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Mon cher protecteur,
Je me sens assaillie par une lassitude sans fond tandis que je vous adresse cette missive, encore une. Je ne suis pas morte, non, mais je pourrais bien le devenir. Mon cher, mon tendre ami se doute-t-il seulement que je n’ai pas encore quitté ce monde où j’ai si peu vécu ? Ou bien cette lettre connaîtra-t-elle le même sort que les précédentes et se perdra-t-elle dans les vapeurs maladives du brouillard qui environne les marais ?
L’espoir défaille mais, tant qu’il brille en moi, je vous écrirai et je guetterai votre venue depuis la croisée de ma chambre. Car enfin, si vous aviez connaissance de la sinistre situation dans laquelle je me tiens, je ne doute pas un instant que vous intercéderiez en ma faveur.
Aurai-je le courage, malgré ma main alanguie, de vous décrire encore cette impasse où l’infortune m’a plongée ? J’ai l’impression de vous avoir déjà envoyé tellement de lettres humectées par mes larmes !
Vous avez certainement entendu parler, vous dont l’érudition ne connaît pas de bornes, de ces deux frères prussiens qui entreprirent de collecter les contes dont nos enfançons sont friands ? Je ne crois pas outrer la réalité si je vous apprenais que la place où je me meurs, jour après jour, est de celle que l’on ne trouve que dans ces histoires.
Mon carrosse s’est embourbé à jamais dans le marécage et je serais probablement morte avalée par la boue, moi-même, si je n’avais découvert cette gentilhommière à l’abandon depuis laquelle je vous écris. J’ai attrapé la fièvre, j’ai dû me soigner seule et je n’en suis pas encore remise. Dieu que je me sens lasse et sans forces !
Il y a parfois cet homme étrange qui m’apporte du bois pour me chauffer, des victuailles pour me nourrir, puis qui s’en repart avec mes lettres. Je crois qu’il me confond avec l’ancienne propriétaire. C’est une créature rustre et sans éducation, qui grogne plus qu’elle ne parle et qui n’écoute rien à mes supplications. Ne voit-il pas que je ne tiens plus sur mes jambes ? Ne comprend-il pas que j’ai besoin d’aide, désespérément ?
Ah, s’il avait été vous ! S’il avait possédé une once de votre science, j’aurais pu trouver peut-être une oreille à qui conter mes malheurs, un ami pour prendre soin de moi et m’emporter loin de toute cette brume.
Ce n’est pas ici un endroit pour une dame de qualité. J’ai éperdument besoin de la ville, de ses folles nuits, de ses bals étourdissants, de ses réceptions clinquantes. Mais cette existence-là me paraît bien loin, désormais. Ai-je bien vécu tout ce que je crois avoir vécu ? Il me semble parfois que je suis prise d’éblouissements et de rêves éveillés, et je distingue avec de plus en plus de mal la juste réalité du pays abominable des songes. Deviendrais-je comme le Quichotte de monsieur Cervantès, folle d’avoir trop lu jadis ?
Vous êtes le seul bienfaiteur que Dieu, dans son immense clairvoyance, ait jamais daigné m’envoyer. Vous m’avez maintes et maintes fois guidée, conseillée, réprouvée aussi. Je crois que j’ai besoin de vous, de vos lumières, encore plus que de la ville !
O seigneur, je vous en conjure n’égarez pas cette lettre-ci ! La fièvre me reprend et mes pauvres cheveux, dont tant d’hommes ont vanté l’éclat, me pleurent sur le corps comme des algues océanes.
Manifestez-vous, mon ami, et tirez-moi de l’oubli. Parfois, je suis prise d’une peur idiote et je me réprimande. Je m’imagine sottement que ce ne sont peut-être pas les aléas du courrier mais vous seul qui êtes responsable de ce silence. Je sais que je vous ai déçu, mais ne m’aimeriez-vous pas encore un peu malgré mes faiblesses passées ?
Oui, je le crois. Je crois que vous m'aimez d’une sincère et profonde affection. Je crois que vous ne sauriez rester insensible à mon désarroi.
Je vous laisse, à présent. Je dois me reposer. Je prie Dieu pour que cette lettre ne soit pas la dernière qu’il ne m’ait été donné d’écrire.
Votre affectueuse amie
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Quel plaisir que de lire, quel bonheur de vous lire !
