Lévis, ville de la coopération

Par Erioux
  • Lumière suspecte à onze heures, confirmer visuel, griche la voix du pilote.
  • Visuel confirmé, c’est quoi ce machin ? Tu veux que l’on tente une approche ? Propose le copilote.
  • Affirmatif, approche amorcée, fait gaffe aux piliers des ponts. 
  • Survol de la cible, je passe en vol stationnaire.
  • Allumage de la searchlight, commande le pilote
  • Searchlight allumée. Merde, c’est une voiture, une putain de voiture bleue !
  • Garde le visuel sur la cible. « Yankee Québec Bravo, ici le Zero Golf Alfa Tango, répondez. Je répète : Yankee Québec Bravo, ici le Zero Golf Alfa Tango, répondez. »
  • Toujours rien ? Vérifie le Copilote.
  • Aucune liaison avec la tour de contrôle. Je prends la cible en chasse, signale le pilote.
  • Le transpondeur est mort, je tente de le régler à nouveau ?
  • Approuvé. La cible accélère, elle nous a repérés. Elle quitte la piste cyclable et passe sur la voie du Tram. Complètement cinglé !
  • Elle atteint le tunnel. Perte de visuel. Bordel, il débouche où ce tunnel ?
  • Je ne sais plus, sans le GPS elle ne sera pas facile à retrouver.
  • Il faut informer les Américains ?
  • Nous leur ferons un rapport à notre retour, répond le pilote.

Dans la bagnole, les nez sont collés aux vitres. « Accélère ! », « Arrête-toi ! », « Prends à droite ! » Entre les pylônes qui défilent et les directives cacophoniques, P-O cherche une issue. Quatrième vitesse : l’hélicoptère le talonne. Gaïa hurle. Cinquième vitesse : il tente de distancer l’hélico, son projecteur éblouissant le traque. À un moment, le spot révèle un pan de clôture renversé. P-O rétrograde en troisième, il crampe les roues, la voiture oblique dangereusement, frôle la barrière. « Attention ! », les passagers cahotés jurent et braillent alors que Po évite de justesse les Wagons du Tram immobilisés par la panne.

La bagnole glisse, le chauffeur parvient à la maitriser et disparait dans le tunnel sous la ville. L’obscurité est profonde, P-O passe en seconde et se laisse guider par les phares, il ignore un embranchement, maintient sa basse vitesse. Entre deux cadrans, un témoin s’allume, suivi d’un bip agaçant.

  • C’est quoi cette alarme ? Une roue ? s’inquiète Étienne.
  • Perte de pression avant droit, confirme P-O.
  • Quoi ? On a fait une crevaison ? On n’a même pas roulé dix kilomètres, réagit Nicolas.

Accroupis, P-O et Étienne constatent l’état du pneu : il est mou comme un vieux camembert. Derrière eux, Nicolas fait les cent pas.

  • Merde. À quoi t’as pensé d’aller aussi vite ! Gueule Nicolas.
  • Je ne sais pas moi… À m’enfuir d’un hélicoptère qui nous pourchassait ? Tu aurais fait quoi toi ? Réplique P-O. J’imagine que tu aurais conservé ton calme comme toujours ?
  • Oubliez ça le chalet avec une roue en moins. J’suis déjà à bout. Avoir su, j’serais resté avec Marie, rechigne Nicolas.
  • Doucement les gars ; on va tous prendre le temps de respirer. Pierrot as fait de son mieux. On doit bien avoir un pneu de rechange ? S’assure Étienne.
  • Oui, c’est certain.
  • Ah, vous voyez et coup de chance, le cric n’est pas rangé très loin, plaisante le paternel.

Avec son hayon grand ouvert, la voiture semble avoir vomi les bagages. De ses entrailles, on extrait une rachitique roue de secours. En moins de dix, l’organe pneumatique est substitué, l’opération est un succès, mais l’équipe de sauveteur est abattue ; la journée et la nuit ont été éreintantes.

Le souterrain est sinistre et suintant, ses parois barbouillées de graffitis néonazis, de messages apocalyptiques et de tags ballonnés lui donnent l’aspect d’une caverne du néolithique. Dans dix mille ans, les survivants qui découvriront les galeries ferroviaires constateront l’étendue de la haine et toute la répugnance de leurs ancêtres inhumains. En attendant, il faut trouver un endroit sec pour passer la journée, voyager de nuit demeure la meilleure option pour éviter les rencontres et se protéger du soleil qui tape fort.

  • J’ai froid, se plaint Gaïa.
  • Entoure-toi de cette couverture ma crevette. Grand-Papa et moi, on va explorer un peu le conduit, toi, tu attends à la voiture avec Nicolas et Nancy.
  • Ne vous éloignez pas trop et restez sur vos gardes, conseille Nicolas, on ne sait pas sur qui vous pouvez tomber.
  • Nous allons jeter un œil au couloir que nous avons croisé plus tôt. On est de retour d’ici une heure maximum, rassure Étienne.

Le passage est barricadé. P-O se faufile entre deux barreaux qui ont été forcés, Étienne hésite et s’y glisse à son tour. Le rail mène à un vaste hall éclairé par un puits de lumière. La percée au plafond de la station doit s’élever à trente mètres. Au centre de la halte, un Tram hors service accumule la rouille et les gribouillis. De chaque côté de la voie, des escaliers permettent d’atteindre la surface.

  • On serait bien ici tu ne crois pas ? Demande Étienne.
  • Oui, les rayons du soleil réchauffent déjà la pièce et on ne sera pas dans l’obscurité totale.
  • Ça fait trois quarts d’heure qu’on est parti, on va chercher les autres ? Qu’est-ce qu’on va faire de la voiture ?
  • Ba, on a qu’à la stationner près de la barricade, propose P-O.

 

*

 

Derrière une colonne, Étienne s’est caché pour faire la toilette à Nancy. Chez les Occidentaux perdure un grand tabou, celui du corps usé, celui des chairs ridées qu’il faut dissimuler : on les recouvre, on les maquille, on évite d’affronter notre propre vieillesse en confiant nos proches à des hospices. En 2045, on dépasse rarement soixante ans. La plupart des soins n’étant plus couverts par l’état, seuls quelques fortunés peuvent se payer une assurance ou recourir à la médecine privée. Les autres doivent se contenter des cabines de consultations afin de recevoir leur diagnostic par des calculatrices qui vous prescrivent des médicaments discontinués. Ensuite ils regagnent leurs maisons en souhaitant que leur Covid, leur pneumonie ou leur cancer guérissent miraculeusement. Pour éviter d’encombrer leur famille, plusieurs choisissent de finir leur vie dans la rue ; en ville, la population de S.D.F. sexagénaire a quintuplé.  

Nue et recroquevillée, assise sur sa jaquette d’hôpital, Nancy reste passive. Sa peau est mouchetée, satinée et fine, ses longs cheveux de soie frangent son dos osseux ; elle ressemble à l’un de ces petits champignons blancs et fragiles émergeant à l’ombre des pins. Une vilaine plaie de lit lui ulcère la fesse droite. 

  • J’aurais dû te garder à la maison toutes ces années, pardonne-moi, se repent Étienne. Je me sentais démuni, à présent je n’ai plus rien… qu’est-ce que je peux faire ?

En constatant son impuissance, en réalisant la vulnérabilité de sa femme, Étienne s’écroule de remords, ses plaintes et ses lamentations résonnent contre les murs du hall. Les échos désespérés réveillent Gaïa couchée près de son père.

  • Grand-papa pleure ? Demande la petite retournée.
  • Oui, les grands pleurent quelques fois, répond P-O.
  • Je comprends, mais il doit avoir besoin d’aide pour laver grand-maman…
  • J’crois qu’il préfère être seul, ajoute Nicolas.
  • Non, il m’a bien dit que nous allions tous devoir nous en occuper, se lève Gaïa investie d’une mission. Il est blessé à un bras, je pense vraiment qu’il a besoin de nous.
  • T’as raison, réalise Nicolas. J’te suis.

En voyant arriver la vaillante Gaïa et Nicolas si serviable, Étienne se ressaisit. Sa belle Nancy est sous sa charge… Sous leurs charges, ils doivent s’organiser malgré le manque de ressource.   

  • Gaïa, fais-moi chauffer de l’eau, nous allons nettoyer grand-maman, commande Étienne. Nicolas, tu peux me trouver un truc pour la frotter et l’essuyer ?
  • J’te fais ça. J’ai deux hoodies avec des zips, ils pourraient servir de robe de chambre… maman est si petite, propose le costaud ému devant sa mère si frêle.
  • Merci mon grand, si tu savais comme je t’aime… ce voyage…
  • Papa, j’n’ai pas envie de parler de ça, repousse Nicolas.

