Obstination déraisonnée?

Par SHÂMSE
Notes de l’auteur : La question de l’euthanasie est très complexe. Etymologiquement il s’agit d’une bonne mort. Pour le Comité Consultatif National d’Ethique c’est l’acte d’un tiers qui met délibérément fin à la vie d’une personne dans l’intention de mettre un terme à une situation jugée insupportable. Si l’injection de produit léthale ne peut porter à confusion, qu’en est-il de l’arrêt de soins vitaux dans des situations jugées irrécupérables. On voit que cet acte dépend du jugement de l’autre : ce qui est insupportable pour l’un, ne l’est pas forcément pour l’autre. Au bout de combien de temps de soins peut-on penser que la situation est irrécupérable ?
Ma crainte la plus importante est que la réflexion autour du supportable et de l’irrécupérable soit biaisée par l’âge et l’état de dépendance du patient.

J’ai toujours beaucoup travaillé, et j’aimais ça. J’ai élevé mes deux petiots tout en gérant ma ferme et mon élevage de vaches. Tout ça, sans l’aide de personne, Raymond, mon mari, est parti trop tôt. J’ai buché dur pour que mes gones Victor et Victorine puissent aller étudier à la ville. Je me levais à 5h du matin pour traire les vaches, nettoyer les logettes, m’occuper des veaux, préparer la mangeaille du troupeau, et faire du fromage que j’allais vendre sur les marchés. Ça traînait pas, je sais pas pignocher, moi !

Quand la vache folle est arrivée en France, ils ont tué toutes mes bêtes, même ma vache préférée Marie. Ces saligauds m’ont fait comprendre qu’à soixante-six ans, valait mieux que je la quitte, ma ferme. Mais moi, je l’ai gardée, et je l’ai transformée en gite avec de belles chambres d’hôtes. Le banquier m’a dit que c’était à la mode et que ça me permettrait de m’en sortir. Je recevais des couples, à qui je proposais de la cuisine de terroir. Je leur faisais traire une vache ou deux et ramasser des œufs. Ils étaient bougrement contents. ça me laissait du temps pour aller m’occuper de Marguerite et Clémence, des jumelles de 88 ans qui vivaient dans une vieille baraque près de chez moi. Elles z’avaient pas de famille, et  voulaient pas quitter leur maison. Je faisais les courses, les repas. Elles étaient heureuses ensembles, à la campagne.

En 2003,  parait que 15000 vieux sont morts de soif, tout seuls chez eux, à cause de la canicule. Moi je crois plutôt que c’était à cause de la solitude. L’année suivante, le maire a fait l’inventaire des vieux isolés. C’est là qu’ils ont découvert que les jumelles ne se déplaçaient plus trop, et qu’elles z’avaient pas de famille. J’ai eu beau dire qu’elles risquaient rien avec moi, mais comme j’avais aucun lien de sang avec elles, ils ont fait comme si j’existais pas. Bon sang, les liens qu’on tricote pendant des années, y sont bien plus forts que ceux qu’on accouche à la naissance ! Ils ont trouvé une maison de retraite à deux heures de route. J’ai qu’un tracteur moi, pas commode pour aller voir mes jumelles. J’ai pleuré toutes les larmes de mon corps. Elles sont mortes deux mois plus tard. Il parait qu’elles avaient perdu l’appétit. Moi je pense qu’elles avaient perdu le goût de la vie.

Aujourd’hui chuis dans mon lit, et j’arrive même plus à bouger pour prendre un verre d’eau. Dans ma tête ça se bouscule. Je vois des mamelles de vache pleines de lait, des fruits de partout avec des pots de confiture à remplir. Je décortique en pensée les mouvements à faire pour me lever . « Hé ho Fernande, bouge-toi ! Tu vas pas rester là, couchée à rien faire, avec tout le travail qui t’attend ? Mais bougre ! Pourquoi j’arrive même pas à m’assoir ? ». Je m’en vois pour me retourner dans mon lit. J’abandonne épuisée et ça me met en rogne. Je rage contre mon corps que je sermonne parce qu’il répond pas à mes ordres. Je maudis les mauvais esprits qui me jouent des tours, et même le bon Dieu qui est devenu sourd. Chaque tentative pour me lever, déclenche une toux qui s’arrête plus, et qui met le feu dans ma poitrine. Ma tête s’est transformée en cocotte-minute. Je sens la chaleur monter dans mon crâne, et se frayer un chemin vers l’extérieur par mon nez brûlant, déjà tout crevassé. J’ai beau essayé de calmer mes pensées, mon cerveau n’en fait qu’à sa tête, et là il décide de me faire peur « Je vais crever ici toute seule. Combien de temps ça va prendre ? Est-ce que je vais souffrir ? Est-ce qu’on s’en rend compte quand on part de l’autre côté ? Je vais sûrement passer l’arme à gauche, comme on dit. D’ailleurs c’est marrant cette expression. Et pour un gaucher est-ce qu’on dit passer l’arme à droite ? »

