L’Esplanade

Par Iris

Il faisait gris sur Londonia en ce samedi matin et l’Esplanade était bondée. Le stress des participants y était largement pour quelque chose. Depuis l’entrée, on pouvait voir les interminables files d’attente serpenter entre les stands dont les chapiteaux pointaient comme des champignons multicolores. Les tableaux d’affichages encerclés par la foule annonçaient aux concurrents l’ordre de passage aux épreuves sélectives qui avaient lieu un peu partout. Au loin, devant les banderoles de la scène qui surplombait l’assemblée, on apercevait une puissante silhouette se démarquer des autres. Bel homme, grand et lumineux, d'une quarantaine d'années, à la coiffure hirsute, le roi serrait les mains des notables qui le félicitaient pour le vibrant discours qu’il venait de prononcer pour l’ouverture du tournoi. Des haut-parleurs, retentissait une voix métallique qui ne parvenait pas à couvrir l’assourdissant tumulte qui régnait en ces lieux :

"À quatorze heures, tous les participants ayant été sélectionnés pour le tournoi du weekend prochain seront attendus au fond de l’Esplanade, au pied de la scène, pour être officiellement présentés ! Bonne chance à tous !"

 

Accoudés aux barrières, Arthur et Eliott trépignaient, s’égosillant pour encourager Alfred qui se concentrait pour diriger les boules. Il devait les faire rouler séparément sur plusieurs rebords extrêmement étroits et sinueux, puis les faire passer à travers de longs tubes transparents sans en toucher les contours et franchir la ligne d’arrivée. Le tout en un temps limité. Pour lui c’était dans la poche. Il réalisait tous les jours de simples manipulations qui demandaient bien plus de savoir-faire. C’était la dernière manche et ses adversaires n’en menaient pas large mais certains d’entre eux réalisèrent tout de même de bonnes performances. Arthur, qui venait de se qualifier au tour précédent, n’était pas pressé de se retrouver face à lui pendant le tournoi. Dans cette catégorie, pour les épreuves d’endurances et de poids, il aurait peut-être quelques chances mais pour ce qui était des épreuves d’adresses, Alfred était imbattable.

"Les concurrents numéros : 30, 7, 13, 19 et 28, avec un nouveau record de 21 secondes pour le numéro 13, toutes nos félicitations ! Vous êtes sélectionnés pour le tournoi ! N’oubliez pas de vous présenter à quatorze heures au….."

- Waouh ! T’es le meilleur ! s’écria Eliott en tapant triomphalement dans la main du challenger qui arrivait près d’eux, imité par Arthur.

- Bravo mon pote ! Tu les as mis à genoux ! 

Il enfila rapidement sa gabardine bleu nuit que lui tendait son ami et en releva le col. Comme toujours, il resta modeste.

- Ma foi, ça c’est plutôt bien passé ! Alors ? Et vous, vous en êtes où ?

- C’est pas encore à nous, il y a encore deux tours avant.  Mais Tonio te félicite !

- Et il dit aussi que pour quelqu'un qui est toujours en retard, battre un record de rapidité c’est le comble de l’ironie ! ajouta Eliott. 

Alfred fit comme s’il cherchait à minimiser.

- Oh, mais j’avais qu’une demi-heure de retard aujourd’hui ! On n’a même pas raté le début des épreuves ! Bon on va le voir ? Ou plutôt, je vous rejoins là-bas ? Je sais jamais quelle est la bonne formulation quand vous êtes ailleurs...

 

Ils l’accompagnèrent jusqu’au fond de l’Esplanade près de la scène où se tenaient les épreuves de téléportation et fusionnèrent en arrivant sur les gradins où se trouvaient déjà leurs clones. Tonio, qui était quelque peu surexcité essayait tant bien que mal de ne pas le montrer mais son aura tremblait d’une énergie vivace qui ne trompait pas ses camarades. Il aimait la compétition, ça le poussait à se dépasser ; c’était à la fois grisant, stimulant et communicatif aussi. Plus tôt, il avait coaché Eliott pour les épreuves d’ubiquité des juniors, ce qui avait visiblement eu son effet. Le petit garçon avait non seulement encore réussit à se quintupler mais il avait également parfaitement raisonné sur les différents exercices de logique simultanée. Il avait réalisé le meilleur score sur les deux manches malgré la participation d’enfants plus grands et plus expérimentés que lui et depuis il était sur un petit nuage. Tous ensembles, ils suivirent avec attention les dernières manches qui se déroulaient en contrebas, évaluant le niveau des participants et débattant à propos de leurs performances dans la bonne humeur. 