Faire chauffer de l’eau. Comment on fait ça ? Avec du feu ? Elle n’a jamais allumé de feu. Gaïa retrouve son père au bivouac, il est pensif et fuyant.

  • Pourquoi tu ne viens pas ? demande l’enfant.
  • Je ne peux pas…
  • Tu as peur ? Moi aussi j’avais peur, mais quand je l’ai vue…
  • C’est ma maman, c’est plus fort que moi… Tu dois être déçu de ton papa ?
  • Non, je n’aimerais pas te voir tout nu et malade… Tu peux me montrer à allumer un feu ? Je dois faire chauffer de l’eau, clarifie Gaïa.
  • Ah, ça, c’est dans mes forces ! Et j’ai exactement ce qu’il nous faut pour bouillir de l’eau, se rattrape P-O.

L’équipe possède deux boites de combustible solide. Chacune d’elle compte cinquante tablettes d’alcool pouvant bruler une quinzaine de minutes. P-O positionne une pastille au centre du réchaud.

  • On dirait des carrés de sucre ? observe l’enfant.
  • Ouin, tu n’avales pas ça d’accord ?
  • Papa franchement!
  • Tu as déjà craqué une allumette ? s’informe P-O.
  • Non.
  • Je vais te montrer, lorsque la pastille flambera, tu dégages rapidement tes petits doigts de là, avertit-il.

Dix-huit allumettes plus tard, un feu bleu crépite au cœur du bruleur. Gaïa dispose le chaudron d’eau. Elle se sent toute-puissante, à partir de maintenant, c’est décidé, elle sera responsable de sa grand-maman, elle la veillera et en prendra soin.

La tribu ronfle les uns contre les autres. Étienne ne trouve pas le sommeil, un chaos de réflexions lui chamboule le cerveau. Penser qu’atteindre le chalet ne prendrait que quelques heures… quelle naïveté, avec une roue pygmée et des routes abîmées, ils en ont pour deux éternités. Et cet hélicoptère… la police ? L’armée ? Clairement un appareil du gouvernement : L’État se garde l’exclusivité du peu de pétrole encore disponible. Et Nancy ? Il est très fier de sa famille, ce qu’ils ont réalisé, ensemble, ce matin, c’était magnifique… Mais un jour ils risquent d’être confrontés à un obstacle insurmontable… Il fuit l’idée de l’abandonner. Il frissonne de peur sur les dalles froides de l’immense hall. Chaque son suspect, chaque bruit lointain le maintient en alerte. Comment protéger son clan à présent ? Il est désarmé et vieux. Pourtant, les séries télé des années 2000 l’avaient présagé : autant d’univers dystopiques, d’apocalypse, de villes effondrées, d’humains se massacrant pour survivre auraient dû le préparer à l’inévitable. Pourquoi ne s’est-il pas prémuni d’un pistolet ou simplement d’un bon couteau de chasse ? De nos jours, tout le monde devrait trainer son poignard perso. Il ne pourra jamais s’y résigner.

Les sacs à dos sont enfilés. Par la lucarne, la lumière vive de l’après-midi s’est teintée de pêche, il est près de 16 h, c’est le moment de retourner à la voiture et de reprendre la route. La bande est reposée, on plaisante, on parle fort dans le couloir, les soucis ont cédé place à l’enthousiasme. Un faisceau de lampes de poche freine l’entrain des voyageurs, autour de la Volkswagen des militaires surprennent leur arrivée.

  • Stop, don’t move! Ordonne un soldat.

P-O, en spontané, attrape Gaïa sous son bras et fuit vers le hall. Nico recule en fixant les gardes armées. Étienne s’interpose devant Nancy, la couvrant de son corps.

  • Cours Nicolas !
  • Mais papa…
  • Qu’est-ce que tu attends, rejoint Pierrot et Gaïa ! 

Nicolas est pétrifié. Il ne laissera pas tomber son père ni sa mère. Il entoure la petite femme et l’abrite contre lui.

  • Down on your knees! Menace le militaire en pointant son arme. On your knees!
  • Agenouille-toi Nicolas, traduit Étienne en s’exécutant.

Il court comme un éperdu vers la seule échappatoire connue : les escaliers de la station. La fillette se débat de sa prise à la manière d’une truite piégée. P— O épouvanté s’engage dans la montée.

  • Arrête, laisse-moi ! Hurle Gaïa frétillante.

Le fuyard poursuit son extraction, ils ne se feront pas attraper.

  • Lâche-moi ! L’enfant prisonnière mort le bras de l’homme affolé.

P-O l’échappe au milieu des marches, elle déboule, glisse et se redresse pour confronter son père.

  • Je ne veux pas quitter grand-maman ! s’emporte Gaïa.
  • Merde ! Tu penses qu’ils vont nous faire quoi ces soldats ? Remonte immédiatement, on sort d’ici, ordonne P-O.
  • Non. Je n’ai pas peur d’eux, résiste-t-elle.
  • Gaïa… tu ne peux pas imaginer ce que des hommes méchants peuvent faire à une petite fille… viens avec moi s’il te plait.
  • Tu es juste un lâche ! conclut l’enfant en se lançant vers le danger.

La patrouille a abattu la barricade, Étienne et Nicolas sont maintenus à genoux, les mains dans le dos, liées avec des attaches de plastiques. L’officier qui étudie Nancy pousse quelques blagues en anglais qui font rigoler ses acolytes. Il ne semble pas savoir quoi faire de la maigrelette en coton ouatée. Après un moment à tourner autour, il plaque le canon de sa mitraillette contre son front.

  • Stop your game, kneel down now! Se tanne le soldat.
  • She don’t understand… elle ne comprend pas… Alzheimer? Understand? Alzheimer, risque Étienne.

Surgit alors une incroyable héroïne. Du haut de ses huit ans, Gaïa s’élance, percute le militaire et rebondit sur le derrière. L’homme surpris observe la petite guerrière se relever pour tenter une nouvelle charge.

  • Easy little ladybug, what are you doing there? questionne l’officier en se rabaissant à son niveau.
  • Je ne parle pas anglais, réplique-t-elle.
  • Jeu neu parlé pas anglaise, imite le soldat. Always these French-Canadian bastards…Yet, this one is fucking cute.
  • Ne la touchez pas ! rugit P-O qui accours du fond du tunnel à son tour.

Les armes se braquent sur le mécanicien, P-O lève les bras et tombe à genoux en suppliant la brigade d’épargner sa petite. Le soldat repousse Gaïa vers son père, Nancy est renversée violemment au milieu des prisonniers, la famille est réunie à la pointe du fusil.

Cette escouade n’est pas canadienne, le drapeau ESA brodé à la manche des uniformes trahit son origine. La guerre civile américaine a mené le pays à l’éclatement. Du conflit armé, trois nations ont émergé : Easthern States of America (ESA), Confederate States of America (CSA) et California. Pour garantir l’allégeance de la population à la nouvelle patrie, le gouvernement des ESA a ratifié des accords énergétiques importants. Une quantité abusive d’hydroélectricité, d’énergie éolienne et de pétrole canadien est détournée pour maintenir à bout de bras des mégapoles déjà condamnées. Bien entendu, en échange, les Américains offrent une protection certaine contre des ennemis imaginaires. Le bataillon de Lévis a été mobilisé pour s’assurer le contrôle de la plus grande raffinerie à l’est du pays. Les monumentales réserves de carburant, acheminées par pipeline à travers la Beauce, traversent le Vermont vers New York. L’indécente cité vampirique suce le dernier jus de l’ère pétrolier.

Les sacs sont vidés, les prisonniers sont fouillés, aucune clé n’est trouvée.

Un soldat imbécile s’acharne après la poignée, s’il continue à la secouer comme ça, il va la péter. À bout de patience, il soulève la crosse de son arme pour fracasser la vitre côté conducteur.

  • Wait! I have the key, réagit P-O en voyant sa voiture sur le point d’être vandalisée. The key is my AiPin.

Dans un excès de rage et de douleur, Gaïa a été arrachée à la famille comme une molaire à sa gencive ; Nancy, anesthésiée par la maladie, s’est laissée extraire sans résistance. « Get in the car and drive them to the base, move out! » Les kidnappeurs se sont taillés avec la Volkswagen et les captives. Sur la banquette arrière, la petite se tord pour apercevoir une dernière fois son père : le désespéré cri, râle et se débat, un coup dans l’estomac l’écrase au sol. Ravagée par les larmes et les soupirs hoquetants, elle s’accroche à la main de sa grand-mère en détaillant les deux gardiens qui les escortent : le militaire au volant ne cache pas son plaisir et chahute de joie, l’autre, supérieur en grade, tient son arme entre ses cuisses, lorsque Gaïa croise ses yeux, il esquisse un sourire vicieux.

