Les secrets de familles sont parfois plus inavouables qu’on ne le pense.

    Pendant ce temps, dans le jardin, Rina suivait sa mère sous la douce pluie de flocons jusqu’à sa serre où elles pénétrèrent à l’intérieur pour se réchauffer du grand froid.
— Les sépultures dehors, c’est à eux ?
    Jeanne avait desserré les dents, elle paraissait profondément contrariée et son ton était d’un froid lacérant sans que Rina en comprenne la raison. La mère de famille s’appuya sur un pan de la serre en observant sa jolie montre à gousset en argent, contrairement à Tin, la sienne avait un cadran d’un bleu transparent et très clair avec des écritures argentées, elle était d’une grande beauté. Rina quant à elle prit un de ses pots en terre cuite pour occuper ses mains distraites. Sa mère n’avait pas vraiment posé une question mais elle voulait y répondre.
— Oui.
— Bien.
    C’était tout ? En un mot, elle semblait vouloir passer à un autre sujet, ce qui frustrait profondément la jeune fille, mais bon, après tout elle en avait peut-être déjà parlé avec Tin et elle devait penser qu’elle voudrait clore le sujet qui était sans doute douloureux.
— Comment as-tu trouvé l’astuce pour tes frères ?
— Par des essais et des manuscrits.
— De quel genre ?
— Ceux-là.
    Elle se déplaça de peu et tira un tiroir et en sortit plusieurs morceaux de parchemins, tous griffonnés par des croquis de fleurs, d’écritures, de multiples explications sur la fleur en elle-même ainsi que sur son utilisation et ses bienfaits médicaux. Quand Rina les tendit à sa mère, elle vit que ses yeux s’étaient écarquillés, comme si elle ne devait en aucun cas posséder cela.
— Où les as-tu trouvés ?
— Je sais plus, dans un coffre dans le grenier de ma chambre je crois, pourquoi ? J’ai ça depuis longtemps.
— Ce sont des écrits de ton grand-père.
— Depuis quand grand-père Andrew est ami avec les fleurs ? Je le pensais ennemi des plantes.
    Rina était étonnée, son grand-père paternel possédait une très grande ferme mais elle n’était pas convaincue de ses compétences en la matière. Elle avait eu un léger rire qu’elle avait rapidement arrêté, en voyant le visage déconfit en face d’elle.
— Je te parle de mon côté.
    Dans sa vie, elle avait juste connu le côté paternel de sa famille, mais jamais elle n’avait entendu parler de ses racines maternelles.
— Pardonne-moi maman, mais je ne savais pas qu’ils étaient encore en vie.
— Bien sûr que si !
— Ils sont restés à Fluosia ?
— Non, ils ont dû aller en Econne.
— Mais c’est si loin, ils auraient pu retourner dans leur pays d’origine.
    Son ton s’était fait implorant, comme si elle souhaitait sortir d’un mauvais rêve. Elle ne savait pas si elle devait être heureuse de trouver un nouveau bout de famille, ou triste et en colère de n’avoir rien su. Jeanne venait d’un royaume que l’on appelait Fluosia, elle était venue à Hiisop car les obligations professionnelles de ses parents l’y avait contrainte, mais Rina n’en savait pas plus.
— Pourquoi ne nous avoir rien dit ?
    Sa mère soupira de douleur, la discussion devait arriver un jour ou l’autre mais c’était encore tôt et elle pressentait que quelque chose allait se passer si elle déliait la langue, mais comment pourrait-elle la laisser dans l’ignorance ? 
— On ne vous a rien dit par mesure de sécurité, ils sont là-bas en exil Rina. À la base il y allait seulement pour des recherches, l’Econne est reconnu pour ses qualités en botanique contrairement à Astril où nous sommes connus pour nos incantations et nos sortilèges.
— Qu’a-t-il fait ?
— Il a aidé des Jiklo. Normalement toute sa famille devait le suivre, moi y comprit, mais je suis resté parce que je venais de me marier et que partir aurait été un manque de sécurité pour l’empire.
    Rina vit que les yeux de sa mère s’étaient embués, elle comprenait soudain pourquoi elle ne voulait pas que sa fille aide ces gens sans pouvoirs, la perspective de la voir partir si loin la terrifiait.
— Il a aidé qui maman ? On connaît cette personne ?
— Il en a aidé plusieurs mais il y en a une oui, vous l’avez tous connu.
