Le visage de la forêt

Par Raph

Je l’avais trouvé. Avait-il des bois de cerf ? C’est ce que j’ai cru au début, la peur et l’épuisement jouant, mais j’ai vite compris que ce que j’avais pris pour des ramures étaient en fait les branches d’un arbre derrière lui. J’ai trébuché plus que je n’ai marché dans sa direction. J’aurais dû me sentir immensément rassuré, mais quelque chose ne me permettait pas de baisser ma garde. J’ai mieux compris quand il s’est retourné et a croisé mon regard. Tout comme la forêt me paraissait changée, ce n’était pas le Jason que je connaissais. Ou plutôt, si : c’était le Jason de mes cauchemars.

– Tu es là, j’ai fait sans parvenir à cacher une pointe de soulagement – cauchemar ou pas, je n’étais plus seul.

– Lyce, il a dit en guise de salutation.

Ça ne m’a pas surpris qu’il parle. On n’était plus vraiment dans le Teignmouth à la lumière crue et grise. Ici, tout était sombre et sinueux. Ici, la forêt vous retenait aussi longtemps qu’elle le décidait. Ici, Jason avait la voix profonde et grave comme une constellation oubliée.

– Tu es reparti, j’ai ajouté. Pourquoi ? Tout le monde a cru à un miracle quand tu es rentré. Si tu disparais à nouveau, ce sera terrible pour nous tous.

– Les miracles n’existent pas, il a murmuré, et ça m’a un peu irrité parce que ses phrases sibyllines sonnaient beaucoup plus faux que celles d’Orion.

J’ai laissé s’égrener quelques seconds. Le silence tout autour était toujours aussi assourdissant.

– La forêt m’a fait croire que je serai jeune pour toujours, il a ajouté avec sa voix très douce, très gutturale, si basse que malgré l’absence de bruit alentour, je devais me concentrer pour l’écouter. Mais elle m’a menti pour me déchirer en morceaux.

– La forêt t’a... « fait croire » ?

– Peut-être que ce n’était pas la forêt, il a admis. Mais elle en avait le visage.

– Comme maintenant, j’ai dit sans réfléchir.

– Oui. C’est elle.

– Tu ne vas pas revenir, hein ?

Il a secoué la tête.

– Je ne m’appartiens plus, Lyce. Je me suis abandonné quelques minutes sur le tapis de feuilles, il y a huit ans, et je ne me suis plus jamais retrouvé. Comme il me manquait des parties de moi, je me suis complété avec ce que j’ai trouvé ici et là.

– Jason, je l’ai coupé. Ça ne veut rien dire.

Il m’a fixé avec un air un peu confus et coupable, comme s’il s’en rendait compte lui aussi.

– Lyce… il a hésité, embarrassé. Si tu es ici, c’est que toi aussi, tu t’es perdu.

J’allais lui demander ce qu’il entendait par là quand brutalement, il a relevé la tête vers quelque chose derrière moi, l’air alarmé. C’était si soudain que j’ai sursauté et me suis retourné, saisi, braquant ma lampe-torche dans la direction qu’il fixait. Rien que d’autres branches et d’autres feuilles et d’autres troncs. J’ai calmé mon cœur en me retournant vers Jason, encore mortifié par la peur qu’il m’avait causée. Jason n’était plus là. Sentant la panique monter, j’ai balayé le faisceau de ma lampe autour de moi, m’apprêtant à crier son nom, quand j’ai vu sa silhouette disparaître derrière un arbre. Impossible de le laisser m’abandonner ici, j’ai pensé, en me précipitant vers lui.