Le tunnel et la famille sont loin derrière, le soleil est couché, les essuie-glaces couinent et se déchainent contre la chute d’eau assaillant le parebrise. À la pluie s’additionne la lumière des phares qui bave et se fragmente en étoiles éblouissantes. Contraint par la visibilité nulle, le conducteur gare la voiture à couvert d’un viaduc.

  • What the fuck is this shit? With this rain we can’t see a fucking thing!
  • Well, looks like we’ve got some damn time to kill… You’re a fine little chick, ain’t ya? You hungry, sweetheart? You wanna chow down on somethin? Questionne l’Américain, le visage cadré entre les sièges avant.
  • Je ne comprends pas, je vous ai déjà dit que je ne parle pas votre langue, larmoie Gaïa.

Le chauffeur entreprend la traduction des propos de son officier.

  • Je parlee un peu de français… tu as faim ? Soifee ? Oui ?
  • Où nous amenez-vous ? Vous allez nous faire du mal ?
  • Don’t be pissin’ yourself, girl, we ain’t gonna hurt ya, rigole le tordu.
  • Back off, dude, you’re freakin’her out! intervient le pilote. Toi pas avoir peur, on ne va pas faire de mal, oui ?
  • Ma grand-mère doit boire, signale-t-elle. Soifee, compris ?
  • Oh, it’s your Granny… qu’est-ce qu’elle a ? Pourquoi elle ne bouge pas ?
  • Elle fait de l’Aïe… Aïe-Zen… elle n’a plus de mémoire, répond Gaïa.
  • Ah, Alzheimer. Shit-ass disease. Je vais donner à boire, oui ?

Avec son plafonnier allumé, la petite voiture est une veilleuse éclairant l’obscurité. Derrière la portière, le lieutenant fait signe à Gaïa de descendre. Elle glisse à l’extérieur de l’auto, étire ses membres ankylosés en guettant le pilote maladroit qui décharge sa grand-mère : celle-ci vient de s’affaisser au sol comme un pantin désarticulé. L’officier impatient rejoint son acolyte qui cherche à asseoir la vieille contre une roue. Gaïa scrute la noirceur quelques secondes, elle pourrait courir, fuir et disparaitre dans le rideau de pluie.

  • Move your ass, we don’t care about the old bitch, she’s already gone, presse l’officier à son subalterne.
  • Faites attention ! Ne tirez pas comme ça sur son bras, vous lui faites mal, s’énerve la fillette en entendant sa mamie râler. Laissez-moi faire.

Gaïa s’impose entre les militaires et s’enroule au coude de Nancy.

  • Ma belle grand-maman, je suis là, près de toi, il faut t’asseoir, nous allons te donner à boire, souffle-t-elle à son oreille.

La formule, presque magique, opère : la grand-mère s’anime et se redresse.

  • Sorry, je vais faire plus doucement, s’excuse le soldat.
  • Vous devez lui soulever le menton, ne lui versez qu’une gorgée à la foi ou elle risque de s’étouffer, dirige Gaïa.

La petite supervise l’homme qui s’acquitte de sa tâche avec précaution. Il abreuve l’amnésique et prend le temps de lui éponger les lèvres. Il doit être un peu plus jeune que son père, dans la mi-trentaine, sa peau foncée est détaillée de reflet caramel ; il a la tête de l’Amérique nouvelle, latino ou haïtien. Elle n’y porte pas attention, la moitié de sa classe est issue de l’immigration massive. Celui-ci semble plutôt gentil. Le type à mitraillette l’inquiète davantage, il est louche, instable… il la reluque et l’épluche comme aucun adulte ne l’a jamais fait ; gênée, elle évite de le regarder.

  • Tu veux du l’eau, oui ? demande le soldat.
  • Oui, répond Gaïa en acceptant la gourde.
  • Tu vas mieux, oui ?
  • Non, pourquoi j’irais mieux ? et arrêtez de dire oui à la fin de vos phrases, c’est stupide ! remarque Gaïa.
  • Ah, ah, you’re a feisty little thing! OK, c’est compris, plus de oui.

Pour passer le temps, le lieutenant a entrepris la fouille du coffre. À la manière d’un raton laveur ou d’un ours devant une poubelle pleine, il fouine avec nonchalance, plonge ses bras dans le débordement de bagages, en sort des trucs aléatoires en lançant des commentaires à son subalterne qui s’efforce à l’ignorer. « You see all the shit they’re dragging? » Il n’a rien trouvé d’intéressant… à part cette boite de tablettes alcoolisées, une sorte de Vodka condensée pouvant vous faire planer en une seule léchée. Il s’empresse de déballer le trésor brulant, porte la friandise dangereuse à sa bouche et la lape comme un timbre. L’alcool fouette ses papilles, incendie sa langue, la brulure se répand à sa gorge. Il frissonne, ferme les yeux s’abandonnant à l’éthanol qui consume ses sens. Dans son corps, on a soufflé sur des braises, surtout ne pas les laisser s’éteindre ; il lèche à nouveau la pastille pour raviver la flamme. Au diable la discipline, la rigueur, les règles. Il n’en a plus que pour ce feu qui couve en lui. Étourdi, il reprend l’exploration de la voiture. D’un sac à dos, il extrait une espèce de lapin turquoise et mollasson et l’exhibe comme un trophée, narguant la fillette en l’étirant à la limite du déchirement.

  • Mr. Blue! Vous allez le briser, s’il vous plait, donnez-le-moi, supplie la petite.
  • Mr. Blue? I think it’s more like a fucking bunny, look how hot she is! L’officier se frotte contre la poupée de tissus en mimant la copulation.
  • Hey, Smith, lay off, let him have his damn teddy.

Il n’en a rien à foutre de cette petite et de son jouet ridicule, rien à branler de cette putain de vie. Les images qui flashent dans son crâne sont terribles et entêtantes, il est pris de vertige ; sombrer dans la bestialité ou fuir ses instincts sinistres ? Saoulé, il ordonne au chauffeur de maintenir Gaïa contre lui, puis il positionne le toutou contre un muret du viaduc et s’installe à d’une dizaine de mètres de sa cible. Ra-ta-ta-ta-ta, la peluche est pulvérisée dans un nuage de fumée, d’éclats de béton, de fourrure synthétique et de bourre. Le sadique a vidé le chargeur de sa M16, excité par les pleurs et les cris désespérés de la fillette.

  • Pourquoi ? Pourquoi vous avez fait ça ? Braille Gaïa devant les lambeaux de son lapereau. Vous êtes méchant, je vous déteste !

La petite s’est réfugiée auprès de sa grand-mère. C’est un véritable cauchemar éveillé, encore pire qu’une terreur nocturne ; elle avalerait bien quelques Actimints pour s’endormir et tout oublier. Le cœur de Nancy bat lentement, son corps est gelé et tremblote.

  • Quelque chose ne va pas ! S’il vous plait, elle est congelée, il lui faut une couverture réclame-t-elle à l’officier qui l’ignore en dodelinant.

Le soldat qui parle français est à la limite du mur de pluie, il fixe la nuit. Gaïa l’interpelle en espérant une réaction.

  • Je vous en supplie, on doit la couvrir, elle va mourir de froid.
  • Wait, il y a surement un cover ou un jacket dans ce coffre, propose le soldat.

L’homme récupère une veste compressée dans la valise.

  • Sorry pour le lapin… chuchote le soldat en habillant la grand-mère du manteau. Je m’appelle Leo et toi tu t’appeler comment ?
  • Gaïa.
  • Tu me fais penser à mon fille, Kamila…
  • MA fille, pas mon fille, corrige Gaïa.
  • Oh, ma fille, sourit Leo. Same attitude.
  • Elle est où votre enfant, chez vous, dans votre maison ?
  • No, je ne pas savoir, je ne pas revu since… vraiment longtemps.
  • Et moi… je vais revoir mon père bientôt ? Questionne Gaïa.
  • Oui, surely…
  • Can it, we’re not here to make friends, ordonne l’officier.

Le déluge ne passe pas, les prisonnières ont été séquestrées à bord du véhicule. Gaïa dessine des soleils dans l’humidité qui givre les vitres. À l’extérieur, les hommes discutent ; depuis quelques minutes, le désaccord semble avoir monté en puissance. Gaïa essuie un hublot dans la buée pour les épier, elle n’arrive pas à comprendre quel est l’enjeu de la dispute. Leo s’obstine, l’autre jette des regards réguliers à sa petite passagère, il parait insistant. Les hommes échangent des jurons, se prennent aux collets.