    Elle la regardait, choquée, elle se mit à réfléchir sans comprendre l’allusion. La femme aux cheveux bruns s’était posée sur un tabouret de la serre et avait déposé sa tête au creux de ses mains, elle semblait ailleurs avec sa mine triste.
— À part vous quatre je ne connais personne, surtout en Jiklo.
— Réfléchis ma fille, réfléchie.
    Rina se mit sur un des tabourets libres et se mit à réfléchir et à énumérer son entourage à voix basse tout en les comptant sur ses doigts qui encerclaient encore le pot de terre.
— Il y a Mino, toi, Papa, Tin et Tessa.
— Continue sur Tin et Tessa.
    La jeune fille suivait les indications de sa mère en n'étant pas réellement convaincue. Pourquoi eux ?
— Tin et Tessa ? Disons que mis à part que Mia est une Jiklo comme Tessa, je ne vois pas le rapport ?
— Ils ont une personne en commun qui n’est pas Mia. Réfléchie bon sang !
    Rina se creusa davantage la tête face  à l’énervement imminent de sa mère. Qui était cette personne ? Il y avait Mathias mais si c’était lui ils seraient revenus depuis le temps et le rapport avec Tessa ? Tessa, Tessa ? Lyria ! Mais bien sûr !
— Lyria ? Quel serait le rapport avec lui ?
— C’est pour elle que ton grand-père est en exil depuis si longtemps. Mais bon, même si je te l'accorde, il voulait y habiter bien avant ce bannissement.
— Mais pourquoi ?
    Lyria Mulligan, était la sœur adoptive de Tessa, la meilleure amie d’enfance de Rina. Elles se voyaient régulièrement quand elles habitaient encore au village. C’était une jeune fille adorable et vraiment jolie et Rina l’appréciait beaucoup. Elle était plus petite qu'elle en taille et elle était sa cadette d’une année. La jeune femme avait deux ans de moins que Mathias et elle avait été fiancée au meilleur ami de Tin environ six mois avant sa mort, il y a presque deux ans maintenant. Elle avait été dévastée par la nouvelle ce jour-là. La famille Grintofk l’avait hébergé pendant quelque temps, le temps de l'enterrement, et Rina pensait qu’elle était repartie au Pingnal en même temps que sa sœur car elle ne l’avait jamais revu. 
— Pourquoi devait-il la protéger et faire pour cela à un exil ? Il y a des solutions moins drastiques d’imposer quelque chose. L’Empereur Hayek était encore en activité ? 
— Parce qu’à l’époque où Mathias était encore parmi nous, personne n'osait l'attaquer, tu penses bien. Tout le monde connaissait son amitié avec ton frère et comme Lyria était sa fiancée, ses ennemis savaient qu’ils pourraient l’atteindre plus facilement après sa mort tant elle serait vulnérable. Elle était meurtrie par cette et sa famille, à la suite de cette tragédie, lui avait tourné le dos pour ne pas subir les représailles des villageois. C’est une des raisons de leur départ pour le Pingnal.
    La jeune femme accumulait les informations méticuleusement, elle comprenait mieux les lettres de Tessa à présent, ces parties qui autrefois lui paraissaient floues et le rôle qu’aurait pu avoir cet empereur redoutable. Rina dégagea son fin visage de ses cheveux et releva son regard sur celui de sa mère.
— Pourquoi mon grand-père l’a prise sous son aile ? Pourquoi n’a-t-elle pas habité avec Tessa ? Et surtout pourquoi on ne le savait pas ?
    Jeanne faisait parcourir son regard autour d’elle. La serre était grande, constituée de murs de bois avec de nombreuses étagères qui supportaient de nombreux outils et récipients que Rina utilisait très souvent. Une délicieuse odeur régnait, elle donnait une atmosphère rassurante pour la jeune fille. Elle avait été bâtie à la construction du manoir il y a plusieurs siècles mais elle avait été restaurée quand la petite fille eut huit ans.
— Normalement Tessa a dû t’en parler mais vu que nous n’en parlions pas, tu n’as pas dû comprendre la chose. Disons qu’il est comme toi, à toujours défendre les Jiklo et donc quand Mathias est mort et que Lyria s’est retrouvé sans réel domicile, il lui a proposé de venir dans sa maison en Econne mais c’était contraire aux principes de l’ancien empire. Il était déjà partie depuis longtemps mais ce fut la goutte de trop pour l’empereur qui déclara son exil. Elle ne pouvait rester ici dans un village chargé de souvenirs pour elle, regarde comment Tin en a souffert, elle ne l’aurait jamais supporté. En plus Tessa ne pouvait pas la prendre avec elle. Ses parents lui avaient tourné le dos à l’époque et elle était encore chez eux.