Finalement je me calme. Je regarde ce que mes yeux peuvent voir sans que j’aie besoin de bouger. Je fixe des choses toutes bêtes comme si c’était important : la couleur de mes poutres au plafond, la tâche sur le mur d’en face. Elle ressemble à un vautour ou à une cigogne ? Et puis je me rappelle les derniers hôtes que j’ai eu, il y a deux mois. J’en veux plus des comme ça ! Ces deux-là étaient venu parait-il se rabibocher. Au lieu de recoller les morceaux, ils ont fait que se chanter pouilles, pour rester polie. J’avais mal au crâne, comme en ce moment d’ailleurs. Et depuis eux, ça fait un mois que j’ai plus vu personne. Il parait qu’il y a un nouveau microbe qu’on attrape facilement et qui donne la mort. Tout le monde a dû s’enfermer chez lui. Si ceux-là se sont enfermés ensemble, ils ont dû finir par s’entretuer, pas besoin du virus pour ça.

Complètement brassée, je finis par m’endormir. Je me revois enfant, entrain de courir dans les champs, avec mon ami Jean. On partait garder les troupeaux ensemble, ça rassurait les parents. S’il arrivait quelque chose à l’un d’entre nous, l’autre pouvait alerter le village. Les chiens nous accompagnaient, pour nous aider, mais aussi pour nous protéger. L’année du certificat d’étude, Jean venait de moins en moins, il a été remplacé par son cousin André. Un peu niais, celui-là ! Il ne me faisait pas rire, et je pouvais pas compter sur lui. C’était moins amusant, je devais rassembler son troupeau en plus du mien. Heureusement qu’il y avait les jeudis, les dimanches et les vacances. Jean m’accompagnait, parce qu’il avait pas école. Le maitre avait choisi une dizaine de nos camarades de classe, et les avait préparés au certificat d’étude, en même temps qu’au concours d’entrée au collège. Cette année-là, tout le village fêtait la réussite de Jean, pendant que moi, je pleurais au bord de la rivière. Parti à la ville, je ne l’ai plus jamais revu. L’année dernière, j’ai appris, par hasard, qu’il était mort. Ça m’a beaucoup chagriné malgré toutes ces années passées.

Je dois surement continuer à rêver, parce que j’ai l’impression que mon lit bouge. Il décolle comme l'hélicoptère qui vient chercher les promeneurs blessés, et là, il s’approche de la fenêtre. C’est étrange, j’ai même pas peur, ni de cette situation absurde, ni de tomber, moi qui avais le vertige quand je montais sur mon tracteur. Mon lit sort de la maison, et monte dans le ciel, de plus en plus haut. J’aperçois « Viens Ici » mon chien qui gratte devant la porte en remuant la queue et en aboyant. Je veux l'appeler mais aucun son ne sort de ma bouche. Tout à coup, comme s'il m'avait quand même entendu, il lève le museau et m’aperçoit. Sa tête s’enroule sur son encolure pour me suivre du regard. Il se met à courir dans tous les sens, en sautant, comme s’il voulait me rejoindre dans mon lit volant. Mais mon lit s’éloigne de plus en plus, et mon chien ne devient plus qu’une boule sombre au loin. Je vois ma maison, mon terrain, et les bois autour, si petits qu’on dirait de la mousse. Un groupe d’hirondelles m’accompagne un bout de chemin. Puis s’éloigne en un rang dessinant le V de voyage. Ce voyage qu’elles poursuivent annonçant à tout le monde l’arrivée du printemps. Je me sens bien, j’ai mal nulle part, j’ai plus de frisson, et bizarrement, j’ai plus envie de tousser. Je ressens simplement une gêne dans la gorge. Je voudrais pouvoir l’enlever mais je suis comme attachée à mon lit. Plus je monte dans le ciel, et plus je me sens légère comme une feuille portée par le vent. Je vois le soleil au loin, j’ai l’impression que c’est vers lui que mon lit se dirige. Je suis comme hypnotisée par sa vue, il me fascine, m’apaise et me détend. Je ferme les yeux et sa lumière me parvient à travers mes paupières closes. J’entends des bruits étranges autour de moi, mais j’arrive pas à voir ce qui se passe. Mes paupières sont comme paralysées. Je perçois des bips aigus et réguliers. Je crois reconnaitre le bruit que fait mon soufflet de cheminée quand je veux raviver les flammes. J'ai l'impression que quelqu'un me parle. Petit à petit je comprends mieux ce que j'entends. On dirait que deux femmes discutent. Tout d’abord j'arrive pas à décoder ce qu’elles disent et reconnais pas les voix. Puis je devine quelques mots, quelques phrases. « Pas de place. Urgences pleines. Fatigués. Mais quand est-ce que ça va s’arrêter ? » J’entends une porte s’ouvrir brusquement. Le dialogue s’arrête net. Quelqu’un semble hésiter, puis les mots tombent comme la lame d’une guillotine. « On débranche. À son âge elle ne va pas récupérer. On a besoin de respirateurs. »