« You’re gonna do what I say, or I’ll put a bullet in your fucking brain! »

Sous la menace du canon, Leo bat en retraite. L’officier triomphant piaffe, tourne sur lui-même fiévreux d’envie, il hésite une seconde et se décide à descendre sa braguette en tremblant d’excitation. L’enfant se jette sur la portière, verrouille et se cramponne. Le pervers lui présente la clé en souriant : « So my little Darling, you’re gonna be nice and make daddy happy, OK? » Cette fois, elle a parfaitement compris les intentions de l’obsédé. Son corps se crispe, elle est terrifiée par la bête qui s’apprête à la rejoindre sur la banquette arrière.

*

L’eau inonde la voie asphaltée, les rigoles gonflées débordent en ruisseau, en rivière par endroit. L’escorte, d’une dizaine de militaires, guide ses prisonniers à travers l’orage. Étienne est frigorifié, son bras molesté lui fait atrocement mal. Jusqu’où vont-ils marcher ? Ça fait deux heures qu’ils se font casser les pieds par les ordres de leurs geôliers et par leurs souliers imbibés. Au-dessus de l’horizon danse une gerbe fantasmagorique, c’est la seule lumière visible à la ronde.

  • C’est quoi ce flambeau ? Un phare ? Demande Étienne.
  • C’est la flamme qui brule au sommet des cheminées de la raffinerie, éclaire P-O. C’est là qu’ils nous conduisent.
  • Vous croyez que c’est encore loin, j’en peux plus, j’ai les chevilles qui vont me lâcher, se plaint Nicolas.
  • Oui, je suis bête, je me souviens maintenant, le feu des cheminées… ça vous impressionnait tellement quand vous étiez petits… On ne doit s’approcher, je dirais un peu moins d’une heure. Nous allons probablement retrouver Gaïa et Nancy là-bas.
  • Papa, tu fais chier avec ton optimisme de merde, se fâche P-O. S’ils touchent à un cheveu de ma Gaïa…

Sous l’abri sec d’un viaduc, le chef de l’escouade a ordonné à ses hommes de faire une pause. On se décharge des sacs et des armes, certains s’allument une cigarette, d’autres s’allongent pour récupérer. Un soldat vient contrôler les liens des prisonniers, il s’arrête brusquement, face à une tache sombre. « Hey chief ! Come see what I’ve got here! ». Du sang frais, coagulé sur le pavé. La trace s’étire vers l’écran d’eau. La halte est abrégée, l’enquête est lancée. On envoie deux hommes inspecter le torrent, le reste des militaires fouille à la recherche d’indices. Un sachet d’aluminium déchiré, un mégot de cigarette, des dizaines de douilles, les loques à peine identifiables d’une peluche ; P-O l’a tout de suite reconnue, Mr. Blue, mitraillé, massacré au milieu du tas de déchets rapporté par les soldats.

  • Qu’est-ce que vous lui avez fait ? Où avez-vous amené ma fille ? Brave P-O, les mains ligotées dans le dos, le torse gonflé de colère et de craintes.
  • Relax, man, it’s all good! s’interpose un officier.

Les deux volontaires détrempés sont de retour. De leur recherche, ils ne rapportent qu’une chaussure boueuse découverte sans les herbes hautes ; une basket de fillette rose. P-O est happé en plein cœur, un cri silencieux s’étouffe dans sa gorge nouée par la souffrance. Son esprit vacille, ses jambes flanchent, il s’écroule. Le commandant s’approche et lui présente le soulier.

  • Is this your daughter’s shoe?
  • Fuck you all! C’était une petite fille de huit ans ! Pourquoi ? Allez-y maintenant, qu’est-ce que vous attendez pour nous foutre une balle dans la tête ? Provoque P-O. Just shoot me, get it over with! Allez !

 « Good luck », a lancé le commandant avant de remettre sa troupe en marche ; jugeant le fardeau de ses otages trop lourd à porter, il a préféré les abandonner à leur tourment. Les dernières gouttelettes clapotent dans les immenses flaques laissées par l’ondée. Sous le pont autoroutier, le vent s’engouffre en rafales poussiéreuses et sifflantes. Brisée, affligée, menottée, échouée, la famille n’est plus qu’une masse désespérée.  

  • Il faut se ressaisir, réagit Étienne en se démenant pour se lever.
  • Pour faire quoi ? Demande Nicolas.
  • Pour retrouver Gaïa, Nancy et la voiture.
  • Tabarnak ! Qu’est-ce que tu ne comprends pas, tu le fais exprès ? Ils ont buté Gaïa les salles ! Et ils ont probablement fait la même chose à maman… Gaïa, mon bébé, ma crevette, gémit P-O.
  • La trainée de sang… tu l’as bien regardé ? Le corps qui l’a tracé était pesant, plus lourd que Gaïa… bien plus pesant que Nancy.
  • Tu es détective maintenant ? Critique Nicolas. Et le soulier ?
  • Je ne sais pas… Ce que je sais en revanche, c’est qu’ils ont fouillé le fossé de nuit, sous la pluie et à la lampe torche. Demain matin nous y verrons plus clair et…
  • ferme-la ! Crie P-O, écœuré par la naïveté de son père.

Étienne a passé une bonne heure à limer le Ty-rap contre le béton ; ses doigts et ses poignets sont écorchés, mais ses mains sont enfin libres. Avec un tesson de verre, il délivre ses garçons. Nicolas malaxe ses articulations marquées par le garrot, P-O est anéanti au sol, les bras pendant dans le dos. Ils prévoyaient une aventure difficile, jamais ils n’avaient envisagé de vivre cette horreur. Nicolas attire Étienne à l’écart pour discuter.

  • Tu crois vraiment qu’elles sont en vie ?
  • Un élément m’échappe. Ils ont fusillé Mr. Blue, probablement pour effrayer Gaïa. Peut-être a-t-elle tenté de prendre la fuite ? Peut-être même qu’elle y est parvenue et qu’elle a perdu sa chaussure dans la boue du talus. Et ce papier… c’est l’une de nos pastilles combustibles…
  • Ils ont allumé le bruleur pour un repas ou ils se sont réchauffés autour, suppose Nicolas.
  • Peut-être…

Les foins asséchés par l’été se mélangent aux herbes grasses d’un mois d’octobre chaud et humide. En bordure de la route, des sentiers improvisés trahissent les fouilles effectuées dans la nuit. Le fossé est profond, deux mètres environ. Tout en bas stagne une mare hérissée de quenouilles et de roseaux. Il est tôt, le temps promet d’être accablant, le grincement des sauterelles est obsédant. Pendant qu’Étienne prospect l’accotement, Nicolas parcours les fourrages pentus. Le ruissellement a lavé la plupart des traces, il relève quelques empreintes de botte militaire, mais aucun pas d’enfant.

Le fils n’a pas plus de chance, il progresse dans la vase, enfoncé jusqu’aux genoux, entre les arbrisseaux du remblai. « Il n’y a rien ici ». Alors qu’il tente de se soulever à une branche, celle-ci cède. Il chancelle et plonge tête première dans le bourbier. Étienne glisse au secours de son garçon qui a coulé à pic. Nicolas rejaillit, s’étouffe et crache.

  • Il y a quelque chose sous l’eau, j’ai touché à un truc ! glapit Nicolas en s’extrayant de la gadoue.
  • Un corps ? Demande Étienne.
  • J’sais pas, mais je ne retourne pas là !

L’impureté de l’étang scelle son terrible secret. Étienne, tenaillé, redoute une découverte morbide ; et s’il s’était trompé ? S’il révélait le bras de l’enfant ou de sa femme… Il n’endurerait pas la vision. Équipé d’un bâton, il brasse le bouillon de feuilles mortes et d’insectes, espérant presque ne rien trouver ; la branche heurte une matière suspecte.

La perche se tend, courbe sous le poids du corps inerte, il n’a jamais amené ses fils à la pêche, encore moins à la pêche aux cadavres. Étienne tremble, Nicolas est fébrile. En apercevant le pied émergeant de l’eau, Étienne se répand en sanglot.

  • Papa avait raison ! P-O, ce n’est pas Gaïa ! C’est un soldat ! Gaïa et maman sont en vie !

L’angoisse était trop grande, lorsqu’il a vu la botte noire militaire, un soulagement extrême l’a submergé. « Merci, merci, merci ». Il ne croit en aucun Dieu, mais l’entité qui a protégé sa famille mérite d’être louangée. À la sortie de son trou de boue, P-O l’attend. Une lumière éclaire son visage dévasté : c’est le retour de l’espoir.