    Rina hocha la tête positivement, elle se rappelait une lettre où Tessa lui avait expliqué qu’elle ferait tout pour réussir ses premiers examens, pour partir de chez ses parents pour enfin accueillir sa sœur.
— Ce qui va bientôt se faire non ? Tessa vient d’entrer en première année, elle devait partir de chez elle pour vivre indépendamment.
— Normalement oui, vers mars je crois, mais je ne sais si elle pourra l’accueillir si rapidement
— Mars tu dis ? Nous sommes en quoi là ? Décembre ?
    Jeanne regarda sa montre et regarda la date exacte sur le cadran.
— Oui, pourquoi ?
    À vrai dire elle ne savait pas trop, elle avait une idée folle qui fleurissait dans sa tête mais elle n’était pas sûr que sa mère accepterait réellement cela.
— Tu penses que ce serait possible que j’aille là-bas ?
    Elle tourna vivement son regard vers elle comme si elle avait dit la pire des absurdités.
— Comment veux-tu y aller et surtout pour faire quoi ?
— Je ne sais pas, moi, en train ou même en bateau ? Je veux rencontrer mon grand-père et aider Lyria.
— L’aider ? Comment ça ?
— Maman, ça fait si longtemps que je ne l’ai pas vue, je veux être utile pour ma meilleure amie aussi. Si je peux trouver un moyen de la protéger et à grand-père de revenir, ça n’en sera que bénéfique, tu ne penses pas ?
La femme se redressa sur son tabouret de bois et explora cette idée, elle avait peur. Sa fille n’avait jamais quitté la région mais en même temps sa demande de voir ce grand-père inconnu était légitime et surtout la perspective de revoir son père la tentait tellement. Elle savait aussi qu’elle ne pourrait pas faire cela d’elle-même à cause de son travail. Rina pourrait aussi revoir Tessa, ç'allait faire presque un an qu’elle n’était pas venue leur rendre visite, et elle savait très bien que sa fille en souffrait beaucoup. 
— Je ne sais pas Rina c’est vraiment loin. Je pense qu’effectivement ça peut se faire, j’en parlerai avec ton père après le repas si tu y tiens vraiment mais… 
— Fais-moi confiance maman, imagine si c’est possible !
— Je te redirais cela, mais ça sera un très long voyage, tu en as conscience ? Je serais obligé d’avoir l’accord de l’Impératrice, tu ne pourras pas partir comme ça.
— Je sais tout ça, mais si on m’en donne les moyens, j’y arriverai, tu verras.
    Rina était étonnée que sa mère accepte si docilement, ce n’était pas quelque chose que l’on prenait à la légère. Jeanne se leva en époussetant son pantalon de treillis et se dirigea vers la porte de la serre qu’elle ouvrit au moment où Rina s’avança vers elle. Sa mère ne disait mot, elle était abasourdie à la fois par les convictions de sa jeune fille mais surtout par sa ténacité.
— Rentrons-nous verrons cela plus tard, quand j’en intimerai ton père, je le ferai au plus vite.
    L’adolescente hocha la tête et suivit sa mère d’abord à la sortie du petit bâtiment mais aussi à travers le grand jardin qui longeait le manoir pour, par la suite, découvrir ce que Mino avait fait au déjeuner.


    Le repas venait de se terminer. Repus, la famille discutait joyeusement autour de la grande table familiale. Plusieurs fois, Rina avait vu ses parents parler à voix basse, de sorte que personne d’autre n’entende la conversation, elle se persuadait en essayant de ne pas trop espérer que sa mère parle de son projet de partir en Econne dans les plus brefs délais. Mais la jeune fille pensa surtout qu’avant le repas elle avait eu grandement faim mais là elle montra son désaccord en refusant une énième part de gâteau au chocolat.
— Oh non je t’en prie Mino c’est la deuxième que je termine, tu veux que je m’étouffe ou quoi ?
— Qui sait ?
    En affichant son plus beau sourire face à cette réplique, il abandonna le fait de resservir sa sœur et il commença à débarrasser la table non sans utiliser ses fabuleux pouvoirs. Les petites assiettes voletaient à travers la pièce pour ensuite se déposer dans l’évier et enfin se laver elles-mêmes. Pendant ce temps, Jonas expliquait à son fils aîné de nouvelles techniques mises au point par des services expérimentés de l’armée pour limiter les pertes d’Hommes en retraçant ses paroles par des gestes continus sur le bois massif de la table du salon.