J'écris cela sans avoir lu la suite, qui je le sais saura lever le mystère sur ce marécage et sa dame en détresse
Le ton est posé.
Pourquoi diable ce gentilhomme ne répond pas ?
Quelle est la faute de cette mourante ?
Vite ! Une autre :)
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je me suis rarement autant amusée en lisant une nouvelle. Celle que vous avez écrite ici est remarquable de part son originalité ainsi que sa qualité d'écriture.<br />
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Il m'a fallu deux lectures assidues afin de pouvoir en appréhender les principales subtilités, car il y en avait beaucoup distillées au long des lettres! <br />
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Forte de ces longs moments de réflexions, après m'être amusée à interpréter cette nouvelle de plusieurs manières possibles, voici celle sur laquelle je me suis finalement arrêtée.<br />
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Partons donc du postulat suivant :<br />
'Madame' est une vue de l'esprit du 'Protecteur', ce qu'une Muse est à son artiste.<br />
Donc M. est l'expression fantasmagorique d'une obsession du P. Or, si le P. se sent dépassé par l'ampleur que prend cette muse dans sa psyché, il n'est pas étonnant qu'il réagisse en se débarrassant d'elle. <br />
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La première étape (antérieure à la première lettre) était donc d'envoyer M. droit aux oubliettes. Et elle y a probablement échoué un moment. Seulement Madame est le moyen d'expression de ses obsessions; elle l'avilit, l'asservit, l'empoisonne...Et plus important, elle est une partie refoulée de lui-même. Usant de ce qui la définit, elle se raccroche à la pathologie inconsciente et latente de son protecteur pour guetter la faille, le signe de faiblesse ou manque de vigilance pour refaire surface.<br />
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D'après ce raisonnement, je suppose donc qu'elle remporte la première manche entre la lettre 1 et 2. Elle obtient ensuite gain de cause à la lettre 4. Le style du protecteur en témoigne: de défense grossière et violente puis familière, il se range à une argumentation plus diplomate, plus soutenue à l'image de élégante l'éloquence de Madame. C'est là que le piège se referme.<br />
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Ensuite Madame n'a plus qu'à enfoncer l'épine, ce qu'elle fait tout en finesse afin de retourner l'objet de son vice sur les épaules voûtées de culpabilité du protecteur, jusqu'à l'enfoncer dans un état de dépendance qui dépasse le point de non retour.<br />
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La lettre 6 est l'expression de sa défaite.<br />
Quant à la 7, elle cristallise la victoire de Madame, ou plutôt celle de l'irrationnel et de la faiblesse humaine contre le pragmatisme scientifique du protecteur.<br />
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Ma conclusion ? Je n'aimerai pas croiser le 'Protecteur' dans la rue, parce que, éclairée par cette interprétation particulière, il est selon moi sûrement schyzo ! <br />
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Mais plus important encore, ce qui m'a plu ici, c'est que vous avez mis en avant un point délicat qui caractérise certains scientifiques. Oui, certains de ceux qui se dévouent à la logique implacable de l'informatique ou les sciences plus dures ( Mathématiques, physique quantique, Ingénieries, etc) le font parfois au détriment de leur vie affective, personnelle. Il y a déséquilibre entre intelligence et émotivité. Voilà ce que j'ai vu chez ce protecteur. Ce qui au début lui permettait de combler ce déséquilibre, cette 'chère dame' dont il écrit les aventures, a fini par submerger son inconscient aussi efficacement que l'absinthe ou l'opium.<br />
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Je tiens également à vous faire part de mon admiration pour la façon dont vous avez su mettre au diapason vos plumes afin de produire une telle nouvelle. Les co-écritures sont parfois loin d'être évidentes. Mais en vous lisant, on dirait que c'est du gâteau !<br />
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Enjoy !
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Je vous jure, les filles, j'ai tellement trouvé ça bien écrit, bien pensé, original, drôle... que j'ai fait lire à ma grand-mère qui adoré xD<br />
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La première lettre plonge dans une ambiance un peu "conte de fées". Je me demandais où j'avais bien pu atterrir ! Et, dès les premières lignes de la deuxième lettre... j'étais écroulée sur mon clavier !<br />
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Je trouve que cela ferai carrément une superbe saynète que j'adorerais jouer ^^<br />
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Bref, bravo les filles ! J'ai du plein sur la planche... =x<br />
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*retourne à ses propres lettres*