  • Merci d’être un papa naïf, j’étais convaincu que…
  • Moi aussi, mais je ne voulais pas me l’avouer, je vous aime tellement mes garçons, mes deux hommes, confie Étienne en enserrant P-O.
  • Alors qu’est-ce que nous attendons pour partir retrouver les filles ? Ajoute Nicolas.

Le soleil plombe, le trio progresse sur l’autoroute de goudron noir. La transcanadienne. C’est le chemin qu’ils doivent suivre pour atteindre le chalet. Ce projet n’est plus dans les plans, en empruntant cette voie, ils comptent rejoindre la raffinerie. Cette route, Étienne l’a fait des centaines de fois. À l’époque, des bosquets luxuriants, orangés en automne, bordaient le paysage. À présent la terre est brulée par la chaleur, à perte de vue, un boisé triste et sec, des structures métalliques, des poteaux rouillés ou des pylônes squelettiques. Un peu plus loin, l’artère passe au-dessus une rivière brunâtre chargée par l’orage.

  • Tu sais de quel cours d’eau il s’agit? Demande P-O.
  • Hum… je dirais la rivière Etchemin, répond Étienne. D’ici, on aperçoit bien les cheminées de la raffinerie, il va falloir bientôt circuler à couvert.
  • En longeant la rivière, j’crois qu’on pourrait trouver un sentier pour nous approcher discrètement, propose Nicolas.
  • Super idée !

« Tuuut, tuuut ! »

  • Vous avez entendu ce Klaxon ?
  • LA VOLKSWAGEN ! crient les hommes à l’unisson.

*

Une cigarette au coin de la bouche, Leo attend. Il attend que la flotte cesse, il attend surtout que son supérieur exécute sa besogne avec la petite. Les ordres de ce salaud sont intenables, qu’est-ce qu’il aurait pu faire contre ce fou armé ? « I’m just a coward and a loser », se répète-t-il. Ce monde n’aura plus jamais de sens, il est devenu le complice d’une infamie innommable. Il n’a plus qu’elle en tête à présent. Il pense à cette enfant qui a l’âge de sa fille, à cette petite puce de huit ans qu’il a abandonnée entre les griffes de ce démon. Aiiiiie ! La terrible plainte lui fouette le sang, il crache son mégot, vomit sa honte sur le paver et se redresse ivre de rage. Il ne peut pas permettre à ce porc sévir sous son nez.

L’imbécile a laissé sa mitraillette appuyée à l’aile de la voiture. Il ne réfléchit plus, il s’empare de l’arme, ouvre, agrippe le prédateur par la bretelle de son gilet pare-balles et l’extirpe de force de l’habitacle. Les épaules au sol, les jambes encore à bord, le sexe pointant hors de son pantalon, le lieutenant à une lèvre à moitié arraché. La petite s’est recroquevillée contre sa grand-mère, prête à bondir comme un chat sauvage.

  • This little bitch is a tough nut to crack, she bit my lip off, the dawn slut! Pousse le tordu.
  • Knock it off, asshole, let her go!
  • Don’t be so fucking eager to chow down, I’ll leave you some scraps, dickhead!

Le tir est parti, la balle lui a explosé le crâne. Son corps spasme, frétille et il s’éteint. C’est la première fois qu’il tue un homme, il croyait que ça serait plus difficile. Il ne ressent aucun remords, il se sent plutôt libéré ; celui-ci était un monstre qu’il se devait d’abattre.

  • Are you OK? Tu vas bien ? Il t’a touché ?
  • Il m’a attrapé par le pied, m’a attiré contre lui et m’a forcé à l’embrasser… j’ai senti sa langue, alors j’ai mordu, tremble Gaïa.
  • Good Job, reste dans la voiture, oui ? Tu ne bouges pas et tu protèges ta granny.

Il doit se débarrasser du cadavre au plus vite, la troupe n’est plus très loin, s’il se fait surprendre, il risque la potence. Leo remorque le corps jusqu’au fossé, le roule et le pousse sur la pente glissante ; avant de disparaitre dans sa sépulture boueuse, le macchabée lâche la petite chaussure rose, toujours enserré entre ses doigts crispés.

Les gaz à fond, ils ont déguerpi de la scène de crime. Leo se concentre sur la route, Gaïa sur la respiration de sa grand-mère.

  • Je veux retrouver mon père.
  • It’s impossible, ton papa est entre les mains de…
  • De VOS AMIS !
  • Je ne peux pas… je ne peux plus…
  • Vous allez vous débarrasser de nous, comme vous l’avez fait avec votre chef ? Questionne Gaïa.
  • NO ! Nous allons nous cacher un moment, je connais une trail, fait moi confiance, please.

Les arbres malades sont petits, gris et dénudés, la piste, une ancienne route asphaltée recouverte de sphaigne, sillonne le boisé. Le jour ne s’est pas encore levé, mais la pluie s’est calmée. Leo stationne la voiture aux abords de la rivière, au pied d’un appentis abritant une antique table de pique-nique aux planches moussues. Le courant est puissant, son grésillement assourdissant camouflera le son de leurs voix. Le soldat dispose une lampe à la lumière rouge sous l’abri et force Gaïa à s’y asseoir.

  • Nous sommes encore vos prisonnières ? demande-t-elle.
  • No, je veux juste être certain que tu ne fais pas de conneries. Tu aimerais un chocolat ? Propose Leo.
  • Mon père m’a averti de ne pas accepter de friandises d’un étranger.
  • Listen, nous allons être ensemble quelque temps…
  • Combien de temps ? Je veux rejoindre ma famille.
  • OUBLI TA FAMILLE, now, c’est moi ta famille ! Demain, on va rouler vers le Vermont, tu verras, on sera bien là-bas.
  • Je ne serai jamais bien avec vous ! Crie Gaïa.
  • Tu sais, petite, le monde, ton pays, mon pays… Everything, tout a cassé hier. Tu dois apprendre à survivre dans cette « brand new reality ». Tu vas rencontrer des « Good guy »… mais certains seront des loups.
  • Des loups ?

Dans un éclair argenté, le poignard se plante dans la table, la fillette bascule en bas de son banc, l’homme bondit et attrape sa proie à la gorge.

  • Les loups… comme le lieutenant… Tu dois les reconnaitre, arm yourself, apprendre à les combattre, averti Leo en fixant la petite d’un air ténébreux.
  • Vous êtes un loup, reconnait Gaïa.
  • No, je suis un chien et je vais te protéger.

Le menton posé sur ses bras croisés, elle contemple le lustre de la lame ; le couteau est toujours au centre de sa planche, menaçant et captivant. Et si elle s’en servait pour terrasser son gardien ? Elle pourrait retrouver son père et délivrer sa famille. À présent, il remplit sa gourde à la rivière sans se préoccuper d’elle. Gaïa saisie l’occasion, elle empoigne l’arme de ses petites mains, force et pousse, mais le fer, enfoncé au tiers de sa longueur, de bouge pas. Léo est de retour avec son eau. 

  • Rule number one : ne jamais boire avant d’être certain qu’il est potable.
  • Et on sait ça comment ? Demande Gaïa nonchalante, mais curieuse.
  • With this, a water purification tablet.
  • En français ?
  • Un pastille de pourification de l’eau, reprend Leo en lui présentant le comprimé.
  • Ah, si mon eau est « pourifier » je suis rassuré.

La pastille de chlore est introduite par le goulot de la bouteille, Gaïa est divertie quelques minutes, puis elle rêvasse à ce poignard qui lui a résisté. Lorsque le militaire aura le dos tourné, elle promet une nouvelle tentative. L’attente est interminable, Leo a même eu le temps de lui présenter une règle supplémentaire :

  • Rule two : ne pas porter de bas humides. To prevent hypothermia. Je vais à la voiture, je te rapporte des vêtements secs et tu te changes, avertit Leo.
  • J’ai compris, ça va.

Deuxième essai. La princesse se lève sur la banquette, s’agrippe à la poignée, et fait contrepoids pour libérer la lame. Elle s’imagine déjà brandir son coutelas, victorieuse. Rien n’y fait, il demeure figé dans le bois.

  • Rule three: ne pas tourner le dos à une ennemie armée… Déclare Leo en surprenant la fillette.
  • Je ne suis pas un ennemi… Et je n’ai pas d’arme, se justifie Gaïa.
  • Ce poignard peut-être à toi, mais tu dois le mériter. TAKE IT OUT NOW!

