Lettre à Asena

Lorsque j’entrais dans vos appartements suivi de Lina, vous étiez calfeutré derrière vos coussins, dans une couverture, plaquée contre le mur de verre de la tour à regarder le Bosphore. Je me suis toujours demandé si vous réfléchissiez en cet instant à vous noyer. Vous paraissiez si désespéré que votre âge ne se lisait plus dans votre regard. Vous étiez devenu une créature en dehors du temps. Aujourd’hui, vous êtes loin de cette vision de pitié et parfois je m’en désole car maintenant je semble me voir à votre place d’enfant subissant votre dictée présente du temps. A cette époque, vous ne compreniez que peu les subtilités de la politique. Je m’en effrayais mais désormais je comprends que l’ignorance vous préserva. Vous étiez une argile surprenamment intact et facilement modelable. Les forces de la République Turc Indépendante ont rapidement compris le potentiel que votre identité génétique représentait : fille de l’Europe, des tulipes, des clubistes, de Bora et fille de l’Asie, des Yildiz, des cisterniens et de Zeynep. Sans doute, vos parents avaient fait le choix de vous laisser en dehors de toute politique pour éviter de vous entraîner dans leur chute finale. J’ai aussi longtemps suspecté la trahison de Zeynep comme un stratagème pour vous sauver des exécutions du Général Kirmizi. Cette motivation n'est bien évidemment pas la seule à expliquer le revirement politique de votre mère néanmoins il demeure le plus doux et héroïque à mes yeux. C’est peut-être en cela que je préfère lui attribuer cette raison qu’une autre. Je reviendrais plus tard sur ce chapitre, en attendant, j’avais fait le choix lors de ma conversation avec Lina de poursuivre l’œuvre de vos parents et de vous protéger. Ces derniers avaient fait, pour cela, le choix de vous éloigner de la politique, je pris la décision quelque peu contraire de suivre les projets du RTI et de faire de vous leur outil d’apaisement. A l’époque, vous étiez loin de comprendre les interactions politiques à l’origine de la déchéance de votre père et vous vous contentâtes d’une explication simple : votre père était tombé car il était en tort vis-à-vis de la population. A son inverse, le Général Kirmizi possédait la juste politique, un raisonnement enfantin qui vous permit de survivre et d’accepter la doctrine conservatrice du RTI. Vous étiez loin de connaître la traîtrise des occidentaux qui, ayant compris que la révolution de votre père était vouée à l'échec, retournèrent leur veste pour cirer les souliers du RTI. Auparavant, le Général s’était aligné à l’Iran sans pour autant nouer avec l’Ayatollah des liens forts sachant que cet allié était à la fois un avantage et une faiblesse pouvant l’isoler irrémédiablement du reste de l’OTAN. Ce revirement de l’Ouest était prévisible après le massacre de Bursa. Cela faisait plusieurs mois qu’ils démontraient des regrets à leur enlisement dans ce conflit et des remords à avoir supporter votre père. Leur engagement était une erreur due à une mauvaise compréhension de notre pays, de notre peuple. Ils le connaissaient mais pas suffisamment, ils avaient financé la mise en place de programme d’insertion professionnel affilié au pouvoir obligeant l’obéissance au nouveau régime connu sous la Mission d’Intervention de Lutte Contre le Conservatisme. Malheureusement, au contraire d’imposer le nouvel ordre, elle entraîna une floraison de gangs et d’économie parallèle qui, aujourd'hui, se retrouve dans la structure de notre régime fédéral. La République était grandement en déficit, ne pouvait plus assumer les partenariats avec les occidentaux. La construction des pipelines prévus dans l’accord tacite du renversement du régime Yildiz de votre grand-père par Bora, lors de la Révolution des Tulipes, ne progressèrent pas du fait de sabotages. Je dois avouer mon admiration pour la stratégie diplomatique déployée par le RTI qui a su ne jamais être trop radical pour fermer totalement la porte de l’occident.  Votre père, bien qu’il fût mon ami, était déjà mort à la suite à la disparition de votre mère et ses choix arbitraires étaient les signes d’une bête mortellement blessée. Or, je sais que tous ces faits sont désormais de votre connaissance. Pourtant, toujours l’interprétation enfantine et manichéenne de vos 9 ans guide la confection de votre roman national. Vous reniez votre père, acceptez en partie l’héritage de votre grand-père et encensez votre mère. Malgré toutes les clés de compréhension, malgré le contexte guerrier, vous n’analysez qu’à travers une grille bicolore en noir et blanc.  Vous pensez actuellement tenir l’étendard blanc mais vous vous trompez. Vos politiques de ces derniers mois sont alarmantes, outre vos discours populistes que je ne cesse de combattre, j’ai appris votre décision de placer votre neveu dans ce nouvel institut qui porte mon nom. Quand cesserez- vous de vous fourvoyer ? Faut-il que vos tendances tyranniques gagnent jusqu’à la sphère de votre famille ?  J’ai étudié les cours qui y sont dispensés et ai lu les noms des professeurs y tenant une chaire. Je désapprouve ces deux choix. La philosophie est absente du cursus alors même que c’est un institut politique. Les professeurs ont une ligne d’opinion très proche de vous-même qui ne permet que peu de pluralisme et la présence d’Areg Aksoy, un scientifique à l’éthique douteuse et ayant participé activement à la tragédie de l’Euphrosine, m'amène à me questionner sur le but de cette entreprise. Je sais n’être plus dans vos grâces bien que vous témoigniez encore de la sympathie à ma popularité pour affubler cet institut de mon nom mais je vous prie de continuer à lire le carnet qui suit. Ce n’est que les notes d’un vieux professeur à son élève qui s'oublie, c’est aussi un hommage à votre parcours, actuellement épineux mais dont les débuts ont brillé de pragmatisme, c’est surtout une mise en garde contre les dérives que peut commettre une personne aux bonnes volontés. Cette expression commune résume en peu de mots le message que je vous adresse : “L’enfer est pavé de bonnes attentions”

