L'horlogerie de Monsieur Rovere

L’horlogerie de Monsieur Rovere est renommée dans la région et ses alentours. Les habitants adorent venir chercher chez lui un nouveau réveil ou une horloge de cuisine. Elles ont quelque chose en plus, sans que personne connaisse quoi exactement. Les mécanismes ont toujours tourné correctement et si par malheur il apparaît un dysfonctionnement, l’horloger sait immédiatement le réparer. Son expertise attire même les touristes et quelques Allemands, qui font exprès la route pour se procurer une pendule de qualité.

Située en plein cœur de Strasbourg, sa boutique est décorée d’anciennes poutres en bois sombre et sa façade est peinte dans un blanc pur. L’Ill coule paisiblement aux flancs du bâtiment, ses doux remous portant des pétales de fleurs vers d’autres horizons. À l’intérieur, les murs sont tapis d’horloges, de cadrans, de carillons colorés, de coucous sculptés, de pendules et de réveils de toutes sortes. Les enfants comme les parents ressortent avec des étoiles plein les yeux de ce merveilleux magasin.

Monsieur Rovere se distingue par sa petite taille, son menton fuyant et ses cheveux d’un blanc éclatant. Un sourire bienveillant lui illumine le visage et il ne manque jamais de saluer ses clients. Une délicate paire de lunettes posées sur son nez écrasé l’aide à travailler avec minutie. Ses doigts inspectent avec attention les appareils. Depuis son enfance, il se passionne pour le temps qui passe, insaisissable. Il essaye de le représenter avec des aiguilles qui tournent sans cesse et pour ne pas gâcher une seule minute de sa vie, il optimise tout. Peut-être que dans sa tête, une horloge lui permet de vivre.

À la nuit tombée, il passe le balai, inspecte les recoins pour vérifier qu’il n’a rien oublié et laisse un petit morceau de pain sur le comptoir. Il ferme ensuite sa boutique, retournant chez lui. La pièce, plongée dans l’obscurité, est rythmée par les « tic-tac » synchronisés de chaque instrument. Les aiguilles bougent dans une chorégraphie parfaite malgré l’absence de spectateur. Elles dansent encore et encore, jour après jour.

À minuit, des petites silhouettes traversent le commerce, sautillent entre les objets, grimpent aux pieds de table et s’élancent de présentoir en présentoir. Ces ombres imperceptibles se terrent dans les murs avec leurs maisons miniatures. Ils chassent les souris avec des épées-clous et accueillent les araignées en leur offrant des mouches, trouvées mortes aux fenêtres. Les figures des êtres fabuleux s’éclaircissent lorsqu’ils voient le pain posé sur le comptoir. Tous heureux, les minuscules individus se réjouissent d’avoir un repas comme celui-là. Pour remercier leur hôte d’avoir pensé à leur estomac, ils ramassent un petit composant tombé à un endroit inaccessible pour une main humaine. Ils remplacent la nourriture par la trouvaille et s’en retournent dans leur trou en courant, se faufilant à travers les vitrines et bacs à pièces détachées.

Une porte de maison de poupée, encastrée dans la plinthe, cache l’univers miniature de ces créatures exceptionnelles. Quelques clous en guise de porte-manteau, une écharpe découpée en morceau permet de créer des rideaux, des couvertures et des coussins, donnent un certain confort à leur habitat. Un cul de bouteille en verre leur sert de baignoire et ils puisent leur eau dans une fuite provenant d’une canalisation voisine. Après avoir avalé leur repas, ils repartent se promener dans la boutique, vérifiant et ajustant chaque horloge qui a besoin d’être remise à l’heure. Dès qu’un rayon de soleil filtre à travers les volets en bois, les personnes s’enfuient à l’abri dans leur maison, bondissant entre les présentoirs.

Monsieur Rovere entre, allume le courant, dépoussière ses étagères et ses pendules en chantonnant. Des rides se creusent de plus en plus sur son visage pâle et sa voix perd en intensité. Pourtant, il continue longtemps à faire sourire les enfants, à emballer de nouveaux réveils, à réparer d’anciens carillons et à fabriquer des mécanismes parfaits.

