L'Éternité en 10 Minutes : Chroniques d'un Arrêt de Bus

     Il est 7h54. Une heure de gloire : vous avez quitté votre lit avec une discipline quasi militaire, déjoué tous les pièges du quotidien (le réveil anémique, la brosse à dents capricieuse, le café brûlant) pour arriver pile à l’arrêt de bus. Triomphant, un sourire en coin, vous observez le panneau d’affichage électronique, persuadé que votre effort sera récompensé. « Bus dans 4 minutes ». Oh, douce symphonie des chiffres. Vous êtes prêt, un soldat face à son destin.

     7h57 : Le panneau affiche toujours « Bus dans 4 minutes ». C’est étrange, mais bon, un léger retard, qui s’en soucie ? Après tout, ce n’est qu’une machine, un peu comme vous, d’ailleurs. Vous sentez la première brise du matin, légèrement glaciale, qui commence à s’insinuer dans votre col. Ça va, c’est supportable. Vous restez confiant. Vous êtes jeune, plein d’énergie, invincible face aux éléments.

     7h59 : « Bus dans 5 minutes ». Vous froncez les sourcils. Comment ça, 5 minutes ? On ne recule pas dans le temps, vous le savez bien, à moins de figurer dans un mauvais film de science-fiction. Alors, pourquoi ce bus semble-t-il jouer avec vous ? Peut-être que ce n’est rien de grave. Un feu rouge par-ci, un piéton téméraire par-là. Et puis, le stress, c’est pour les faibles. Vous inspirez calmement, en espérant que votre zen se reflète dans vos cellules, qui elles, commencent doucement à grelotter.

     8h02 : Un vent sournois se lève. Vos oreilles, exposées à l'air glacial, commencent à picoter. Vous faites mine de rien. Après tout, vous êtes un adulte responsable, civilisé, capable d’endurer de petites contrariétés. Mais la foule commence à s’amasser. Les regards se croisent, lourds de sous-entendus. Des sourires crispés se dessinent. On dirait presque une secte de martyrs réunis pour le grand sacrifice quotidien.

     8h06 : Le panneau s’est figé sur « Bus dans 2 minutes », comme s’il était soudain frappé d’un doute existentiel. Vous commencez à vous poser des questions. Le bus existe-t-il vraiment ? Est-il en route ? Est-ce que ce panneau en sait davantage sur votre sort qu’il ne le laisse paraître ? Ou, pire, est-ce vous qui ne comprenez rien à cette vaste blague cosmique ? Vous commencez à imaginer le chauffeur, confortablement installé quelque part, riant avec ses collègues de tous les pauvres diables congelés à l’arrêt. Une part de vous envie cette liberté diabolique.

     8h10 : Des murmures s’élèvent. Quelqu’un vérifie l’application, qui renvoie un « Trafic en cours ». Ah, merci. Ça, c’est de l’information. La température descend et une dame à côté de vous, visiblement rompue à l'attente des bus, murmure des choses à mi-voix, probablement des incantations pour invoquer le prochain véhicule. En vain. Vous l’observez, un brin fasciné. Peut-être que c’est elle, la sorcière de ce rituel morbide, gardienne de l’arrêt maudit.

    8h15 : Enfin, dans un grondement mécanique, un bus apparaît au bout de la rue. L’espoir renaît. Tous les visages se redressent, tendus comme des animaux en alerte. Vous sentez que c’est le moment, votre moment. Le bus approche… mais ralentit, sans jamais s’arrêter, le chauffeur levant la main en signe d'excuse – bondé, apparemment. Et voilà, votre messie qui file sans un regard en arrière. Le peu de foi qui vous restait s’évapore. Vous vous sentez abandonné.

     8h20 : Le panneau, triomphant dans son sarcasme électronique, affiche de nouveau « Bus dans 10 minutes ». C’est une sorte de plaisanterie céleste, n’est-ce pas ? Une blague sur la patience humaine, un défi lancé par l’univers pour voir jusqu’où vous tiendrez. Vous commencez à entrevoir la vérité : ce bus n’est jamais arrivé, il n’arrivera peut-être jamais. Vous n’êtes pas à un arrêt de bus, vous êtes dans un purgatoire urbain, coincé entre espoir et désespoir, condamné à attendre un messie qui viendra toujours « dans 10 minutes ».

     8h30 : Un autre bus arrive enfin, mais il ressemble à une boîte de sardines. À l'intérieur, des visages pressés contre les vitres, les regards vides, l’air hagard, comme si ceux qui avaient réussi à monter avaient payé le prix fort pour leur place dans ce cercueil sur roues. Vous hésitez un instant, prêt à vous jeter à corps perdu dans cette mascarade. Puis le bus repart, et vous restez là, vide, figé dans le froid. Vous réalisez alors qu’à cet instant précis, vous êtes devenu l'un d’eux. Un spectre des arrêts de bus.

Demain, vous prendrez un autre itinéraire.