Enfin, vint le tour auquel participaient les deux amis d’enfance. La première manche consistait à se téléporter le plus de fois possible d’un point A à un point B puis à un point C et ce, dans un ordre changeant trois fois au cours de l’épreuve dont la durée totale était de dix secondes. Les quinze concurrents prirent place sur le point A et au coup d’envoi, firent une impressionnante démonstration de ce que pouvait être la téléportation. Durant ces dix secondes, Tonio et Arthur semblaient ne presque pas se matérialiser sur chaque point tant ils étaient rapides. Il ne faisait aucun doute qu’ils dominaient leurs adversaires.

La deuxième et dernière manche était à la fois une épreuve de précision, d’équilibre et de maîtrise de l’espace. Le comité d’organisation avait failli la remplacer cette année en raison des risques qu’elle comportait pour une simple épreuve de sélection mais elle fut tout de même maintenue par vote car elle faisait grande impression auprès du public. Les dix vainqueurs de la manche précédente se placèrent en file indienne au pied du premier pilier. Chacun leur tour, ils devaient se téléporter du sommet d’un pilier à l’autre, leurs cimes se faisant progressivement plus étroites, jusqu’au dixième qui culminait à plus de vingt mètres de hauteur. Le tout en étant toujours chronométré bien sûr.

Au coup d’envoi, le numéro 53 apparut en haut du premier perchoir et prit immédiatement d’assaut le deuxième. Il suivit le parcours avec agilité, prenant un peu plus son temps à mesure qu’il arrivait sur les surfaces plus réduites. L'assemblée manifesta son admiration dans un grondement d’applaudissements sitôt qu’il fut retourné au sol. Puis Tonio prit place. Il s’éclipsa à l’instant où le signal retentit et se téléporta aisément sur chacun des piliers à vive allure dans un équilibre parfaitement maîtrisé. Il leva les poings au ciel arrivé sur le dernier et le public subjugué retint son souffle comme un seul être lorsqu’il disparut une fraction de seconde après s’être laissé choir de cette hauteur vertigineuse. Au sol, il salua la foule en délire. Il venait de placer la barre très haut et en signant sa prestation par une telle prouesse, si dangereuse fut-elle, il ne laissait aucun doute quant à sa supériorité sur les autres concurrents.

Lorsque son ami passa à côté de lui, Arthur lança en tapant dans sa main :

- Frimeur ! 

- Frimeur ? Oui, un peu ! Mais tu sais bien que je suis incapable de résister à un moment de gloire ! Allez ! Bonne chance mon pote ! 

Pendant qu’ils parlaient, le numéro 96 était déjà sur le sixième poteau ; le jeune garçon semblait instable mais se reprit au bout de quelques secondes et se concentra. Le silence avait envahi l’espace. À la surprise générale, il tenta le tout pour le tout en enchaînant maladroitement les trois piliers suivants. À l’instant où il atteignit l’avant dernier, il perdit l’équilibre, chutant brutalement sans parvenir à réaliser le même tour de force que Tonio quelques minutes plus tôt. Il vint s’écraser violement au sol dans les hurlements d’horreur qui montaient de l’Esplanade. Les guérisseurs se précipitèrent sur lui alors que l’agitation s’amplifiait autour des barrières. La panique s’était emparée de la foule et dans les gradins, Alfred avait pris Eliott dans ses bras. Arthur et Tonio tentèrent dans l’affolement général d’obtenir des informations sur l’état de santé du jeune homme qui gisait à terre mais furent repoussés par le service de sécurité. Ils entendirent l'un des guérisseurs prononcer l’heure du décès et le ciel déjà gris s’obscurcit de plus belle.

La pluie commença à tomber sur Londonia.

 

 

- Frimeur ! lança Arthur à son ami en lui tapant dans la main lorsque ce dernier passa à côté de lui.

- Frimeur ? Oui, un peu ! Mais tu sais bien que je suis incapable de résister à un moment de gloire ! Allez ! Bonne chance mon pote ! 

Pendant qu’ils parlaient, le numéro 74 avait atteint le troisième poteau ; la jeune femme semblait plutôt stable et avançait admirablement. En arrière-plan au bord de la scène, le roi qui suivait la manche avec attention, semblait curieusement parler tout seul. Il se détourna avant le tour d’Arthur qui livra une performance presqu’aussi parfaite que celle de son acolyte, le zèle en moins. Il était presque midi et le beau temps revenait comme pour souligner que cette matinée s’était passée sous les meilleurs auspices. 