Un jour, ses mains ne peuvent plus tenir les aiguilles sans trembler. Il ne peut plus du tout se pencher pour regarder avec minutie les rouages coincés. Pendant quelques semaines, les petits êtres l’aident en lui faisant son travail, soucieux de l’état de santé de l’horloger. Son sourire vibre le matin quand il voit les mécanismes réparés, dépoussiérés et lustrés posés sur le comptoir.

Pour les récompenser de ce dur labeur, le vieil homme amène des noisettes, des couvertures, quelques morceaux de sucre et même des bonbons. Il aime s’occuper de ces êtres fascinants qui lui tiennent compagnie depuis des années, sans jamais l’abandonner. Ces derniers jours, au vu des palpitations de sa poitrine, il a peur de bientôt les laisser seuls pour aller rejoindre sa femme, déjà partie depuis quelques années.

Un soir, après la fermeture, il dépose un festin pour les petits hommes. Il reste un moment assis, le dos penché, une main sur le cœur. Une simple lampe faiblement éclaire la boutique. Il rompt le silence en parlant seul :

- Je tenais à vous remercier. Vous m’avez aidé depuis tant d’années à réparer mes erreurs, retrouver mes pièces perdues, dépoussiérer les endroits que j’avais oubliés, maintenir mes comptes et garder l’heure exacte sur chaque horloge. Je vous en suis extrêmement reconnaissant.

Il essuie une petite larme qui perle au coin de son œil fatigué. Tremblotant, il s’éclaircit la voix avant de continuer :

- Sans vous, la boutique n’aurait jamais marché aussi longtemps et aussi bien. Le succès de ce magasin, c’est grâce à vous. Vous avez une importante place dans mon cœur, que j’emporterais avec moi quand je commencerais mon grand voyage.

Il marque une pause, la gorge nouée par l’émotion. Il ne le sait pas, mais les petits êtres refoulent des sanglots déchirants, cachés derrière un coucou cassé.

- J’ai apprécié ces horloges toute ma vie, veillant à profiter de chaque instant. Je ne regrette rien. Mes amis, je vais bientôt partir. Peut-être, les étoiles me rappelleront auprès d’elles cette nuit. Mes aiguilles se figeront prochainement, mais le temps ne saura emporter l’amour et la reconnaissance que je vous porte.

Le silence envahit la pièce de la même manière que l’émotion emplit leur gorge. Les petits êtres se serrent les uns contre les autres, les yeux saturés de larmes grosses comme des perles de rosée. Monsieur Rovere aussi pleure, sachant qu’il contemple l’œuvre de sa vie pour la dernière fois. Il balaye du regard la boutique, car il sent que son horloge s’arrêtera avant le prochain lever de soleil.

Il essaye de mettre un peu d’ordre dans son magasin, mais son corps douloureux l’empêche de mener à bien sa tâche. Soudainement, le petit vieux voit apparaître devant lui une dizaine de minuscules individus. Ils ont tous les yeux rougis, les vêtements trempés de larmes et une tristesse qui les pousse à révéler leur secret. Ils lui câlinent ses mains tout abîmées, dans un ultime adieu. Puis, ils fêtent la vie du vieil homme en savourant la nourriture qu’il a apportée.

Le lendemain, personne ne vient ouvrir la boutique. Ni le surlendemain. Il faut attendre plusieurs jours avant que quelqu’un entre dans le magasin à nouveau. Ce ne sont pas des clients, mais les nouveaux propriétaires.

Le journal régional apprit aux Strasbourgeois le décès de Monsieur Rovere, parti dans la nuit deux jours auparavant. Il laisse derrière lui de merveilleux souvenirs, des rendez-vous honorés, des personnes ponctuelles et de jolies décorations dans les maisons. Les habitants sont émus par cette triste nouvelle et les semaines qui suivent sa disparition sont assez mouvementées. Certains voulaient que la boutique soit reprise, d’autres espéraient en faire un nouveau magasin. Finalement, deux jeunes souhaitent tenter l’aventure de l’horlogerie et font le pari d’en faire la digne succession de Monsieur Rovere.

Ils entreprennent des travaux de rénovation pour consolider les poutres, donnent un coup de neuf en repeignant les murs. De récentes vitrines en plastique remplacent les vieilles en bois, le comptoir est détruit pour faire passer des fils électriques. À l’intérieur, ils découvrent de nombreux carnets de dessins, remplis de croquis sur des petits êtres réparant des horloges, portant des boulons, mangeant du pain ou encore sautillant de joie. Les esquisses sont toutes signées de la main de l’ancien propriétaire et les décors ressemblent à la boutique. Le couple de jeunes a beau chercher dans tous les recoins, ils ne trouvent rien qui prouve l’existence de ces fascinants personnages.