Tout à coup, je crois reconnaitre la voix de Jean qui m’appelle. Mon lit s’accélère, la lumière du soleil se fait de plus en plus forte, sa chaleur plus intense. Je suis bien. Je comprends que je vais enfin retrouver mon amour d’enfance.

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CrazyFeathers
Posté le 12/06/2023
Bonjour !

J'aime beaucoup l'idée de départ, la fin d'un monde rural et celle d'une vieille paysanne et les idées sont plutôt bonnes. Je trouve simplement que le vocabulaire et la façon de s'exprimer ne reflète pas la culture ou la personnalité de Fernande. En revanche le message passe très bien :)
SHÂMSE
Posté le 12/06/2023
Bonjour.
Merci pour ce commentaire instructif. Effectivement la priorité était de faire passer le message. Mais grâce à vos critiques je reviendrai corriger chacune des nouvelles , en m'aidant des commentaires.
A bientôt
Tocca
Posté le 18/05/2023
Hello !
Avis mitigé, parce que je suis un lecteur très chiant.
Sur le fond, l'histoire racontée, la vie et la manière dont elle se finit, toutes les petites choses dénoncées avec une belle subtilité : rien à redire, c'est top, bravo !
Sur la forme, en revanche, je chipote. J'ai l'habitude de lire à voix haute, surtout les textes en première personne. Là, je n'ai pas réussi à rentrer dans le personnage. Pour caricaturer : ça ne sonne pas "vieille fermière", mais ça sonne "écrit" (la narration prend le dessus sur la personnalité). A mon avis (subjectif) : soit réécrire à la troisième personne (ce qui permettrait d'ajouter quelques descriptions de la Fernande et de son environnement, comme si un observateur externe commentait une photo, une tranche de vie) ; soit garder le "je" mais lui donner l'âme de Fernande (pas celle d'un narrateur froid et distant).

Je lirai la suite, c'est un sujet qui m'intéresse et auquel je suis sensible.
SHÂMSE
Posté le 19/05/2023
Tu as raison je ne me suis pas mise dans la peau de la vieille fermière. C’était mon délire à moi, malade à ce moment-là et repensant à mes patients décédés de cette maladie.
Il est fort probable que tu fasses les mêmes critiques pour les autres histoires, car l’objectif principal de ces nouvelles est de dénoncer la façon dont on prend en charge les personnes âgées. Surement qu’en intégrant plus le personnage, j’arriverai mieux à transmettre les émotions.
Merci pour ton commentaire instructif.
Hortense
Posté le 12/04/2023
Re-bonjour Shâmse, mes deux yeux viennent de parcourir cette nouvelle poignante et qui, effectivement, trouve un écho en Gabrielle.
Ici, le personnage s'exprime à la première personne et cela donne un sentiment très fort d'intimité. J'ai été très touchée car cette nouvelle m'a rappelé une tante que j'aimais beaucoup et qui a passé toute sa vie dans une ferme au fin fond de la campagne : " au bout du monde" ! Je l'entendais parler, raconter, rire aussi.
Le rêve ( ou délire de fièvre) est très bien imagé, je visualise le voyage, les sensations sont bien rendues, le trouble du personnage conscient que quelque chose cloche autour de lui.
Quant à la réalité de la situation, c'est un constat accablant qui met à mal tout ce qui devrait constituer notre humanité.
Gabrielle a une fin rêvée, là on est précipité dans une réalité qui ne se voile la face.
Franchement, c'est un très beau texte. Très beau et très utile. Bravo !!!
A très bientôt
Hortense
Posté le 12/04/2023
Je lirai aussi les autres nouvelles !
SHÂMSE
Posté le 13/04/2023
Merci Hortense d'avoir pris le temps de me lire. Oui j'ai du mal à faire rêver. Pour le moment j'ai envie de dénoncer certaines situations vécues en tant que soignante. C'est comme une thérapie. J'espère arriver bientôt à l'apaisement et imaginer des histoires plus légères.
Merci encore
Zlaw
Posté le 14/03/2023
Bonjour Shâmse !