— ... et donc si on en croit le commandant Plyn normalement nos nouvelles troupes seraient d’autant plus efficaces.
    Tin approuvait difficilement ses propos, pour lui quelque chose le chagrinait.
— Je comprends oui mais si nous changeons toutes nos troupes maintenant, nous n’aurons plus nos repères avec nos coéquipiers de base tu vois ? Je pense que je vais chercher de nouveaux sorts parce que ça tu vois, je ne le sens pas. Le commandant Plyn est le plus doué que nous ayons, mais par mesure de précaution, je préfère m’en assurer.
    Rina détourna son attention de ce sujet qui l'angoissait plus qu’autre chose. Elle adorait en parler et était très renseigné mais savoir que ses parents et son frère couraient un risque perpétuel, ça la rendait malade. Ici, dans son empire froid, beaucoup croyaient presque les yeux fermés à la grandeur de leur armée et beaucoup la suivait au doigt et à l’œil sans jamais contredire. Mais dans cette maison, elle connaissait l’envers du décor, même si certes, l’empire était d’une grandeur absolue, ce n’était pas toujours le cas malgré ce que pensait la plupart de ces esprits naïfs.
    Elle se leva et décida de monter à l’étage. Elle s’arrêta quand elle entendit sa mère qui venait d’entrer après avoir écrasé sa cigarette sur la terrasse demander quelque chose à son mari et à son fils aîné.
— Tin ? Jonas ? Vous pouvez venir dans le bureau s’il vous plaît ? Il faut que je vous parle de quelque chose.
    Les deux interpellés se regardèrent un instant sans comprendre puis, comme une irruption cérébrale, le père de famille semblait avoir compris de quoi elle voulait parler.
— Sans problème chérie.
    Ce fut Jonas qui se leva en premier, son fils, qui pendant une petite seconde, regarda sa sœur avec un air inquiet, lui assurant d’un signe de tête qu’il lui raconterait tout à son retour. Les trois personnes quittèrent la salle à manger pour rejoindre le bureau de Tin. 
Rina lança un regard interrogateur à Mino qui se posait autant de questions qu’elle a présent que trois individus avaient déserté. Plutôt paradoxale pour des militaires, non ? La jeune fille fit donc signe à son frère de ne pas s’en préoccuper puis elle voulut reprendre son ascension vers l’étage supérieur mais elle s’arrêta aux trois quarts de celle-ci, elle voulait savoir ce qui se tramait dans ce petit bureau.
    Elle redescendit alors, soulevant les pans de sa robe pour ne pas trébucher sur les marches et pour être la plus discrète possible. En arrivant sur le bas des escaliers, elle préféra prendre des précautions. La jeune femme brandit ses mains en direction de ses pieds et murmura une formule incompréhensible, tout à coup un filet rougeoyant sorti de ses délicates mains pour, par la suite, entourer ses pieds. Elle fit un pas comme pour vérifier si tout allait bien et effectivement plus aucun son n’était produit quand elle marchait, prudemment ou non.
    Elle avança alors à travers le salon et le couloir, des voix se faisaient entendre non loin de son emplacement.
— … sérieusement maman ? Des brigands ? C’est puéril non ?
— Pas la peine d’être sarcastique Tin, oui des brigands et alors ? Jonas, tu ne lui en as pas parlé quand j’étais avec Rina ?
— Non, nous avons étudié des nouveaux plans du commandant, ceux que j'évoquais tout à l’heure et Mino ne voulait pas nous quitter d’une semelle.
— Je vois.
    Rina ne comprenait rien, pourquoi parlait-il de cela ? N’avaient-ils pas évité de les rencontrer justement ? Elle resta sur ses gardes et continua son écoute en essayant d’être la plus discrète possible. Des pas se déplaçaient à intervalles réguliers sur la lourde moquette de la pièce, la jeune fille pensait que c’était Tin qui, comme toujours, réfléchissait en faisant les cent pas.
— C’était où exactement ?
— On avait été affecté dans une mission à la frontière entre notre royaume et celui de Ptigne. Tu sais, le royaume de l’Est ? Nous sommes entrés dans les terres, dans le village de Vigri.
    Les pas se sont arrêtés tout à coup, comme si les révélations du patriarche avaient sidéré Tin.
— Mais c’est à deux pas d’ici non ? Nous avions eu une opération avec Mathias au début de notre entrée dans l’armée je crois. Notre royaume n’est pas vraiment en bonne entente avec le leur.

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