Le B.S.A.

Par Iris

Andréa commençait à trouver le temps long dans l’austère salle d’attente du laboratoire d’alchimie. Ça faisait déjà plus d’une heure qu’elle attendait les yeux rivés sur le bout de ses bottes quand une allumette sur pattes affublée de lunettes bien trop grandes pour sa tête vint enfin la chercher.

- Mademoiselle Fosbury je suis Howard, l'assistant du Professeur Hawarden. Il est prêt à vous recevoir. Si vous voulez bien me suivre. 

La jeune fille se leva envoyant valser ses longues boucles de feu derrière elle, dévoilant les angles doux d’un visage au teint de porcelaine. Elle le suivit dans le large couloir qui menait au cabinet de consultation. Elle était déjà plutôt stressée et avança en évitant au mieux de regarder le sol dont les motifs géométriques de la moquette formaient des illusions d’optique qui lui donnèrent encore plus la nausée que le gilet de laine hideux de son guide.

La porte du cabinet laissée entrouverte, l’assistant lui fit signe d’entrer. Sans daigner relever les yeux de ses dossiers, l’imposant professeur lui indiqua le fauteuil d'une main molle.

- Asseyez-vous Mademoiselle... ?

- Fosbury.

- Bien. Bonjour. Donc, je suis le professeur Hawarden, et c’est moi qui vais superviser l’installation de votre nouvelle prothèse, depuis sa fabrication jusqu’à la pose définitive. Je procèderai avec vous à certains examens qui détermineront les différentes options dont nous disposerons. Je vais aujourd’hui examiner votre prothèse actuelle et si vous avez des questions, n’hésitez pas à me les poser. Je suis là pour y répondre et vous rassurer. 

Pendant qu’il lui exposait le détail de la consultation, Andréa parcourue du regard le mur recouvert de diplômes et de récompenses derrière lui. Les étagères, où trainait un vieux chapeau au milieu des fioles et des bocaux, faisaient ressembler l’endroit à un musée des curiosités plutôt qu’à un cabinet médical. Le professeur était à l’image de son lieu de travail, austère. Avec son nez crochu, ses cheveux d’un gris terne et son crâne dégarni où ils ne subsistait que quelques mèches grasses et filasses, il était l’archétype du savant qui a l’air de tout savoir mieux que tout le monde. Mais il n’impressionnait pas Andréa pour autant. 

- Je vous remercie mais je ne suis pas inquiète. J’espère juste que ce sera rapide parce-que ma vieille prothèse est de moins en moins opérationnelle. Au quotidien ça devient pénible et dans mon travail n’en parlons pas. La télékinésie m’aide mais ça ne remplace pas un bras fonctionnel. 

- Que faites-vous dans la vie ? demanda le professeur en ouvrant son dossier.

- Je suis chauffeur-livreur et mécanicienne à l’Engrenage.

- En effet ce doit être contraignant lorsqu’on fait un travail manuel. Je lis ici que vous avez perdu votre avant-bras très jeune dans un accident. Vous aviez seulement onze ans.

- Oui c’est ça… un accident.

- Vous m’en voyez navré.

Andréa serra si fort les mâchoires qu’elles grincèrent bruyamment malgré elle. Reportant instinctivement son attention sur l’étagère, la vision du vieux chapeau d’un modèle pourtant commun, l’apaisa brièvement.

Le vieux professeur prit son temps en continuant de parcourir le dossier de sa nouvelle patiente avant de poursuivre.

- Vous avez eu votre première prothèse il y a une dizaine d’année, à l’âge de quinze ans vous avez fait adapter la taille mais ne l’avez jamais faite ni réviser ni remplacer. C’est imprudent ! Je lis aussi que vous avez vingt-deux ans, que vous êtes télékinésiste et d’élémentalisme terrien mais également altruiste ! C’est très rare de développer cette aptitude.

- Oui, avant même d'avoir appris à les maitriser, j’ai su transmettre mes dons aux autres par le contact physique.

Un léger sourire énigmatique traversa furtivement les traits bien trop lourds du professeur pour que ce soit perceptible.

- Je préfère le terme aptitude mais je suis curieux. À part ce que j’ai pu lire dans les livres, je ne crois pas savoir grand-chose de l’altruisme. Et je ne pense pas me tromper si je dis que vous êtes certainement le seul cas recensé de ces cinquante dernières années. Pouvez-vous transmettre seulement vos aptitudes ou êtes-vous capable d’en transférer d’une personne à une autre ?

