— Tu crois qu’on a bien fait ?
— Bêêêêêêê.
— OK, de toute façon, c’est déjà tout payé.
— C’est pas ouf tout de même les paysages. « Le Mordor, votre nouvelle destination pour des vacances hors du commun. Une nouvelle Islande à portée de main et de portefeuille ». Mouais, ça tombe bien que c’est payé par la MGEN, parce que bon (La MGEN, c’est une mutuelle de l’Éducation Nationale, et elle n’est pas si riche que ça). Enfin, je crois qu’on y est.
Dédé et son dahu de compagnie arrivèrent après de longues heures de bus. Ils découvrirent la mer de Núrnen, et au loin, plusieurs panaches de fumée noire obscurcissaient le ciel et masquaient le soleil.
— Ah tiens, ils ont de l’industrie lourde dans le coin ? Ça me fait penser qu’il faudra qu’on aille au Syndicat d’initiative demain, qu’est-ce que t’en penses AcéDécé ?
— Bêêêêêê.
— Je suis bien d’accord avec toi.
Ils récupérèrent leurs effets personnels et suivirent le guide qui les amena jusqu’à leur auberge. Pleine de charme, elle était réputée pour y accueillir et soigner tous les enrôlés fatigués ou arrivés à la limite d’âge : les caprices de Sauron, ça va un temps, mais il faut savoir dit stop pour éviter l’épuisement professionnel. « Orc fatigué, orgies ratées », comme on dit dans le coin.
— Sacrées maladies de peau ! T’as vu tous ces gens ? Ouch, c’est pas joli-joli, les pôvres. La vache, c’est peut-être ces fumées ?
— Bêêêêêêê !
— Je sais pas trop. Elles doivent être filtrées, je suppose. J’espère qu’ils respectent les règles en matière d’urbanisme.
Ils suivirent le bagagiste qui les conduisit à leur chambre. Ils en furent aussitôt satisfaits quand ils découvrirent une magnifique vue sur le lac. Des reflets mauves aux dégradés indigo et magenta virevoltaient au gré de vents menant la danse.
Après une toilette rapide, ils descendirent jusqu’à la salle de restauration. Elle était bondée. Un public hétérogène se partageait le vaste espace où l’harmonie de l’agencement des tables ne faisait pas partie des préoccupations premières des propriétaires. Partout où le regard tombait, des tablées de dizaines de créatures tortoraient tant et plus, aux sons de borborygmes tous plus épatants les uns que les autres. Des chants fusaient de temps en temps, à moins qu’il ne s’agisse d’éructations très élaborées. Les mélodies se chevauchaient avec grâce et entrain, il était bien difficile de qualifier celle qui emporterait l’enthousiasme débridé des commensaux, tant la joyeuse communauté se repaissait de la fruition à faire ribote.
C’est d’abord son parfum qu’il remarqua. Ses longs cheveux blonds ondulaient au gré de ses charmants dodelinements de tête, tandis qu’une odeur de soufre emplissait la pièce. Ses yeux rougeoyants le dévisageaient avec une insistance inconvenante, ce qui l’amena à rougir pour faire bon ton. Les sons s’assourdirent, écrasés par la prestance majestueuse du commensal extraordinaire.
— Mazette, quel beau jeune homme ! T’as vu ça AcéDécé, lui, il a pas de problème de peau !
— Bêêê.
— Petit jaloux. Rien à voir avec toi. Toi, tu es pipou, c’est pas pareil, dit-il en lui ébouriffant la houppette.
— Bêêê, bêêê.
— Mais oui, gros bêta.
L’éblouissante apparition s’installa à leur table, pulvérisant toute contestation de sa force tranquille.
— Bonjour Dédé. Vous avez de beaux yeux.
— C’est marrant, mais j’allais dire la même chose, surtout pour le droit. Mais au fait, comment connaissez-vous mon nom ?
— Oh, vous savez, je connais un paquet de choses, répondit-il l’air blasé. Il est chou AcéDécé !
— Oui n’est-ce pas ? Ah, mais vous connaissez aussi son nom ? Vous êtes surprenant comme garçon. Vous êtes un genre de magicien ou quoi ?
— Alors oui, on peut dire ça, prononça-t-il d’une voix suave, rappelant l’avocat mûr que Dédé avait dégusté la semaine dernière sur la terrasse de sa brasserie préférée. Vous êtes très séduisant, vous savez ? Je vous observe depuis un petit moment déjà, et j’aime votre petit côté décalé par rapport à tous ceux d’ici. J’en ai ma claque de tous ces débiles, dit-il en désignant d’un air las l’assemblée. Et ils sont moches, tellement que ça en devient sublime. En plus, ils manquent de savoir-vivre.
— Ce sont vos employés ?
— En quelque sorte, oui, acquiesça-t-il avec un petit sourire à se faire damner un elfe. Mais ne parlons plus d’eux, plutôt de vous. Son regard se fit plus pénétrant. Dédé ne savait plus où se mettre.
