisse. A moins que tu parles de la taille ? (Les crapauds sont plus grands que les grenouilles, il me semble).
Bref, hâte à la suite et de voir comment va se dérouler les jours d'école ^^
A bientôt !