Ces simples formalités ravivèrent des souvenirs douloureux profondément enfouis. Elle commençait à se sentir vraiment mal à l’aise.

- Seulement les miennes.

- Transmettez-vous votre altruisme également ?

La jeune femme ferma les yeux pour retenir une grimace et poussa un soupir.

- Non. Mais de toute façon, comme vous en ferez surement l’expérience par vous-même en m’examinant, puis-je ? 

Elle lui tendit sa main humaine, la gauche, qu’il regarda intrigué. Puis il la saisit du bout des doigts, sceptique.

- Je ne ressens aucun changement et je maitrise déjà la télékinésie naturellement, alors...

- Essayez donc quelque chose avec "la terre". Sur votre pot de fleur par exemple, suggéra-t-elle en désignant d’un hochement la plante au coin de son bureau.

Il fixa avec attention la plante verte qui se mit à pousser légèrement. Un bourgeon apparut, puis un deuxième, puis ils fleurirent doucement l’un après l’autre, tandis que d’autres pointaient et que les feuilles continuaient à s’étoffer jusqu’à devenir un petit buisson fleuri bien fourni qui débordait de son pot.

- Humm ! Intéressant ! Et la transmission de vos dons peut durer combien de temps ? demanda-t-il agréablement surpris.

- Ça dépend des gens, mais je dirais en moyenne entre six et huit heures. 

Elle repensa à ce qui se produisait lorsqu’elle entrait en contact avec un empathique. De toute évidence, son don si particulier n’était plus la spécialité de personne, ce qui était rassurant de son point de vue. Ce qui l’était moins c’était que ça avait tendance à attiser la curiosité.

- C’est fascinant Mademoiselle Fosbury ! Si cela ne vous incommode pas, j’aimerais analyser plus amplement votre aptitude en temps voulu. Ce serait un honneur et une expérience inédite pour le scientifique que je suis.

Elle regarda de nouveau le chapeau sur l’étagère. Son esprit tenta d’imaginer ce à quoi son sauveur avait pu ressembler, si tant est qu’il ait vraiment existé, et se demanda ce qu'il aurait pensé d’Hawarden.

- Je ne sais pas si j’en aurai le temps. 

Elle resta évasive mais il était hors de question pour elle de passer son temps dans un labo à jouer les cobayes juste pour le plaisir de faire progresser la science. Le vieux professeur se montrait beaucoup plus sympathique que de prime abord maintenant qu’il était intéressé et Andréa n’accordait aucune confiance aux savants. Si elle était là aujourd'hui, c'était parce qu'elle n'avait vraiment pas le choix. Elle commença à paniquer quand ses souvenirs s'intensifièrent mais prit sur elle malgré tout sans que ses angoisses ne s'estompent pour autant.

Après avoir attentivement lu les résultats de ses premières analyses, il se leva et se dirigea vers une armoire dont les portes en bois sculptés dissimulaient un compartiment réfrigéré. Il en sortit des tubes stériles.

- Bon, passons aux choses sérieuses ! déclara-t-il.

Il l’accompagna jusqu’à la partie laboratoire de son bureau et l’installa assise à une table surmontée d’un appareillage muni d’ampoules, de loupes et d’outils bizarroïdes. Dans un premier temps, il l’invita à y étendre son bras métallique pour en observer le mécanisme global. Il lui administra un léger calmant constatant la réticence démesuré que la jeune femme semblait ne pas parvenir à contenir. Puis il examina attentivement la connectivité biologique ainsi que le squelette et les petits rouages des articulations régissant la mobilité plus complexe de la main. Après une longue inspection interrompue de quelques prises de notes, il lui fit plusieurs prélèvements de sang et de tissus. Ensuite, il passa près d’une heure les binocles rivé au-dessus d’un microscope. Quand il se déplia enfin, il lui dressa un bilan général et commença à lui montrer des croquis de ce qu’il était possible de faire d’un point de vue technique et esthétique. Il acheva leur entrevue en rédigeant une liste de nouveaux examens à réaliser avant le rendez-vous suivant et lui laissa le soin d’en fixer la date auprès de son assistant