Motivée, la petite appuie son épaule sur le pommeau. Cette fois est la bonne, Schlak, elle pique, s’écrase, visage contre la table. L’élue a triomphé, elle a retiré la lame légendaire de son madrier maudit ! Une douleur irradiante la ramène brusquement à la réalité ; à son bras, une entaille laisse écouler un filet vermeil.

  • Pourquoi vous m’avez permis de jouer avec ce couteau, je n’ai que huit ans ? Se plaint Gaïa en constatant la blessure.
  • Montre-moi… Ce n’est rien, ne pleure pas, ce n’est qu’une petite coupure. Tu as réussi ! Everything is OK, console Leo. Approche, je vais nettoyer ça, Gutsy Girl.

Le pansement adhésif au bras, le poignard à la ceinture, la robe à pois enfilée par-dessus ses jeans, les pieds emballés dans les bas de son oncle, Gaïa est à la recherche de son deuxième soulier ; impossible de mettre la main dessus. Sous les sièges, dans la valise, comment a-t-elle pue égarer son espadrille ?

  • Oubli ton sneak, on va-t’en trouver d’autre sur le chemin. Tu devrais faire comme ta granny et dormir un peu, propose Leo.
  • Elle dort tout le temps ! Je vais mouiller mes chaussettes si je ne trouve pas quelque chose à enfiler. Je ne vais quand même pas me déplacer à cloche-pied pour l’éternité.
  • Stop ! Cesse de te tortiller, dans un couple d’heures il va faire jour, on pourra rejoindre le route vers les ESA. Now, c’est le temps de se reposer.

À travers la vitre de l’auto, les premiers rayons de la journée lui chatouillent le nez, elle éternue, se frotte les yeux, éternue à nouveau. À ses côtés Nancy ronronne, la température de sa peau est bonne, ses lèvres sont humides. À l’extérieure, un long boa de brume glisse à la surface de la rivière, étirant sa chevelure spectrale entre les arbres du sous-bois. Leo est attablé, il prépare le petit déjeuner, il a disposé les bols et les ustensiles. Tout ça pour du faux gruau, ridicule, pense Gaïa. Cette gentillesse ne va pas l’amadouer. Elle l’a surpris, alors qu’il la croyait endormie, à cacher le AiPin sous le pare-soleil. Et si le bidule y était encore ? Elle n’aurait qu’à franchir les banquettes pour verrouiller les portières et s’enfermer avec sa grand-mère.

Vive, Gaïa enjambe l’accoudoir, rabat le pare-soleil ; la clé glisse sur ses cuisses. Bip, trahit la serrure en s’actionnant.

  • No, no, no, seriously, what are you doing? Come on, Gaïa, get this door open now! Ouvre-moi la porte !
  • Non, je vais retrouver mon père, résiste la petite.
  • Ah, ah et tu vas conduire le voiture seule ?

Vroum, le moteur démarre.

  • Vraiment ? Questionne Leo inquiet.

Comment ça se conduit une auto ? Pourquoi elle n’avance pas ? elle est pourtant bien en marche. Leo frappe à la fenêtre et cherche à la raisonner. Elle essaye le drôle de levier, il est coincé. Les pédales bien sûr ! Pourquoi il y en a trois ? Elle n’a pas trois jambes. Leo augmente l’intensité de ses coups, elle doit être sur la bonne piste. La pédale de gauche pour commencer. Elle a dû presser de ses deux pieds pour l’enfoncer, la voiture s’est aussitôt mise à descendre la pente. Le volant ne veut pas tourner, comment on arrête ça maintenant !

Cette petite est cinglée ! elle va plonger la bagnole dans la rivière. Leo s’interpose, se plaque au capot pour retenir l’auto qui roule droit vers les flots.

  • Get your blasted feet off the pedals! Retire tes pieds des pédales !

Ah les pédales ! Le véhicule s’immobilise à un mètre du torrent. Leo est furieux, il retourne s’aplatir contre la vitre, plus menaçant que jamais. Si elle ne peut pas conduire, elle va s’organiser pour qu’on les retrouve. Gaïa klaxonne à répétition sous le nez du soldat, impuissant et désespéré.

« Tuuut, tuuut ! »

Il en est certain maintenant, c’est le son de sa Volkswagen ; il ne peut s’agir que de Gaïa qui signale sa présence. P-O est déchainé, il fonce vers les bois en oubliant son père et son frère sur le chemin. « Klaxonne ma crevette, s’il te plait, encore une fois. » Tuuut ! Il longe le cours d’eau, cours et saute les racines et les épaves d’arbres.

Elle est là. Il la voit. Un éclat bleu parmi les troncs incolores, de l’autre côté de la rivière, si près, mais inaccessible. Il a envie de crier pour entendre la voix réconfortante de sa fille, mais il trahirait sa présence. Il s’abaisse, rampe dans les herbes hautes, se positionne derrière un bosquet.

Un mouvement. C’est un militaire, il tourne autour du véhicule. Gaïa doit s’être barricadée dans la voiture. Bien jouer. Comment la rejoindre ? S’il revient sur ses pas pour franchir le pont, il en a pour une demi-heure. Trente minutes précieuses. Et s’il tentait la traversée à la nage ? Cinquante mètres le séparent de l’autre rive, une piscine olympique de courant, de remous et de tourbillons. « Tuuut, tuuut ! ». L’appel est impératif, il plonge.

Des milliers de mains glacées le saisissent, l’entrainent, le remuent. Il combat, se débat, bat des bras et des jambes pour se débarrasser de l’emprise mortelle. Encore quarante mètres, un démon d’eau tente de le noyer, il boit la tasse, cherche son souffle, les vagues le submergent, mais il émerge, la tête haute, les yeux fixés sur l’objectif. Trente mètres, il heurte une souche écorchée, prise dans les rochers. Le piège sous-marin lui pique les côtes, agrippe ses vêtements, le coule. Les flots le fracassent et l’écrasent contre le billot enchevêtré. Sa fille. Gaïa, elle compte sur lui. P-O abandonne sa veste pour s’extraire de la digue. Vingt mètres, brouillé, nage-t-il au moins dans la bonne direction ? Tuuut ! Une fée bleue guide son crawl. Plus que dix mètres, déterminé, les bouillons, le froid et la mort ne l’arrêteront pas.

Sur la berge, il n’est plus qu’une pâte de pain ramolli, pétrie par la rivière.

  • Gaïa, ouvre-moi cette fucking porte ou je vais devoir briser le vitre, menace Leo. Tu vas attirer les loups… Tu comprends ça ? You’ll bring the whole pack!
  • Vous êtes en colère contre moi, vous me faites peur.
  • AlI bark and no bite. Come on, ouvre-moi, nous ne pouvons pas rester ici plus longtemps, notre cachette secrète est découvert. Je suis désolé pour ton famille, we need to go now.

Le visage de Gaïa s’illumine, un large sourire prend la place de sa moue. Pour un instant Leo croit l’avoir convaincu, mais la tête de linotte le nargue en klaxonnant un long coup. Tuuuuuuuuuuuuuut. Le militaire n’en peut plus de ces enfantillages, il se penche, empaume une lourde pierre ; il va éclater cette foutue fenêtre, récupérer le AiPin et tant pis pour la gamine si elle ne veut pas l’accompagner.

En se redressant, un coude le capture à la gorge ; l’agresseur l’a attaqué de dos et l’a plaqué contre la voiture, d’un coup de genoux il lui a fait plier les jambes. La pierre. Il doit se relever pour affronter son ennemi. Lui fracasser le crâne. L’étrangleur durcit sa prise, Leo laisse tomber son caillou pour lutter contre la strangulation. La petite diablesse encourage son adversaire joyeusement, elle tape des mains et bondit sur son banc. La scène est surréaliste, un voile noir brouille sa vision, il suffoque, pousse un râle étouffé par l’écume qui s’échappe de sa gueule, ses jambes tressaillent alors que la vie l’abandonne.    

  • Papa, arrête ! Gaïa surgit hors de la voiture.

P-O lâche sa proie en apercevant sa crevette, il s’avance pour l’enlacer, mais elle évite l’accolade pour retrouver le militaire replié au sol qui lutte pour respirer.  

  • Règle numéro trois : ne jamais tourner le dos à un ennemi armé, récite Gaïa en confisquant la mitraillette de Leo.

Armée jusqu’aux dents, du sang séché au menton, la fillette a vieilli de cinq ans en une nuit. P-O l’enserre avec force, pour en extraire tout le bonheur et toute la chaleur qu’il croyait à jamais perdus ; comme Leo, il retrouve enfin son souffle.