 

 

- Ne sois pas si grincheux ! De toute façon c’est quand même lui qui va gagner ! Qu’est-ce que ça change ?

- Si tu n’avais pas dû remonter le temps à cause de ce maladroit juvénile, tu aurais trouvé une bonne excuse pour le faire quand même parce que tu es mauvais joueur ! La donne a peut-être changé mais je reste sur mes positions, je parie sur le jeune Mayall. Depuis le début je trouve qu’il a quelque chose ce garçon !

Le roi leva les yeux au ciel, exprimant parfaitement sa consternation.

- Lester tu n’es qu’un incorrigible émotif ! Tu dis cela uniquement par compassion pour lui !

- Et toi tu n’es qu’un incorrigible tricheur, Sa Majesté Victor roi de l'embrouille ! Mais là, ça ne marchera pas ! Tu aurais dû remonter le temps plus loin pour l’empêcher de venir lui aussi. Sur ce coup-là, c’est moi qui vais gagner !

- J’ai compris ! Toi, t’as parlé à une voyante !

- Mais pas du tout ! Je n’ai qu’une moyenne confiance en les extralucides. Ce sont des excentriques qui se croient la plupart du temps investis d’un pouvoir mystique.

- Pourtant tu adores Faustine !

- Oui mais c'est pas pareil. Elle, au moins, elle est objective.

- Tu plaisantes ? Quand elle s’y met, elle peut être d’aussi mauvaise foi que toi !

- Bon, c’est vrai ! Mais il n’empêche qu’elle est objective. De plus ses prédictions sont parfois confuses, je te l’accorde, mais toujours exactes !

- J'en étais sûr ! Tu es allé la voir !

- Elle n'a jamais dit qu'il allait gagner, seulement que c'était un garçon exceptionnel. Ce qui n’est pas un scoop. Et puis je ne suis même pas allé la voir pour ça !

Son espiègle conseiller s'obstinant à lui faire des mystères, le roi le gratifia de son sourire malicieux mais avec son caractère lunatique, il ne put masquer son ennui.

- J'imagine que tu ne m'en diras pas plus mais ce n'est pas grave. Quoi qu'elle ait pu te dire, je suis sûr de moi. C'est Antoine Le Verrier qui remportera cette épreuve au tournoi, comme à chaque fois.

- Les autres fois Arthur Mayall n’était pas là.

- D’accord, tu as peut-être raison mais je tiens le pari. Et maintenant si tu veux bien, j'aimerais tranquillement siroter mon bourbon en regardant la fin des épreuves maintenant que le pire a été évité. Ensuite nous rentrerons au manoir, je dois encore m'assurer que toutes les instructions que j'ai données pour la cérémonie de demain ont bien été suivies et j'ai certains préparatifs en cours que je ne peux déléguer.

- Victor, tu m'as l'air bien morose tout à coup ! On peut rentrer maintenant si tu le souhaites...

 

 

La petite bande d'Arthur s'exalta à grand renfort de cris de joie pour encourager sur son passage la fanfare des enfants de l'orphelinat qui arpentait gaiement les allées, suivie d’une troupe de danseurs. L’odeur de viande grillée avait envahi l’Esplanade et après avoir avalé chacun une demi-douzaine de côtelettes d’agneau et autant de beignets de patates, ils se rendirent au pied de l’estrade qui longeait la scène. Un peu plus d’une centaine de concurrents avait été sélectionnée et s’apprêtait à défiler, à commencer par les juniors. Les gagnants de l’année précédente se succédaient pour annoncer leurs noms, leurs catégories et leurs scores. Lorsqu’il passa devant le public, Eliott fit de grands signes à sa sœur qui avait rejoint le premier rang pour l'applaudir. Elle était si fière de lui. Le grand gaillard élancé qu'était Tonio fut acclamé avec ferveur. Il n'était pas d'une beauté parfaite avec son nez en bec d’aigle et ses traits anguleux mais son charisme faisait tout son charme et les filles de l'assemblée lui témoignaient leur admiration en poussant des cris aigus. Il faisait partie des favoris du tournoi et cette soudaine popularité enflammait son enthousiasme. Arthur et Alfred, eux, furent impressionnés par l’aura géante semblable à une aurore boréale qui émanait de la foule et se délectèrent de ce spectacle magnifique qui donnait à cet instant une atmosphère tellement plus solennelle. Le soleil rayonnait encore de tous ses feux lorsque l'Esplanade commença à se vider et les rues de Londonia reprirent vie progressivement dans les chants, les rires et l'allégresse.

 

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