Tu as été suffisamment clémente pour passer faire un petit tour du côté de mes nouvelles, alors je me suis dit que je tenterais aussi ma chance du côté des tiennes. Surtout si tu es nouvelle et n'a pas encore eu de visite ; je refuse de laisser qui que ce soit se décourager à tort. =)

Tu semblais dire que tu te lances dans l'écriture, et très franchement, je ne vois pas pourquoi tu doutes de toi. Ils sont supers, ces deux premiers textes que tu as mis à disposition ! Les deux sont des histoires plutôt tristes, évidemment, c'est ce à quoi on s'expose quand on parle de personnes âgées. Mais elles sont également tellement entraînantes que même alors que je suis d'habitude une fanatique d'orthographe, je n'ai même pas pensé à relever de faute. En terme de rédaction pure, c'est tout bon, à mon avis !

Bon, je vais être honnête, les récits réalistes ne sont pas mon fort, aussi bien pour les écrire que pour les commenter. Il n'y a pas d'incohérences à relever, quand on raconte une histoire vraie, et que très rarement de questions à poser, puisque ça parle du monde réel. Donc là, je ne sais pas trop quoi dire, à part que ce sont de belles histoires que tu as partagées. (Ce qui est un peu plat, je m'en excuse.)
- D'abord, ces leçons de vie reçues, intégrées, puis redistribuées ensuite, dans un cercle vertueux mi-figue mi-raisin/doux-amer (je ne sais pas quel est le meilleur adjectif). Il y a un côté frustrant qu'on n'arrive finalement à s'approprier les conseils que plus tard, mais un côté rassurant qu'on y arrive quand même, et qu'on soit même parfois capable de faire circuler le message.
- Et ensuite, cette fin de belle vie à la fois désolante et pleine d'espoir, quelque part. En tous cas, c'est ce que je choisis de voir dans cet envol plutôt que cette chute. Si décider que les jumelles n'étaient plus à leur place paraît abusif, est-ce qu'on doit vraiment blâmer les soignants d'avoir fait le choix qu'ils ont fait, à la fin ? J'ai un père anesthésiste, une mère sage-femme, un frère chirurgien, une belle-sœur gériatre, et une meilleure amie en passe de passer sa thèse en médecine interne, donc autant dire que je suis entourée du milieu médical depuis toujours. Je n'ai vu les effets de cette pandémie, comme d'autres situations humaines terribles d'ailleurs, que de seconde main, mais ça m'a tout de même toujours pour ainsi dire choquée. Ce sont des choses que je trouve extrêmement difficiles à relater calmement et sans tomber dans des extrêmes néfastes, et pour moi tu t'en sors très bien. C'est une belle ambition que tu as là, de partager des histoires de ce type.

Pour conclure, la seule suggestion que j'aurais à te faire serait de justifier tes textes plutôt que de les aligner à droite. Ça fluidifierait encore plus la lecture, je pense. =)


Encore bien joué et à bientôt peut-être,
Très bonne soirée à toi,
Zlaw
SHÂMSE
Posté le 16/03/2023
J'en reste sans voix. C'est un sacré encouragement que tu m'envoie, je te remercie vivement. Quand j'aurais le temps (il faudra que je le prenne et ne pas attende qu'on me le donne) je prendrais des cours d'écriture. Je ne sais pas ce que veut dire justifier des textes!
Merci encore et bonne continuation.
Shâmse
Zlaw
Posté le 16/03/2023
Arf, toutes mes excuses ! Tu n'as pas besoin de prendre de cours d'écriture pour savoir ce que signifie justifier un texte, c'est moi qui suis déformée par une vie passée derrière un écran et prends tous les termes pour acquis : justifier un texte est une action de mise en page. Ça correspond à faire en sorte que toutes les lignes commencent et terminent au même endroit de chaque côté de la page, typiquement aux bords de la marge de part et d'autre. Un exemple typique, ce sont les colonnes des articles de journaux, me semble-t-il.

Dans l'interface de publication Plume d'Argent, il s'agit du dernier symbole dans le bandeau du haut.
Si je te les décris dans l'ordre (on ne sait jamais, ça peut servir) :
- La petite flèche vers la gauche pour Annuler
- La petite flèche vers la droite pour Rétablir
- B pour gras (bold)
- I pour italique
- U pour souligné (underlined)
- S pour barré (strikethrough)
- aligner à gauche
- centrer
- aligner à droite
- justifier

Mais la mise en page justifiée n'est qu'une suggestion de ma part. Si tu préfères tout garder en aligné à droite, c'est tout à fait ton choix ! Chacun sa façon de faire. =)


À+
Zlaw
SHÂMSE
Posté le 18/03/2023
Merci pour tout ces précieux renseignements.
Bonne continuation.
Shâmse
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