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Zlaw
Posté le 14/06/2020
C'est triste, cette histoire. Qu'est-il advenu des petits êtres ? Est-ce qu'ils ont su trouver un nouveau logis ? Est-ce qu'ils sont partis avant de se faire déloger de force par les travaux de rénovation ?

J'ai curieusement commencé à lire en m'attendant à un tournure funeste. Les premières descriptions sont somme toute réalistes, donc on cherche avec une certaine impatience la pointe de 'magie' qui va faire entrer la nouvelle dans le registre du fantastique. Et je ne sais pas pourquoi, j''étais plutôt dans l'anticipation de quelque chose d'un peu glauque. Sans doute le caractère un peu mystérieux des horloges et du vieil horloger.

Mais très vite ça part dans le féérique, et c'est une très bonne surprise. On a presque la danse de la fée dragée dans la tête en s'imaginant les minuscules individus qui vivent cachés dans les recoins. J'ai adoré leur petit logis décoré avec des objets qui seraient surdimensionnés pour eux dans leur usage premier, mais font l'affaire une fois reconvertis. Ils dégagent une atmosphère feutrée très agréable.

Et puis a commencé à venir la chute, et j'ai eu les yeux humides, quand même. Jusqu'au bout j'ai eu l'espoir qu'il se passe quelque chose de magique pour Monsieur Rovere. Enfin, encore plus magique que ce qui lui est arrivé réellement. Je me console en me disant qu'il a pu voir ses amis de l'ombre avant de mourir, et qu'il a retrouvé sa défunte épouse, effectivement. Mais comme je l'ai dit en début de commentaire, je m'inquiète beaucoup pour ses petits associés invisibles. Je suis contente qu'ils n'aient pas été découverts et persécutés. Je me suis demandé si quelqu'un d'autre allait réussir à les 'apprivoiser' (à défaut d'un meilleur terme). Mais finalement leur sorte reste un mystère, tout comme leur existence.

Une très jolie histoire pleine d'émotions, vraiment. =)
Ptite Faucheuse
Posté le 14/06/2020
Bonjour, merci beaucoup pour l'avoir lue et d'avoir laissé ce commentaire ! J'avouerais que c'est ma première "vraie" nouvelle.

Effectivement, c'est assez mélancolique ! Je laisse libre court à l'imagination des lecteurs concernant les petits êtres (à quoi ressemblent-ils, étaient-ils imaginaires ou non, sont-ils partis ou tout simplement invisible aux yeux des nouveaux propriétaires ?) J'ai personnellement une fin bien précise dans ma tête, mais j'avais envie de laisser le lecteur se faire sa propre idée.

Peut-être le début a fait peur au vu de mon pseudo et de mon roman en cours ahah
Je suis vraiment heureuse si j'ai réussi à vous procurer des émotions avec mon histoire, si courte soit-elle !!

Merci beaucoup pour ce commentaire, ça me fait vraiment plaisir ! A bientôt !
Zlaw
Posté le 14/06/2020
À titre informatif, je me suis imaginé les petits êtres comme des humanoïdes sans contours. Des espèces de petits bonhommes en traits, si on veut, mais un peu plus replets quand même. En terme de proportions, un peu comme les pantins de bois qu'on utilise pour... je ne sais pas pour quoi on les utilise, d'ailleurs, ces pantins articulés. Avoir des références de poses quand on dessine ? Bref, un peu comme des ombres ou des silhouettes, avec un relief difficile à voir du fait de leur couleur noire uniforme. Et justement des bords un peu flous, fluctuants, comme des dessins qui auraient pris vie. Sans visage mais expressifs malgré tout. Si ça fait sens.
Ptite Faucheuse
Posté le 14/06/2020
Les pantins articulés, c'est bien pour le dessin ahah
Les petits êtres, c'est volontairement peu décrit aussi, pour que chacun puisse imaginer ce qu'il veut :) Des petits lutins, des humains miniatures, des êtres flous ... ;D
Vous lisez