Mes parents ont toujours vécu dans le Dauphiné. À peine retraités, ma mère a harcelé mon père pour qu’il accepte un exil vers le littoral méditerranéen. Elle espérait que l’air marin, associé aux températures plus clémentes apaiseraient ses douleurs rhumatismales. Mon père, montagnard dans l’âme, s’est laissé convaincre à contre cœur. Elle lui promettait une vie tropicale et douce, oubliant délibérément que, dès la fin du printemps, les autoroutes en crue, inondent les petits villages, de vagues successives de touristes, dont je faisais d’ailleurs partie.
Ma mère a rapidement tissé des liens, aux halles du village, avec un groupe d’ amies. Invitée à se joindre à elles, lors de leurs promenades, elle a découvert la garrigue et profité du rivage. Le cri des mouettes a remplacé celui des corbeaux. Alors qu’à Grenoble mon père partait souvent en randonnée avec les différents clubs auxquels il adhérait, dans le sud il s’est progressivement retiré de toute vie sociale. Estimant avoir gagné le droit de se reposer, il s’était abonné à une chaine sportive, et surtout au canapé, devenu son meilleur ami. De toute façon, l’infini horizon méditerranéen l’angoissait. Il lui préférait la sérénité de la matrice montagneuse. Ma mère ou moi le traînions de force pour lui faire essayer toutes sortes d’activités maritimes. Ni les sports de glisse, ni la navigation, ni même la pêche, n’avaient retenu son attention. Il semblait s’accommoder de sa solitude, pour peu qu’elle soit rompue de temps en temps par les allées et venues de ma mère. Elle s’inquiétait pour lui, et se demandait s’il ne commençait pas à perdre la tête. Elle craignait tellement cette horrible maladie d’Alzheimer qui avait emporté mon grand-père paternel.
Mon père, par manque d’envie ou par incapacité, ne faisait plus grand-chose. Il sortait peu, et comptait sur ma mère pour gérer son quotidien. Mais ma mère était tombée gravement malade. Elle était régulièrement hospitalisée pour des chimiothérapies. Mon père m’appelait souvent. Je le sentais perdu. Il ne savait, ni comment préparer les repas, ni faire les courses, et surtout, ne savait pas comment faire pour avoir des nouvelles de sa femme. J’ai dû poser des jours de congé pour le rejoindre, en attendant le retour de ma mère. Mais, elle n’est jamais revenue.
Une fois les obsèques terminées, j’ai emmené mon père consulter, car il restait prostré toute la journée, refusant de s’alimenter. Le diagnostic m’a fait l’effet d’une claque violente et douloureuse. En perdant ma mère, je perdais aussi mon père, qui bientôt ne me reconnaitrait plus. Atteint de la maladie d’Alzheimer, il ne pouvait plus vivre seul. Heureusement qu’une place en maison de retraite s’est rapidement libérée dans sa ville. Ce n’était que temporaire, le temps de trouver un établissement près de chez moi à Grenoble. Mon père se dégradait de jour en jour. Il errait dans les couloirs, souvent dénudé, et devenait agressif lorsque les soignants s’occupaient de lui. Il maigrissait à vue d’œil. Son médecin avait tout essayé ; anxiolytiques, neuroleptiques, rien n’y faisait.
J’ai réussi à trouver une place en Ehpad, à Corenc, une petite ville surplombant Grenoble, juste au pied du mont St Eynard en Chartreuse. Il sera ainsi plus près de moi et de ses montagnes qu’il aimait tant. Un transfert a été organisé en ambulance, dans laquelle je pouvais l’accompagner. Il avait déjà beaucoup maigri. Il était si faible qu’il ne réagissait ni à mes caresses, ni à mes paroles. Je craignais même qu’il ne supporte pas le trajet. Je surveillais du regard sa poitrine qui se soulevait péniblement. Ce n’est qu’au bout de deux heures de route, presque arrivés à destination, que j’ai eu la surprise de le voir ouvrir les paupières. Nous étions aux portes du Dauphiné. Le soleil se couchait derrière la chaine du Vercors. Ses rayons orangés embrasaient le ciel sans nuage de cette première journée d’automne. Mon père, ne quittait pas des yeux la chaine du Vercors. La beauté du ciel flamboyant autour, avait ranimé les braises moribondes de son cœur. La montagne ressemblait à une applique fixée sur le mur céleste. Elle laissait s’échapper derrière elle, un éventail de lumières dont les tons variaient du jaune orangé au rouge cuivré. Les rayons semblaient déchirer par endroits, le voile sombre de la nuit qui avait du mal à s’imposer.