  • Lui, c’est Leo, il m’a sauvé la vie, j’ai eu peur, mais ce n’est pas un loup, c’est un chien gardien, tu sais il m’a donné un super long couteau et je sais comme « Pourifier » l’eau maintenant, ça, c’est la règle un, la deux, c’est, il ne faut pas rester mouillé où tu vas mourir de froid, tu dois absolument te changer… et j’ai égaré un soulier… Tu n’es pas fâché ?
  • Hein ? Reprenons du début, grand-maman, elle va bien ?
  • Je l’ai protégé, annonce fièrement Gaïa.
  • Tu es fantastique, je croyais vous avoir perdu tous les deux… Je vous aime tellement.
  • Qu’est-ce que tu vas faire avec Leo ?

Quarante-sept ans de mariage. Sans compter les quelques années de fréquentation alors qu’ils n’étaient que des adolescents. Des basses marées et des hautes marées ils en ont vécu, leur amour n’est pas un long fleuve tranquille. Entre la maladie et le monde qui s’écroule, Nancy a toujours maintenu le cap. Sensible et battante, elle a appris à contourner les écueils, à louvoyer malgré les vents défavorables. Cette femme était toute pour lui ; lorsque sa mémoire s’est effacée, il a perdu sa maitresse, sa sœur et sa meilleure amie. Ce dernier voyage devait rattraper l’erreur de sa vie : la laisser partir pour le CHSLD. Pourvu qu’il la retrouve vivante.

  • Papa, tu m’écoutes ? Demande Nicolas
  • Non, désolé, je me suis égaré dans mes pensées.
  • J’crois que nous devrions revenir sur l’autoroute. Si P-O récupère la voiture, il ne nous verra jamais dans la forêt.
  • Tu as raison, faisons ça. Merde, P-O, pourquoi tu es toujours aussi spontané ?

C’est Gaïa qui a remarqué les deux marcheurs. À peine à l’arrêt, elle saute de l’auto et se jette aux cous de son grand-papa et de son oncle. Le monde se remet à tourner, même le soleil semble briller davantage sur le lustre azure de la Volkswagen. Étienne, inquiet, lance un regard à son fils ; « Ta Nancy est bien là », lui répond P-O d’un sourire confortant. 

*

Au milieu de l’autoroute, deux blindés entravent la circulation : la division américaine régule les passages. La panne a justifié l’invasion de la raffinerie et sa protection, tout le secteur est occupé par une patrouille d’une centaine de soldats ; les émeutes de Québec s’étant rependues à Lévis, pas question de perdre le contrôle de la ressource pétrolière.

Cerné par P-O, Nicolas et Étienne, Leo épie les ondes radio pour suivre les manœuvres de son armée. Les communications sont erratiques, entre les gazouillements et grésillements du talkie-walkie, on signale un attroupement de citoyens révolté, une compacte bleue introuvable et deux hommes du 32e régiment manquant à l’appelle. 

  • Vous allez devoir éviter le barrage… Il y a un vieille route qui contourne the city
  • Qu’est-ce qui nous dit que tu ne vas pas nous livrer à ton gang ?
  • Nicolas, il a sauvé Gaïa… raisonne Étienne.
  • Oui, mais il a tenté de voler la voiture.
  • Je vous croyais pris… se justifie Leo. I’m the prisoner now.
  • Nous te laisserons partir dès que nous reprendrons la route, rassure P-O, tu pourrais nous indiquer le chemin sur cette carte ? demande-t-il en lui tendant le guide touristique.
  • On this ridiculous map? Je crois que c’est juste avant celle-ci, the 277 road, après le bridge. Il y a un ancien panneau de construction orangé à l’entrée du sentier. The path is ruined, mais il rejoint une partie pavée à environ un demi-mile.
  • C’est un bon détour, mais je pense que ça se fait. Tout le monde est partant ? vérifie P-O.
  • Parfait, répond Étienne.
  • OK, si vous croyez que c’est une bonne idée, hésite Nicolas.

L’équipage est prêt. À l’avant, P-O est à son poste, main sur le levier de vitesse, Étienne s’agrippe à la mitraillette. À l’arrière, Nicolas guette par la fenêtre en menaçant Leo du regard. Gaïa, un peu triste d’abandonner son chien de garde sur le bord de la route, lui envoie des tatas. Nancy ronfle bruyamment.

C’est parti… encore.

  • Attends ! Arrête-toi ici, demande Étienne au milieu du pont.

Le père court vers le garde-fou et balance la mitraillette dans les eaux agitées de la rivière Etchemin.

  • Tu viens de faire quoi là ? s’emporte P-O.
  • Je me suis débarrassé de problèmes futurs, lui répond Étienne en reprenant place.
  • Merde, tu es vraiment débile ? Tu ne penses pas que cette arme était la solution à plusieurs problèmes justement ? Pour se protéger ou simplement pour chasser ?
  • Il n’était pas question que ce « road trip » prenne des allures de western survivaliste.
  • PAPA ! On est dans un tabarnak de film d’horreur !
  • T’aurais pu nous en parler, on aurait voté ou un truc du genre, rajoute Nicolas.
  • Les fusils, ça tue des gens. J’aurais voté contre, affirme Gaïa.

Le silence est lourd, chacun se demande ce que Nancy aurait voté face à ce bris d’égalité. Elle détestait les armes, mais elle était prête à tout pour protéger sa famille.

À un demi-kilomètre à droite, comme décrit par Leo, une pancarte fluo balise un sentier. L’accès quitte l’autoroute, descend abrupt sur quelques mètres et se perd dans les fougères : une piste parfaite pour un VTT. Après une analyse pseudoscientifique, Nicolas déclare que ça passe. Tout le monde en doute, mais c’est la meilleure option. Pour minimiser les dégâts, l’équipe est sortie de la voiture. Les commentaires fusent. Entre les « moins vite », les « attention ça l’accroche » et les « crampe en masse », P-O garde le focus. Les premières roues franchissent le remblai, les jupes latérales râpent la gravelle, le véhicule glisse, les freins se bloquent, tentent de ralentir la descente, mais le pare-choque pique de plein fouet contre un bourrelet de terre et Scratch, Craaak, Chtonk ! La pièce de plastique se détache et se fait broyer sous la voiture.

  • Il était important ce morceau ? demande Gaïa.
  • Non pas tellement, rassure Étienne, mais on est mieux de pas trop en jaser avec P-O…

La traverse parcourt un boisé, aboutie dans un terrain vague garni des vestiges d’un hangar ; plus loin le chemin reprend, longé de quelques immeubles délabrés. P-O rigole tout seul.

  • Ça va ? demande Étienne.
  • Si je te dis ce qu’il me fait rire, tu ne me croiras pas.
  • Lance toujours, on verra.
  • C’est ici que j’ai fait mes études en mécanique, affirme P-O
  • Bien, voyons, tu me fais marcher ? Doute Étienne
  • Non, je te le jure !
  • On assiste au désastre complet de ton parcours scolaire, plaisante Étienne.
  • Eh, j’étais l’un des meilleurs de ma promotion ! Riposte P-O
  • Ce n’est pas dans ce stationnement qu’on a dû remorquer ta première voiture ? Tu pleurais comme si on venait de m’enterrer.
  • Franchement, tu exagères… un peu ; je l’aimais vraiment ma Subaru argent.

Chemin des iles, indique le panneau tordu. La route est ravagée, le revêtement lunaire est criblé de cratères gigantesques. À bord de leur rover, les explorateurs s’aventurent avec prudence de village ruiné en village dévasté ; Saint-Henri, D’Artagnan, Saint-Anselme, Honfleur, Fond-à-Patoche, Le Gravier. Partout, des champs noirs carbonisés, des clochers démolis, des restants de fermes et d’habitations. Les feux de broussaille sont fréquents durant la saison chaude, plusieurs terres de la région sont négligées par leurs propriétaires, des investisseurs étrangers, Chinois en majorité, étranglés par la crise économique.

Petit conseil pratique pour le voyageur de jour en 2045 : Gardez les fenêtres de l’auto fermées, tournez l’air climatisé au maximum, déployez les pare-soleils ou utilisez des serviettes en guise de rideaux, portez vos verres fumés et espérez que la voiture tient le coup.

Après quatre heures à progresser à peine, il faut penser à monter le bivouac. Ils ont choisi de s’arrêter dans un boisé épargné par les incendies : un ancien camping, comme en témoigne une demi-douzaine de roulottes éventrée par la nature. Cette forêt de jeunes bouleaux offre un abri jaune-doré inattendu, un ruisseau joint son gargouillis aux gazouillis des oiseaux, un cerf inaccoutumé à la présence humaine tend l’oreille un instant et sursaute à travers le bosquet ; l’endroit est idyllique et apaisant. 