 

“Entrée du 25 Mars 2053 du 43ème Journal

 

Bora se retire dans sa salle de bain tandis que je continue à arpenter le petit salon adjacent. Cela fait plusieurs jours que je souffre d'hallucination auditive. Je crois entendre les déflagrations de la guerre arrivée jusqu’à Sapphire. Je sais qu’il n’en est rien mais un martèlement incessant m’assourdit. Je marche vite, ne pouvant tenir en place. Ma réflexion est fractionnée entre le fantôme de Zeynep que je tente de chasser, les raids aériens de cette nuit et l’entrée des troupes du RTI d’un jour à l’autre. J’essaye de me concentrer sur le jet d’eau qui frappe le corps de Bora dans la pièce à côté. Je m’assoie et je ferme les yeux. Soudain, il m’appelle. J’hésite avant d’entrer. Je ne veux pas corrompre son repos. Je veux continuer à imaginer la buée sur la glace, les gouttes qui perlent sur sa peau, le délassement de ces muscles. Je veux croire que les bulles de savon ont emporté ses soucis en éclatant. Je veux croire l’impossible. Il m’appelle, j’entre. Le parfum musqué de son savon perce mes narines. Il se tient devant la glace vêtue d’une tunique rouge, ses cheveux humides tachent le col du tissu qui ressemble à un collier de sang sur ses épaules. La douche est dans la brume et les ibis bleus dessinés sur les murs apparaissent en vision trouble. Je reste sur le pas de la porte, je ne veux pas m’immiscer plus avant dans son intimité.

  • Arif, que vois-tu dans les plis de mes paupières ?

Bora se tient devant son reflet intelligemment réfléchi par les plis du soleil peint du nil représenté sur le carrelage. La salle de bain est un étrange mélange de verrerie et de mosaïque apparaissant comme une fresque irisée ondoyant entre le vert, le turquoise et le blanc. Bora est vêtu d’une tunique pourpre et d’un pantalon nacré couvrant ses pieds nus. Son ensemble projette un halo rosé autour de lui. Habituellement, il prend soin de mettre ses habits dans le petit salon, où j’attendais justement, pour éviter de les mouiller. Son manque de soin à son image est un autre des symptômes de sa dépression. Il se tient droit tel un échassier, maintenu par un squelette presque trop roide, sa colonne vertébrale semblant être pendue depuis le plafond. Il s’observe, son souffle embue le mur. Je ne comprends pas sa question, je ne l’ai pas vraiment entendu.

-       Pardon ?

-       Est-ce que tu y vois mes meurtres ? dans les plis de mes paupières ?

-       J’y vois le deuil.

-       Tu as peur de moi ?

-       Je crains pour ta vie.

-       Ne pourrais-je te tuer ?

-       Tu en es incapable. Tu ne le sais pas ?