Les jours qui ont suivi son retour, il a semblé s’éteindre de nouveau. Il demeurait absent et silencieux en toutes circonstances. Lasse de le voir s’enliser dans un abîme de néant, je décidais de l’habiller chaudement et de le sortir en fauteuil roulant. Les soignants ont bien essayé de m’en dissuader, évoquant son état de fragilité. Je n’ai rien voulu entendre, tellement mon désespoir était assourdissant. J’en voulais à ma mère qui m’avait abandonnée, ainsi qu’à mon père qui voulait la suivre. En sanglotant et reniflant j’ai poussé le fauteuil roulant hors de l’établissement, puis j’ai suivi un chemin de terre, derrière la maison de retraite. Nous nous sommes retrouvés à l’entrée d’une forêt. Je me suis arrêtée à bout de souffle, me demandant ce que je faisais là avec mon pauvre père moribond. Je regardais sa nuque courbée en avant, quand je vis sa tête se relever et tourner lentement. Il réagissait enfin. J’ai actionné les freins sur le fauteuil, et me suis assise sur un tronc d’arbre en face de lui. Il avait eu cette même mimique dans l’ambulance, lorsque le spectacle du coucher de soleil l’avait réanimé. Son visage exprimait le bonheur de celui qui retrouve un être cher, après une longue absence. Son regard s’illuminait d’étonnement et d’émerveillement. Comme une sorte de Pinocchio, il avait quitté son corps mort de poupée de chiffon. Il s’était redressé plus vif que jamais, et admirait le ciel, les arbres, et le tapis de feuilles au sol. Il fit mine de se lever. J’eu à peine le temps de bondir pour empêcher sa chute en avant. J’ai approché son fauteuil d’un grand pin sylvestre. Il a tendu une main tremblante, sans pouvoir atteindre le tronc. Je l’ai rapproché un peu plus, lui permettant de caresser de ses doigts les plaques d’écorce pourpre. J’ai ramassé un tas de feuilles mortes que j’ai éparpillé sur ses genoux. Je retrouvais enfin ses yeux rieurs.
Dès que je pouvais, j’allais le chercher, et nous partions faire un tour en forêt. Au début ce n’était pas si simple. Je ne trouvais pas toujours de soignant pour m’aider à l’habiller. Trop faible, il ne pouvait même pas tenir un bras en l’air. Puis, petit à petit, il a repris des forces. Grâce à la stimulation des soignants, il mangeait mieux. Ils avaient compris qu’il aimait beaucoup la montagne, alors, après les soins, les auxiliaires de vie l’installaient dans le salon. Là, à travers la grande baie vitrée, il admirait la chaine de Belledonne. La vue était splendide, surtout depuis que les sommets avaient enfilé leur magnifique bonnet neigeux. Mon cher père reprenait goût à la vie.
Grâce à l’amélioration de son état, il pouvait enfin commencer la rééducation à la marche. Les progrès étaient surprenants. Rapidement, nous avons pu nous débarrasser du fauteuil roulant. Il enfilait ses nouvelles chaussures de marche et, bras dessus bras dessous, nous allions sur le belvédère admirer la ville dans la vallée. À l’arrière-plan, d’un côté la chaine de Belledonne, où, enfant j’allais skier avec lui. Et, de l’autre, le massif du Vercors, où, son père, ancien résistant, s’était caché pendant la deuxième guerre mondiale. Nos balades en forêt lui permettaient d’aller mieux, tant sur le plan physique que cognitif. Désormais, se rappelant bien les jours de mes visites, je le trouvais fin prêt, chaussures aux pieds. Nos promenades se transformaient en réelles randonnées, pendant lesquelles la nature nous transmettait autant sa force que sa quiétude, ce qui nous rassurait et nous apaisait, l’un comme l’autre. Au cours de l’une de ces promenades, j’eus l’agréable surprise de voir mon père sourire à nouveau. Il marchait désormais sans aide humaine, mais avait tout de même besoin de deux bâtons de randonnée. Il s’arrêta brusquement et pointa l’un d’eux dans une direction que je scrutais sans rien voir. Son sourire s’était élargi, son regard semblait surpris que je ne remarque ni ne reconnaisse le superbe cèpe qui paradait au milieu de la mousse. Il m’a montré fièrement comment le ramasser délicatement, et, comment en chercher d’autres. Le lendemain, je lui rapportais une omelette de champignons qu’on m’a interdit de lui donner au nom de ce foutu principe de précaution. Mais je peux avouer maintenant avoir bravé l’interdiction et qu’il s’est quand même bien régalé. À partir de cet instant, ses journées se sont nourries d’envies et de désirs. Le désir de travailler sa marche et son équilibre, celui de partir en forêt, celui de trouver des champignons, celui de retrouver tout simplement une vie normale.