  • Je peux aller voir le ruisseau ? Demande Gaïa.
  • Tu ne le traverses pas et tu t’assures que je ne te perds pas de vue, c’est compris ?
  • Oui, promis.
  • J’vais l’accompagner, propose Nicolas.

Un miroir chantant, orné de ridules et de paillettes argentées, une glace déformante animée où l’on peut s’admirer et s’abreuver. Ce ruisseau-là ne correspond pas du tout aux faux souvenirs que lui a projeté le Lifelog. L’eau qui y coule est verdâtre, de longs cheveux algueux moussent ses pierres, en prime, cette sublime odeur d’œufs pourrit qui émane du limon visqueux accumulé à ses bordures. 

  • Ça n’a pas toujours été comme ça… s’excuse Nicolas.
  • C’est génial ! S’excite Gaïa.
  • Quoi ?
  • Tu crois que je peux pêcher les algues avec un bâton ? On peut les manger ?
  • NON ! On ne sait pas d’où provient cette eau et ça pue la merde, des plans pour que tu te retrouves couverte de cette bouette gluante.
  • Alors, on peut remonter le courant pour trouver la source ? allez s’il te plait, dit oui, supplie la fillette.
  • C’est bon, calme-toi.

La rigole conduit à un étang. Une épaisse couche d’écume, semblable à une gouache opaque et verte, flotte à sa surface. Gaïa est émerveillée, Nicolas dégouté ; ça fait plus ou moins dix ans qu’il ne s’est pas aventuré en forêt, ce nouveau contact le bouleverse. Toute sa jeunesse, on lui a martelé que l’humanité courrait à sa perte ; réchauffement climatique, destruction des écosystèmes, sixièmes extinctions de masse, il n’y croyait qu’à moitié. Les gouvernements ont activé la culpabilité de leurs citoyens impuissants, pendant qu’ils fermaient les yeux sur les activités énergivores et polluantes des multinationales qui engouffraient les ressources non renouvelables.

  • Vient, on retourne auprès des autres, commande Nicolas.
  • Déjà ? On vient à peine d’arriver !

Les tentes sont montées, les gars ont profité de leurs techniques scoutes pour allumer un feu, c’est le meilleur moment de la journée. Ce matin encore, la famille était séparée ; cette flambée sera réparatrice. Gaïa s’amuse toujours avec un bâton, cette fois-ci, dans les tisons. Comment les flammes peuvent-elles courir d’une branche à l’autre ? Pourquoi les braises sont-elles aussi chaudes et lumineuses ? Elle découvre l’énergie originelle, celle qui a permis aux premiers humains d’il y a 400 000 ans de se réchauffer, de s’éclairer, de cuire, de fondre, de transformer. Celle qui a devancé la traction animale, l’éolien, l’hydraulique, les énergies fossiles et l’électricité, celle qui a poussé l’humanité, toujours plus vorace, vers le nucléaire. Enfin, celle qui donne le gout de chanter, de se conter des histoires et de fraterniser.

  • Je me souviens de mon premier camping, raconte P-O.
  • Ça m’étonnerait, tu n’avais même pas deux semaines, doute Étienne.
  • Oui, oui, je te le jure, durant un camp scout. Vous étiez moniteurs Maman et toi, vous m’aviez couché sur un lit de mousse…
  • Attends, tu es tombé sur des photos et tu t’es imaginé tout ça.
  • Non, c’est le Lifelog qui m’a permis de vivre ça, explique P-O.
  • Ah, c’est ce que je disais, tu l’as imaginé.
  • C’est bien ancré dans ma mémoire, un vrai souvenir quoi…
  • Moi je vois une différence, affirme Gaïa. Par exemple ce feu. Dans le Life log, la chaleur ne pique pas mon visage, les couleurs ne sont pas aussi jolies… kof kof, la fumée ne tourne pas sans cesse pour m’étouffer, toussote-t-elle.     
  • Tu dois crier « Lapin », indique Nicolas.
  • Lapin ? Pourquoi lapin ? rigole Gaïa
  • Voyons ma crevette, pour éloigner la boucane, tout le monde sait ça, taquine P-O.
  • Voilà ce que je disais ! Dans votre Lifelog, la vie est en plastique. 

La soirée s’étire, personne n’a envie de rompre l’instant magique. À quoi ressemblera la journée de demain ? Étienne prépare le lit de Nancy, la nuit va être longue dans leurs sacs de couchage usés, étendus sur des matelas de sol qui se dégonflent. P-O brasse la bouteille d’Actimint à l’oreille de Gaïa.

  • C’est l’heure de ta pilule ma crevette, ensuite c’est dodo.
  • Je n’ai pas envie de la prendre.
  • Les deux dernières journées ont été éprouvantes, tout le monde doit bien dormir pour affronter le restant du voyage, insiste P-O.
  • JE NE VEUX PAS PRENDRE CETTE PILULE, soutient Gaïa.
  • Gaïa, qu’est-ce qui s’est passé chez grand-papa la dernière fois ? Murmure P-O entre ses dents.
  • J’ai fait des cauchemars horribles.
  • Voilà, alors tu cesses de bouder et tu avales ta pilule.

Gaïa accepte le médicament. Au milieu de sa paume, elle observe le comprimé doré qui doit la faire rêver ; le feu brille mieux sans cet affreux comprimé. Elle le coince sous sa langue, fait semblant de l’avaler et sourit innocemment. Elle s’en débarrassera lorsque son père arrêtera de la fixer. À une buche de distance, sa grand-mère soupire, toussaille et reprend son sommeil éternel. Celle-là n’a clairement pas besoin de pilule pour dormir.

Nicolas occupe les deux tiers de la tente à lui seul. Gaïa, écrasée contre P-O, a les yeux rivés vers le plafond de tissu et l’oreille tendue. Crac, quelque chose marche autour de l’abri. Crac, quelque chose… ou quelqu’un. Elle n’ose pas réveiller les deux ronfleurs, mais elle doit sortir pour faire pipi, Scratch, la chose est tout près, elle se frotte à la toile et gratte. Crac, elles sont deux, crac, crac, elles sont des dizaines !

  • Papa, réveille-toi, il y a des gens autour de la tente… Papa !
  • Hein ? Quoi ? Des gens ? Tu as fait un mauvais rêve…
  • Non ! Chut… écoute…

Crac !

  • C’est un animal, surement un écureuil, rassure P-O, ferme les yeux et dors.
  • Mais il y a tout plein de bruits et j’ai envie de pipi…
  • OK, je me lève.
  • Aiiiiiieeee ! Cri Nicolas en se réveillant en sursaut près au combat.
  • C’est bon Nico, c’est Gaïa, elle a entendu des bruits.
  • Tu n’étais pas obligé de me piler dessus.

Petite reconnaissance des lieux. Avant de s’extraire en bobettes du château-fort de nylon, P-O passe la tête hors du portail dézippé au minimum. Sa vision s’ajuste lentement à l’obscurité. Derrière, Gaïa pousse et bouscule, elle doit se soulager, ça presse, mais son père la retient : À deux mètres devant, il y a une silhouette sombre, quelque chose de grand qui l’observe avec ses yeux lumineux et blancs. La fillette se tortille comme un ver, glisse et s’échappe par la moustiquaire entre-ouverte, choppe le double toit et plonge au sabot d’un énorme chevreuil ; la bête effarouchée décampe avec sa harde qui bondit entre les tentes.

  • Tu les as vues ? Ils étaient une bonne vingtaine, s’émerveille P-O.

Oui, mais je me suis fait pipi dessus.

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Fidelis
Posté le 15/02/2025
J'adore les noms de villages... Saint-Henri, D’Artagnan, Saint-Anselme, Honfleur, Fond-à-Patoche, Le Gravier... on s'y croirait, ça donne envie d'aller les visiter, mais avant le Canada c'était un pays qui m'attirait, les gens la faune et la flore, le coté sauvage, à présent les autorités me font peur, comme partout, les populations sombres doucement dans la violence et la pauvreté, les droits fondamentaux disparaissent, ainsi que tout sens commun qui nous permettait de faire société.

Mais là je m'égare, j'ai bien aimé à nouveau, tu tiens une belle histoire.
Erioux
Posté le 15/02/2025
En passant, le Québec est encore très doux. La vie y est encore paisible;) mon roman est une dystopie. J’y ai inclus mes peurs, la vieillesse, l’Alzheimer, la nature qui déraille, le système qui ne fourni plus. C’est certain que notre monde risque d’être bouleversé. Mais je reste plutôt positif (mais pas naïf;) merci pour ton retour
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