— Oh, vous savez, y’a pas grand-chose à dire. Voilà, je suis en panne d’inspiration, je voulais venir ici pour me « ressourcer » comme on dit, et retrouver l’envie d’écrire. Et puis je dois ramener AcéDécé chez lui.
— Vous êtes écrivain ? Tu es écrivain ? On peut se tutoyer, maintenant que nous avons fait connaissance ?
— Heu, oui, presque ! Je ne connais pas votre… , enfin ton nom.
— J’aime bien Zigûr, ça sonne bien. Ou Sauron, mais lui, je l’aime pas trop. Trop de mauvais souvenirs.
— Pardon ?
— Enfin, appelle-moi Zigûr, ça sera parfait.
— Bon, OK, va pour Zigûr. C’est un nom du coin, je suppose ?
— Oui, mais ce n’est pas très intéressant. Son regard consumait Dédé de l’intérieur. Il sentait que quelque chose de différent se déroulait dans son corps, dont son esprit n’était pas encore conscient. Il transpirait à grosses gouttes, ses jambes et ses mains tremblaient légèrement. Il renversa son verre de vin sur la table.
— Excusez-moi, je suis désolé, bredouilla-t-il. Je ne suis pourtant pas maladroit d’habitude.
— Ne t’excuse pas, le rassura-t-il en lui prenant la main qui tenait le verre dans la sienne. Ils le reposèrent ensemble.
Dédé respirait par saccades et des gouttes de sueur lui tombaient sur les sourcils. Sa vue se troublait.
— Je…, heu, AcéDécé, je crois que nous devrions y aller, dit-il alors qu’il se levait d’un bond, renversant sa chaise.
— Déjà ?
— Alors, heu, non, en fait oui, si, enfin je sais plus, mais bien le bonjour chez vous.
Et il fila à toute berzingue vers sa chambre, accompagné d’un AcéDécé peinant à la suivre. Il avala les marches 4 à 4, se cognant ses magnifiques genoux sur les nez des marches. La douleur aiguë le fit retrouver la raison et il finit par ralentir le rythme de sa course effrénée.
— Whaaa, mais on dirait que c’est plus le même étage que la dernière fois ! Ils ont rajouté des marches ou quoi ?
— Bêêêêêê !
— Ah ben, toi aussi ? C’est fou ça !
Zigûr l’attendait, adossé nonchalamment à sa porte.
— Quoi ? Mais comment ? Comment vous… tu as fait pour arriver avant moi ?
— Oh, moi, tu sais, je suis un peu magicien sur les bords.
— Oui, mais tout de même ! J’ai un oncle un peu magicien, il s’appelle Jacques Mami, mais je suis pas sûr qu’il arrive à faire des tours comme celui-là. Bref. Je voudrais entrer s’il te plaît.
— Oui, mais à une condition : que nous nous revoyions.
Son envie de le revoir choquait sa bienséance et son éducation. La lutte interne qui le tiraillait faisait trembler ses jambes et ses bras tout en lui donnant une forte envie de se gratter le nez.
— Alors, écoutez, je ne sais pas si nous pourrons nous revoir. J’ai une mission à accomplir, je crois l’avoir évoqué quand nous nous sommes rencontrés : je dois absolument rendre AcéDécé à son légitime propriétaire, même si je n’en ai pas très envie. Et je dois retrouver l’inspiration. Je crois d’ailleurs que les deux sont liés. Je dois partir de bonne heure demain matin pour… attendez, je l’ai marqué sur un bout de papier… bon sang, où c’est que je l’ai mis…
Il s’agitait beaucoup, mais ce n’était pas qu’à cause de l’adresse qu’il n’arrivait pas à retrouver. Il avait envie de tout laisser tomber, son devoir de remettre son dahu à son propriétaire, ou du moins, celui qui se réclamait comme l’étant. Et son inspiration… Oui, elle lui manquait. Mais peut-être était-ce comme le Grand Amour : à le poursuivre insatiablement, on ne finissait que par s’en éloigner ?
— Ah voilà : Monsieur Roger Elrond, Fondcombe, pas très loin de la Comté, « Suivez les hobbits ». Bon, j’ai pas bien compris l’adresse, en plus y a pas de numéro de rue. Ça doit être encore un bled paumé, mais bon, le chauffeur de bus m’a dit qu’il connaissait, et qu’il pouvait faire un crochet pour m’y amener, mais « c’est pas la porte à côté » qu’il m’a dit.
— Fondcombe ? En es-tu certain ? Oui, oui, oui, il en est certain, levant les yeux au plafond.
— Oui, Fondcombe regarde, c’est marqué là, lui répondit-il en lui mettant son papier sous les yeux.
Zigûr lui écarta le bras d’un brusque revers de main.
— Je sais ! lança-t-il sèchement. Va-t’en !
— Heu ben c’est que heu, tu bloques la porte, et que, heu, je peux pas rentrer, objecta-t-il d’une voix gênée.
— Ah oui ! Merde, c’est pas faux. Adieu.
Il disparut dans les escaliers.