-       Je crois que je suis capable de tout.

Je ne sais que lui répondre. Ses yeux sauvages m’effraient et ses pieds anguleux révélés par le mouvement de tissus m’intiment à ne plus respirer comme si d’un saut rapide il pouvait fondre sur moi. Pourquoi parle-t-il de me tuer ? Je suis interdit.

-       Tu ne me dis pas de fuir ? ou de me retirer dans un bunker ?

-       Tu ne devrais pas rester à Sapphire.

-       Pourquoi ne devrais-je pas ? Ai-je encore quelconques devoirs envers quelqu’un ?

-       Envers ta fille même si tu ne le perçois pas maintenant.

J’aurais voulu ajouter envers moi.

-       Je ne lui ai apporté que la mort en héritage. A 9 ans, elle est habillée de noir.

-       Elle ne connait pas les circonstances du décès de Zeynep. Vous pouvez partir, tu lui diras la vérité plus tard, pas celle du Nouvel ordre qui approche.

-       Quelle vérité lui dirais-je ? Que j’ai ordonné son exécution par erreur ? Que je ne savais pas qu’elle se trouvait à la place d’Aslan dans un de leur repaire souterrain, une des anciennes cisternes byzantine, pour diriger les opérations de la prise de Besiktas et Beyoglu.

-       Vous ne pouviez pas savoir qu’elle serait présente.

-       On faisait chambre à part depuis plusieurs mois. Elle ne m’adressait presque plus la parole. J’aurais pu la faire pister. J’aurais su qu’elle serait à la citerne ce jour-là. Je ne l’ai pas fait car malgré ma paranoïa, l’angoisse d’être seul me consumait. La seule fois où j’ai réprimé mes désirs de contrôle, ceux-ci auraient pu la sauver.  Je ne pouvais pas l’espionner car cela risquait de confirmer mes doutes. Je ne voulais pas l’écarter. Pour la première fois, je préférais ignorer mes suspicions et vivre avec une dague sous mon cou.

-       Qu’aurais-tu fait si tu l’avais découvert ? L’aurais-tu toujours aimé ?

-      Oui mais je craignais que mon affection se change en haine. Je suis persuadée être capable de commettre les pires ignominies. J’aurais pu l’étrangler, par mégarde, juste une envie passagère de mettre fin à ses mensonges, de juguler sa voix douceâtre qui m’empoisonner dans mon sommeil.

-       Tu ne penses pas ce que tu dis.

-       Je ne pensais pas Bursa et pourtant c’est arrivé.

-       Tu n’es pas le seul responsable.

Je voudrais emprisonner son visage, disséquer son cerveau pour extraire ses pensées morbides, le réparer comme s’il s’agissait d’un jouet, lui dire que ce n’est pas sa faute et qu’il me croit sans questionner. Evidemment, je ne peux pas alors je le fixe en sachant que la discussion que j’entreprends ne mène à rien, que j’essaye pour la forme, pour l’espoir mais qu’à la fin, je désolerais de constater qu’il est irrémédiablement brisé.

-       Je ne crois pas qu’il n’y ait jamais un seul coupable. Les criminels agissent en meute. Il faut pouvoir se convaincre de notre innocence. Je ne peux le faire par ma propre conscience. Aujourd’hui, je suis seul. Je veux que cela s’arrête.

-       Tu veux mourir ?

-       Oui. Tu penses que les hommes du RTI et les cisterniens me tueront ? J’en ai fait assez pour me soustraire à la justice, tu ne crois pas ?

-       Ils te lyncheront. Ce ne sera pas d’un seul coup de feu.

Je veux l’effrayer. S’il ne craint pas la mort, qu’il craigne la souffrance. Je voudrais le voir geindre comme un enfant car je saurais que d’une façon ou d’une autre, il tient à la vie mais il ne le fait pas.

-       Parfait, toi qui es croyant, ce n’est pas par la souffrance que l’on expie ses péchés ?

-       Je ne crois pas à l’autoflagellation.

-       J’aurais peut-être dû être musulman…. Tu ne réponds pas, tu crois que ce sont les divagations d’un condamné avant son trépas ?

-       Qu’auriez-vous fait si vous étiez croyant ?

