L'heure de la nuit

Par Raph

Je suis resté seul toute la matinée. J’avais un trou en forme d’abandon qui me coulait hors de la poitrine. J’ai essayé de penser à pourquoi il était là, en discutant avec moi-même, comme je le faisais quand il fallait que je formule les choses. J’avais perdu Jason, d’accord, mais on ne se connaissait pas tant que ça. J’avais laissé grandir pour lui l’idiote idée que nos destins étaient liés, parce que son image m’empêchait de dormir. Mais ça ne voulait rien dire. J’avais perdu Orion, parce que sans son frère, il ne me reparlerait plus, et je n’aurai plus droit au spectacle de ses paupières qui enserraient le monde lorsqu’elles tombaient. J’avais perdu Louise, parce que j’avais toujours cru qu’elle aimait nos mutismes emmêlés. Combien de temps elle avait pu attendre un mot de moi. Je m’étais perdu parce que sans ces trois-là, je n’étais plus grand-chose. Mes yeux se sont fermés.

Quand je me suis réveillé, j’étais toujours dans le canapé et la nuit tombait. J’avais dormi, enfin. C’avait été tellement profond qu’en me levant, je sentais tous mes muscles encore étourdis, mon cerveau ébouriffé par le sommeil. Je me suis fait à manger, j’ai encore bu deux cafés, j’ai regardé l’horloge tourner, puis je suis allé m’asseoir sur le seuil avec une bière. Le soir s’était accroupi sur la cime des arbres et réchauffait ses mains au-dessus des feuillages. La douce ligne crépusculaire s’étiolait un peu plus à chaque minute, ployant sous les assauts répétés de la voie lactée. C’était l’heure de la nuit. Et ni Jane, ni Louise, ni Jason n’étaient revenus.

Pour démentir mes propos, une lumière blanche et crue m’a aveuglé. Deux, en fait. Elles se sont approchées du seuil, ont dévoilé les mains qui les tenait, puis les visages. Louise et Orion. Ma sœur avait dans la main une troisième lampe-torche, éteinte.

– Désolée, elle a dit d’une voix bourrue. Pour tout à l’heure. J’ai réfléchi, et je me suis dit qu’on devait aider à chercher Jason. Ils organisent une battue dans tout le comté. Jane s’est dit que vu ses habitudes nocturnes, on aura plus de chance de le trouver en pleine nuit, alors elle a réquisitionné tous les volontaires possibles pour battre la campagne ce soir et toute la journée de demain. Maman en est, bien sûr. Elle est partie du côté de la vieille scierie (elle a secoué la lampe supplémentaire dans sa main). On s’est dit qu’on chercherait à l’orée de la forêt, de ce côté. T’en es ?

J’ai pris la lampe que me tendait ma sœur. Évidemment que j’en étais. Il fallait bien que quelqu’un retrouve Jason.

 

On est partis tous les trois, pénétrant la forêt de nos maigres faisceaux vacillants. Si le jour, les arbres ont quelque chose d’apaisé et de vénérable, la nuit ils sont terribles. On dirait que chacun d’entre eux garde jalousement entre ses racines la porte de l’enfer, derrière son tronc une bête de folklore, et au-dessus de ses feuilles une colère divine. Le silence était plus qu’intimidant, et nous nous sentions minuscules et vulnérables. C’était comme entrer sans être le bienvenu dans une pièce où tout le monde est, sinon votre ennemi, du moins bien plus puissant que vous. Ma peur est incohérente, ma peur est incohérente, j’ai pensé. C’est l’obscurité qui me rend aussi méfiant. Je me suis concentré sur mes pas, leur rythme, le frémissant de la petite lueur qui me servait d’éclaireur. Un pas, un pas, un pas. Le tapis mou des feuilles sous moi, le bruissement étouffé de la canopée sur mon crâne. Un pas, un pas. Quand ma respiration est redevenue normale, j’ai relevé la tête. C’est là seulement que j’ai mesuré mon erreur. Le halo de ma lampe n’était plus accompagné ni de celui de Louise, ni de celui d’Orion. J’ai tourné la tête d’un côté, de l’autre, soudainement pris de panique. Rien. Je les avais perdus.

– Merde, j’ai soufflé, pour entendre ma voix.

Puis j’ai crié les noms de Louise et d’Orion, une fois. Puis deux. Puis une bonne vingtaine de fois, en ajoutant parfois celui de Jason. Pas de réponse. Pas un seul bruit, en fait. Même les cimes n’étaient plus agitées par le vent, même mes pas étaient étouffés par le tapis de feuilles décomposées. Le silence s’était abattu en chape de plomb sur moi et le carré de forêt que je balayais de ma lampe.