Les premiers flocons sont arrivés, mais rien n’empêchait nos excursions. Mon père marchait lentement dans la neige, non pas par peur de tomber, mais pour bien en apprécier la sensation et écouter le crissement de chacun de ses pas. Nous avons fait une bataille de boules de neige. Quel bonheur de l’entendre rire aux éclats. Nous allions de plus en plus loin, de plus en plus haut. Au crépuscule, quel plaisir d’admirer la blancheur des prairies recouvertes de neige, contrastant avec la lisière obscure des bois. Leonard de Vinci aurait pu s’inspirer de ce spectacle, pour développer sa technique du clair-obscur.
Aujourd’hui, mon père a quitté l’EHPAD pour vivre dans un petit chalet à Saint Pierre En Chartreuse. Redevenu autonome, il organise des randonnées pour les copains. Son médecin pense qu’on a dû confondre chez lui, les symptômes de la maladie d’Alzheimer avec ceux d’une grosse dépression.
La montagne a été pour lui, la meilleure des thérapeutiques.
J'ai beaucoup aimé cette nouvelle ; j'ai été séduite d'abord par son ton plein de poésie et de douceur, d'humanité ; et puis par le thème "l'erreur de diagnostic", que tu exploites avec beaucoup de bienveillance et d'humilité. Il n'y a aucune trace de rancoeur, pas la moindre colère vis à vis de corps médical qui a posé le mauvais diagnostic et cela rend ton récit encore plus poignant.
J'ai noté quelques remarques :
-"Alors qu’à Grenoble, mon père partait souvent en randonnée avec différents clubs dans le sud, il s’est progressivement retiré de toute vie sociale." : je pense qu'il manque une virgule après le mot club ;
-"Ses rayons orangés embrasaient le ciel sans nuage de cette première journée d’automne." : j'aime beaucoup l'image !
-"En l’aidant, il a pu passer ses doigts sur les plaques d’écorce pourpre." : je mettrais plutôt "je l'ai alors aidé à passer ses doigts sur les plaques d'écorce pourpre" (encore une fois, l'image est très belle).
À très vite !
Merci pour tes remarques et corrections. J'en tiendrai compte le moment venu, quand Le Sablier décidera de mettre un terme à son écriture. Je reprendrai alors toutes les propositions de correction.
Merci surtout pour tes encouragements.
Mais tu étais là pour contrecarrer la fatalité.
Je comprends que chaque médecin redoute l'erreur de diagnostic, la pression est d'autant plus forte aujourd'hui car l'on cherche toujours à trouver un coupable en oubliant que l'erreur est humaine et que, Dieu merci, les médecins ne sont pas encore des robots ! D'ailleurs un robot serait-il lui même infaillible ?
Ton écriture est pleine d'émotion et de tendresse !
Juste quelques remarques de "virgules" :
- le ciel sans nuage, de cette première journée d’automne : je ne mettrais pas de virgule.
- La beauté du ciel flamboyant autour, avait ranimé : soit tu ne mets pas de virgule ; soit tu en mets une aussi après ciel.
- Les rayons semblaient déchirer par endroits, le voile : pas de virgule.
A très bientôt
Merci pour tes encouragements, à te lire bientôt.
Tout cela pour te dire, ne va pas chercher midi à quatorze heure, laisse toi du temps et savoure le plaisir d'écrire.
A bientôt
Merci