-       J’étais croyant mais je me suis trompée de Dieu. Je voulais la liberté d’expression, la liberté de pouvoir être qui on veut. Je croyais en mon Guide, en mes amis, Aslan et Aydemir. Je n’avais que des jolies promesses à la bouche mais aucun nombre dans mes cahiers pour construire mon projet. 5 ans est court, trop court pour mettre en place sa politique, et il y avait des résistances. Aydemir voulait des actions rapides et fermes. L’armée des Tulipes ne voulaient pas attendre. Mes idéaux étaient irréalistes pour ce pays, pour tout pays. Je pensais faire des compromis en discutant avec les généraux révolutionnaires et les intellectuels clubistes. Je les craignais, je voulais être le pont entre la force armée et les citoyens. Finalement, je n’ai été que battu entre leurs différentes paroles.

-       Tu étais mal conseillé.

-       Ce n’est pas suffisant pour justifier mon échec. J’ai réfléchi plusieurs fois aux raisons de mon désaveux. J’ai ressassé plusieurs fois chaque décision prise ? Aurais-je pu éviter le conflit ? Aurais-je pu vivre encore avec Zeynep et Asena ? Je crois qu’après des nuits d’insomnies, je sais ce qui m’a échappé. C’est la croyance qui m’a tué, c'est l'idéologie qui m’a assassiné.

-       Ce sont des combustibles difficilement manipulables qui menacent à tout instant d’exploser. D’autres s’y sont essayés.

-       Cesse de me comparer avec d’autres ? Qui sont ces autres dont tu ne dis pas le nom ? Je ne suis qu’un commissaire préservant les valeurs de la Révolution des Tulipes. C’est du moins ce que je voulais être.

-       Ce n’est pas ce que je voulais dire. Tu es injuste.

-       Je suis injuste. Je suis comment on me décrit, on m’imagine. Je suis un tyran.

-       Pourquoi dis-tu que la croyance t’a détruite ?

-       Je n’ai pas su parlementer avec le camp des Yildiz. Je n’ai pas su rester fidèle à mon idéologie. J’ai accédé au pouvoir grâce à l’armée menée par Aydemir et le soutien occidental mais je ne pouvais me maintenir qu’avec la population. J’étais pris en étaux avec l’impétuosité des militaires et une population qui croyait dans mes idéaux. Je devais leur prouver que ce que je mettais en place n’était pas une énième démocrature. Ma constitution était formidable. J’ai donné des droits mais pas une sécurité pécuniaire. Que vaut des libertés quand on est enchaîné par la pauvreté ? Lorsque j’ai compris que mon Guide ne pouvait pas être implanté dans le pays, que le temps des compromis était venu, que j’ai tenté de purger mes rangs lors de l’Emancipation pour avoir une approche plus progressiste, que j’ai rejeté la faute sur Aydemir allant jusqu’à le pousser à l’exil, je m’engageais de nouveau dans une impasse. Arif, toutes les directions que j’empruntais était voué à l’échec. La population de ce pays ne se connait pas. Ils restent sourds à leur voisin et sont incapables de prendre réellement conscience du nombre de leur opposants. Je crois que j’ai opté pour le mauvais camp. Il ne faut pas se ranger avec ceux qui ont tout mais ceux qui n’ont rien car ils n’auront rien à perdre à tenter une révolution. J’offrais un confort libertaire aux possesseurs et était incapable de pourvoir économiquement aux plus démunis. J’aurais pu réussir si ma politique libérale s’était accompagnée d’une politique clientéliste à l’égards des ménages dans le besoin. J’ai hérité d’un bilan économique catastrophique et ce qui aurait pu m’attacher la fidélité d’un électorat pauvre aurait été la religion. Je n’ai passé que mon temps à les humilier. Tu m’avais mis en garde. Même toi, je te blessais dans ta foi. J’aurais dû nuancer mes propos et j’ai ignoré toute recommandation. Les seules réformes que j’ai faites, ont tourné en ma défaveur et m’ont encore plus desservi.

-       C’est trop tard Bora.

-       Je sais mais ces scénarios où je réussis me rassurent car pendant un court instant, je suis convaincu d’avoir mené à bien mon projet, d’avoir été remplacé par un autre candidat, peut-être Bülent, il était brillant. Il aurait été un bon président pour veiller à la démocratisation. C’est si fragile pendant les premières années.