– Merde, j’ai répété plus fort, et ma voix a résonné bizarrement contre ce mur amorti que la nuit avait érigé.

Je n’avais plus le choix, il fallait que je rebrousse chemin et que je retrouve la maison. Impossible de se guider avec les étoiles ; les lourds feuillages étaient si épais qu’aucune étoile n’arrivait à les transpercer de son éclat. Les autres moyens de se repérer, je n’avais jamais pris la peine de les retenir. Et quand bien même je les aurais sus, quelque chose dans l’immobilité des branches et la pesanteur de l’air me prêtait à croire que je n’étais plus vraiment dans la forêt. Ou du moins, pas dans celle que je connaissais, devant laquelle je passais tous les jours. Cette forêt-là ne m’était pas familière, et j’avais la stupide impression de la sentir hostile. Ça a empiré quand les arbres ont commencé à bouger.

Peut-être que c’était mes angoisses, les souvenirs de mes rêves, l’étrangeté de ces dernières semaines, mais je jure que les arbres se sont agités. C’était léger d’abord, puis leurs mouvements se sont amplifiés. Ils avaient leurs troncs qui se penchaient, toujours droits et raides mais oscillant sous la force de quelque chose d’inconnu, vers la pauvre petite lueur de ma lampe. Et quand je passais le faisceau sur eux, ils se redressaient comme si de rien n’était, comme s’ils n’avaient jamais bougé. Leurs racines pulsaient, s’entortillaient sur elles-mêmes, s’approchaient un peu de moi avant de se rétracter soudainement, laissant sur le tapis de feuilles un peu de terre mouillé. Les cimes s’allongeaient, croisaient leurs bras au-dessus de moi pour mieux chuchoter. Entre leurs feuilles le ciel rougeoyait. Sur l’écorce, les nœuds du bois rampaient de bas en haut, se distordaient quand je ne les regardais pas. J’avais envie de m’enfuir en courant, mais je ne voulais pas précipiter leurs gestes. Tout me menaçait, et c’était comme si un œil immense fait de bois emmêlé s’amusait à me voir prisonnier dans ses entrelacs.

J’ai esquissé quelques pas d’un côté, puis de l’autre, ne sachant vraiment de quel endroit venait le danger, puisqu’il semblait partout. Et puis j’ai relevé les yeux, et entre deux arbres, une silhouette.

Jason.

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Alice_Lath
Posté le 16/07/2021
J'adore le sentiment d'angoisse dans la forêt hahaha il est top, de même que la glissade du personnage du côté obscur de la force
Juste un petit point de détail : Orion arrive avec Louise, mais il ne parle pas, il n'interagit pas du tout avec Lyce, ce qui donne une sensation bizarre à la lecture. Je pense que lui faire dire un mot ou qu'il esquisse un signe permettrait de bien faire comprendre qu'il est là, en dehors d'une simple mention narrative
Sinon, c'est toujours aussi cool, je sens que je vais boucler tout cela ce soir même moi hahaha
Raph
Posté le 09/07/2022
Merci beaucoup ! Je vais regarder tout ça, merci pour tes remarques précieuses !!
Raza
Posté le 13/11/2020
Oh, un chapitre bien court ! J'ai hâte de lire la suite, mais en même temps, j'aurais peut-être voulu un peu plus de développement ici (ou alors je sens la fin et j'ai peur de la lire ?)
Raph
Posté le 14/11/2020
Oui, j'ai dû couper pour avoir le bloc final en dernier chapitre, ça précipite peut-être un peu celui-ci !
itchane
Posté le 10/07/2020
Trop bien ce chapitre !

On le sent un peu venir que ce n'est pas une bonne idée pour lui d'aller dans la forêt de nuit : P
Mais c'est cool du coup, parce que cela créé une ambiance un peu angoissante par anticipation ^^

Le personnage se "convertit" petit à petit, les indices sont de plus en plus forts sur le fait qu'il commence à prendre le même genre de chemins psychologiques que Jason, il plonge petit à petit lui aussi.

Le tout premier paragraphe est très touchant, la psychologie des personnages est toujours aussi subtile : )
Raph
Posté le 14/07/2020
Hello ! On commence à tomber dans la fin du récit ouais, heureux que ça te plaise toujours ! Merci pour ta lecture :)
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