Dans le dédale interminable de couloirs du bâtiment des sciences, cherchant son chemin, Andréa souffla un bon coup et lut l’ordonnance avec attention. Elle devrait dès le lendemain revenir pour rencontrer le Docteur Normaé, guérisseur en charge de sa cicatrisation et effectuer toute une batterie de tests d’allergies et de compatibilité avec différents métaux. Elle devrait probablement passer toute la matinée au Service Biomécanique du B.S.A et trouver quelqu'un pour s’occuper de son jeune frère. Son calvaire n'était pas terminé. Le jour déclinait et il ne lui restait plus beaucoup de temps pour s’organiser. Si sa voisine Rose n’était pas disponible, elle n’aurait pas d’autre solution que de demander à Arthur et ça l’agaçait. Elle l’appréciait beaucoup, de plus il adorait Eliott mais leur relation était quelque peu "électrique". Elle avait du mal à le cerner et ne savait jamais à quoi s’attendre avec lui. Arrivée au parking elle décida de faire un détour par chez elle, voir si Rose était là avant de retourner à l’usine. Elle démarra le camion et son avant-bras eu un raté en passant la vitesse.

- Pff ! Fichu bras ! Je sens que ça va encore être simple cette histoire !

 

 

Eliott s’était dispersé en trois sur un énorme tas de ferraille afin de couvrir plus de surface, avisant Arthur de temps à autres de ses découvertes. Ce dernier s’empressait de les faire voler jusqu’à lui pour en vérifier les défauts. Tous deux s’amusaient comme des fous à fouiller la déchèterie et la lumière de la lune mélangée à celle des lampadaires d’extérieur amplifiaient l’atmosphère chaleureuse que leur offrait ce moment de loisir. En entendant le moteur, Eliott se dressa comme un suricate tout en haut de la dune de métal pour dominer la vue alors qu’au sol un de ses doubles couru à la rencontre du camion qui se garait déjà en recrachant bruyamment sa vapeur. Arthur, qui bricolait une crémaillère à moitié affalé contre une colonne d’acier, ses lunettes de soudure sur les yeux, se releva quand Andréa sauta de sa cabine avec cette agilité naturelle qui faisait toute sa grâce.

Au sol le jeune garçon couru sauter aux bras de sa sœur.

Ses copies suivirent le même chemin pour réintégrer l’original les uns après les autres, multipliant l’impact du câlin comme un écho.

- Alors, tu as trouvé des choses intéressantes ?

- Pleins ! J’ai trouvé une nouvelle soupape et Arthur a restauré un vieux régulateur. Je vais pouvoir réparer la chaudière ! Et toi, comment ça s’est passé ? Que t’a dit le professeur ? Et quand auras-tu ton nouveau bras ? 

Lorsqu’il s’adressait à elle de cette façon, Andréa en oubliait presque que son petit frère n’était qu’un enfant. Alors qu’Arthur s’approchait, elle lui sourit et répondit :

- Ça s’est très bien passé. Le professeur Hawarden m’a examinée, il est…spécial. Mais bon, si j’ai de la chance, peut-être que la semaine prochaine j’aurai ma nouvelle prothèse. Par contre, je dois retourner au B.S.A. demain.

Campé sur ses deux jambes, les bras croisés, Arthur garda une certaine distance.

- Je suis content pour toi, ça va te changer la vie.

- Merci de t’être occupé d’Eliott, j’espère que ça ne t’a pas trop ennuyé. 

Il ébouriffa de la main la tignasse blonde qui se tortilla de rire.

- Tu plaisantes ? J’adore traîner ici avec lui. On s’amuse bien, ce gamin est plein de ressources.

- Hé ! Je suis plus un gamin !  Andréa, j'ai le temps de chercher encore quelques pièces avant qu’on rentre ?

- Vas-y mon grand, je t’appelle quand on part ! 

Pour en profiter le plus possible, il se concentra et réussit à se quintupler, chose qu’il ne maitrisait pas encore très bien. Au-delà d’un certain nombre, l’exercice n’était pas aisé pour un garçon de son âge. Fier de son exploit, Eliott reparti immédiatement prendre d’assaut le tas de ferraille sans demander son reste.