Je me tais. Il m’est difficile de lui parler. Ma respiration est saccadée. Les mots de Bora sonnent comme des ultima verba s’échappant du râle d’un pendu. Je demeure de marbre à le contempler persuader que c’est une des dernières fois que je le fais. Soudainement, je ressens le besoin de le tuer moi-même dans une étreinte que je n’ai jamais eue, de sentir sa pesanteur dans ma paume, qu’il meurt sous et dans ma membrane pour qu’il vive. Je ne bouge pas. Je m’enracine à la faveur de la moiteur de la pièce. Je détourne le regard. Je vois trouble, l’odeur marine de son cou s’est changée en une transpiration rance, la mienne. Mes yeux se perdent dans les joncs de la fresque. Les murs veulent m’engluer dans leur tentacule. Je retiens les larmes qui montent, j’étouffe dans cette pièce où Bora tout de carmin se transfigure en un écorché menacé par les becs voraces des oiseaux.

  • Tu rêves ?

Je secoue la tête et me détourne, il s’est approché. Son visage creusé de malheur me terrifie. Ses pupilles sont rouges de fatigue et il paraît pleurer du sang lorsque sa sueur glisse dans les gorges charnelles que forment l’isthme de son nez et le cap de sa paupière. Je n’ai pas encore répondu à sa question, je suis tétanisé d’effleurer de ma respiration ses lèvres. Il m’observe mais je vois dans ce geste que de la violence. Ses pupilles me percent et je peine à ne pas détourner le regard. Les miennes sont sèches et me brûlent. Mes narines tremblent et je sens l’aigreur de la peur émaner de ma transpiration. Il inspire et je suis aspiré. Il connaît ma terreur et son visage s’adoucit. Il ébauche son sourire charmeur, ses joues s’affaissent et je sais bien qu’il pleurerait en cet instant s’il avait encore des larmes. Il est soulagé que même moi, son confident, son plus proche ami, son frère, je me résous à trembler devant lui. Il est rassuré et il en porte aussi le deuil, d’être le prédateur qu’il ne voulait pas être mais auquel il se destinait. Il ne sait pas que je redoute ce moment pour une tout autre raison, il ne sait pas que ma chair frémit de ne pouvoir le saisir. Il se penche, j’entends son pouls sournois dans sa bouche se glisser dans mes aspérités, j’entends ses pulsations qui se déposent sur ma joue, délicatement comme il trancherait la gorge. Ce n’est pas un baiser mais l’empreinte de l’eau sur ma peau. Il n’a pas de forme et coule vers mon oreille où il y insère ces quelques paroles :

  • Je sais ce que tu ressens et j’en suis désolé.

De la pitié ! Je suis son objet de pitié !

Il se rétracte aussi rapidement qu’il s’était matérialisé en moi et s’éclipse par l’embrasure de ma porte me laissant agonisant.

Bora, tu as peut-être raison, peut-être est-ce la croyance qui t’a tué. Je ne sais si c’est vrai mais sache que ce jour-là, tu as assassiné la mienne. Un Dieu n’a pas de la compassion face à l’adoration qu’on lui porte pourtant je l’ai vu transparaître de ton être, après m’avoir pénétré avec délectation de tes paroles. Tu m’as laissé nu, dépouillé à la porte de ton intimité que tu m’as abandonné. Tu m’as laissé ta salle de bain saturée encore de ta présence. Tu aurais pu me laisser ton corps, cela n’aurait rien changé car ton esprit est déjà mort, tu n’es qu’une putain de cadavre, Bora ! tu m’entends. Je hais ta pestilence. Et je te pleure, je pleure ma croyance déchue, je pleure la mort de mon dieu.”

Voilà, vous êtes sans aucun doute étonnée. Vous apprenez à me connaître un peu mieux. Cela me rassure que quelqu’un sache qui je suis avant de disparaître mais ce n’est pas pour cette raison que je vous dévoile cette scène. C’est pour sa mise en garde contre la religion. Vous êtes croyante, je le sais, et de votre foi, vous n’affichez que le nécessaire pour fidéliser un électorat. Vous demeurez mesuré, il faut qu’il en reste ainsi. Votre père pensait que la religion lui faisait défaut, au contraire, il incarnait à lui seul un idole auquel j’ai cru, brandissant sa parole sainte à travers son Guide. Cette figure sacrée qui l’était, la tuait. Il n’en doit pas être de même pour vous. Rester humaine, on vous pardonnera vos erreurs. Si vous êtes plus, si vous êtes l’idée et non son porteur, c’est vous qu’on attaquera. Rester au pouvoir ne fait qu'accroître la confusion entre la femme et ses valeurs. Il est difficile de vivre en l’image que vous donniez de vous et non en votre propre chair.

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