Je n’étais plus qu’à une dizaine de mètres de la silhouette de Jason quand elle s’est arrêtée. Ma lampe braquée sur le sol (pour que je ne trébuche pas sur les racines) m’a d’abord dévoilé ses pieds. Jason avait-il les pieds nus ? J’ai laissé la lumière tremblotante remonter sur les jambes, nues elle aussi, de la silhouette que je suivais et qui s’était maintenant immobilisée, me laissant la rejoindre. Puis un pagne en peau. J’avais déjà compris que ce n’était pas Jason, et malgré le sentiment d’horreur qui me prenait à la gorge, je n’arrivais plus à arrêter le mouvement de ma main qui me dévoilait la personne face à moi. Un dos nu, des épaules assombries de poils noirs. Une nuque couverte de cheveux rêches et sombres. Quand l’homme s’est tourné vers moi, ses yeux jaunes ont brillé, réverbérant l’éclat de la lampe-torche. Sur son corps une tête de loup. Les yeux ronds et vides comme le reflet du soleil sur un miroir, la gueule à demi ouverte sur une langue rose comme le diable, hérissée de dents jaunes et écumantes, le poil si noir qu’il se détachait sur la nuit sans étoiles. Jason avait raison : je m’étais perdu. L’homme à tête de loup n’a rien dit. Il a laissé échapper un long grognement, plus une respiration qu’un message. Derrière lui le ciel pulsait, plus rouge qu’avant, si c’était possible. L’homme-loup a fait un pas vers moi, et sous lui son ombre s’est agitée. Elle s’étalait sur plusieurs mètres et se tordait en la forme d’un immense loup au poil dressé, son museau triangulaire ouvert en cet étrange et grand sourire qu’ont parfois les chiens lorsqu’ils halètent. J’ai relevé la tête vers l’homme-loup. Il me fixait toujours, la gueule entrouverte, l’air impassible. Sous lui, la tête de l’ombre s’est ébrouée, et au milieu de celle-ci, là où aurait dû se trouver l’œil, un éclair rouge a jeté une clarté, illuminant quelques feuilles mortes en une demi-lune à l’air moqueur. Puis l’éclat a disparu, et pour l’imiter – et avec une dernière pensée pour les noires paupières d’Orion –, j’ai fermé aussi les miennes.

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Alice_Lath
Posté le 16/07/2021
Un chapitre bien mystérieux comme je les aime ! Juste à nouveau ce petit souci au niveau des incises qui m'a un chouïa perturbée haha
Sinon, l'analyse d'itchane en-dessous me semble en effet pertinente, pourquoi pas après tout ! De mon côté, je n'ai pas de parallèle particulier à faire avec la drogue ou autre. Simplement que la forêt est cet espace de folie et d'apathie dans lequel il est si facile de basculer, j'ai pas besoin de plus. Bizarrement, malgré toute l'étrangeté de l'histoire, cela ne me semble pas invraisemblable. Mais pour le coup, c'est peut-être moi qui tourne pas rond hahaha
Raph
Posté le 09/07/2022
Décidément, je vais revoir toutes les incises ahah. L'objectif, c'est de laisser l'interprétation ouverte donc tant mieux si ta lecture te convient comme ça ! :)
itchane
Posté le 10/07/2020
Re : )

Très belle rencontre entre Lyce et le loup !
C'est lui le visage de la forêt ? Hmmm mystère...

Il y a un côté métaphorique de la forêt comme référence à la prise de drogue je trouve dans ce chapitre, je n'y avais pas encore pensé avant, là ça commence un peu à me titiller comme idée : ) Surtout avec ce genre de phrases "Comme il me manquait des parties de moi, je me suis complété avec ce que j’ai trouvé ici et là." que je trouve très belle, ainsi que l'idée de la fausse promesse et du besoin d'y retourner même si on sait que ce n'est pas une bonne idée.

Je ne sais pas si c'est ça ou pas du tout, mais en tout cas cela enrichie d'autant plus je trouve : D
J'ai mis sept chapitres à y penser donc c'est vraiment plutôt subtil comme ressenti et comme réflexion, c'est chouette ^^
Raph
Posté le 14/07/2020
Hello !
Je voulais que cette incarnation de la forêt évolue selon les personnages, comme Lyce est lié au loup (alors que Jason est lié au cerf par exemple), j'ai voulu le confronter à l'animal qu'il représenterait ensuite :)
J'aime bien les récits qui ne dévoilent pas forcément la solution au mystère, qui laissent des clés au lecteur pour qu'il interprète de lui-même ! Ca peut être un écueil quand ce que j'écris devient trop obscur du coup mdr. Du coup je n'irai pas valider ni invalider ta théorie, mais elle est tout à fait solide !
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