Inquiet à l’idée que la consultation ait pu être éprouvante pour la jeune femme, Arthur cherchait des mots rassurant mais ne parvint qu’à installer un silence gênant. Après avoir fixé un temps le bout de ses bottes, elle revint à la conversation en relevant ses grands yeux verts, lui coupant l’herbe sous le pied.

- Je suis désolée de te demander ça Arthur, mais pourrais-tu me rendre encore un dernier service ? 

D’un claquement de doigts, il alluma une cigarette et son sourire en coin refit surface, comme à son habitude.

- Ah ! Ça va finir par te coûter cher ! 

Agacée, la jeune femme s’empourpra, visiblement pas d'humeur à rentrer dans ce petit jeu qui, lui, avait l'air de beaucoup l'amuser.

- Rrrr ! Et puis laisse tomber, je me débrouillerai !

Faisant virevolter sa longue crinière rousse, elle tourna brusquement les talons, prenant d’un pas décidé la direction de son camion.

- Attends ! Andréa ! 

Non sans peine et seulement parce qu’elle était encore assez près, Arthur parvint à se téléporter devant elle, la faisant sursauter.

- Je plaisantais, voyons !

Se protégeant instinctivement de ses bras, elle s’insurgea.

- Fais attention ! Ne t’approche pas trop près, tu sais ce qui se passe quand…

- Oui, je sais ne t’inquiète pas, coupa-t-il sans bouger d’un pouce. Je t’écoute, que voulais-tu me demander ? 

Elle baissa finalement sa garde et soupira en reculant tout de même d’un pas.

- Voilà, j’ai des examens à faire au labo demain matin et Rose n’est pas là. Je n’ai personne pour garder Eliott, ça t’embêterait de t’occuper de lui ? Encore ?

- Non, ne t’en fais pas. Avec les gars on va aller aux sélections du tournoi, je l’emmènerai avec nous, et puis si t’es d’accord on peut même l’inscrire dans sa catégorie.

- Il va être ravi ! Si je fini assez tôt, je vous y rejoindrai peut-être. Je ne te remercierai jamais assez Arthur. se radoucit-elle, hésitant avant d'ajouter :

- Demain soir tu n’as qu’à venir manger à la maison si tu veux.

Il réfléchit une seconde et accepta.

- Avec plaisir mais je ne pourrai pas rester tard. J’ai promis aux gars de les rejoindre au Noctambule.

Un peu déçue mais soulagée à la fois, elle n’aimait pas ces contradictions qu’une simple discussion avec Arthur pouvait provoquer en elle. À chaque fois c'était pareil, il trouvait toujours le moyen de la mettre en rogne mais finissait par se montrer très prévenant. Elle se ressaisit songeant qu’à l'heure qu'il était, il pouvait peut-être encore observer son aura, ce qui était le cas, et décida de le chambrer.

- Comme tu veux. On en profitera pour remédier à tes déplorables talents culinaires. Parce-que la semaine dernière tes lasagnes... même Eliott n'a pas réussi à te trouver des circonstances atténuantes ! 

Il arqua un sourcil mais elle poursuivit sans lui laisser le temps de la répartie.

- Demain matin je peux t’amener Eliott quand je pars ? Disons vers huit heures ? 

- C’est bon pour moi ! acquiesça-t-il en écrasant son mégot sous sa botte.

- Bon, on va y aller. Je t’emmène ou tu peux encore te téléporter ?

- Je veux bien que tu me déposes. Tout à l’heure ça m’a demandé un gros effort et je n’étais pas sûr d’y arriver. 

Ils prirent tous place dans le camion d’Andréa, direction le centre-ville. Arrivés sur le parking, Arthur embrassa Eliott et suivit du regard la démarche de sa sœur qui se retourna lui esquissant un sourire. Il profita de cette attention pour lui lancer :

- Et au fait, c'est TA recette que j'ai suivi pour les lasagnes !

Le nez retroussé, elle lui répondit par une moue traduisant son imperméabilité à sa mauvaise foi, avant de lui tourner le dos d'une façon théâtrale. Tous les trésors qu’ils avaient ramenés de l’usine volaient à leur suite et Arthur, sourire en coin, les observa s’éloigner avec amusement en repensant à la conversation qu’il avait eu plus tôt dans la journée à propos des filles. Avant de rentrer, il passa par chez Alfred pour lui proposer de boire un verre à La Lanterne en bas de chez lui.

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Vous lisez