Berlin – 2117 – Jour 1
Ça fait déjà plusieurs mois que je le vois traîner ses guêtres dans mon quartier, la main tendue, les dents noires et de travers, l’œil alerte, pourtant, comme s'il ne collectait pas ces quelques pièces pour boire ou se défoncer. Chose bien improbable d'ailleurs... dans mon Berlin, un peu trop propre, bien aseptisé, maintenant qu'ils se sont débarrassés des squats, des artistes et des danseurs pour les parquer dans l'Autre Ville, le Berlin 2.0, pas besoin de faire la manche quand on est un clochard, il suffit de lever les yeux (et les bras).
De là où je suis, depuis la fenêtre de mon bureau, je peux voir au moins 7 bouteilles posées sur les murs et les appuis de fenêtres. Autant de richesse en verre à recycler, qui dans n'importe quel point de collecte lui permettrait de convertir les carcasses vides en produits de première nécessité. En nourriture même. Alors, non, vraiment pas besoin de mendier.
Sauf si c'est pour acheter des choses illicites. N'est ce pas ? Ou mauvaise pour la santé. Comme l'alcool. Le recyclage de nos bouteilles ne donne pas de bons pour acheter de l'alcool.
Et pourtant, il a vraiment l’œil vif mon clochard.
Le sourire un peu gouailleur même, quand il aborde Mme Poussette (je n'ai jamais su son nom. Dans le quartier, on ne se parle pas quand on se croise le matin. Pas même un bonjour. Elle, tout ce que j'en sais, c'est qu'elle passe tous les jours à 10h, avec sa poussette et entre 4 et 6 gamins accrochés à ses pompes. Une nounou probablement. Et tous les matins, il l'aborde. Il doit être le seul du quartier à lui parler) qui s'est faite belle aujourd'hui. Probablement pour un galant du parc. Ils échangent quelques mots, les moutards les regardent avec l'air ahuris qu'on tous les enfants avant 6 ans, cet air que beaucoup trouvent mignon et que moi je trouve un peu répugnant : comme si la lumière de l'intelligence avait oublié de briller derrière leurs yeux.
Elle lui donne toujours quelques pièces, Mme Poussette, ce que je trouve franchement déplacé. Nourrir le vice devant des gosses... faudrait que quelqu'un en parle à ses employeurs... dehors, le clochard semble raconter quelque choses, il fait de grands gestes, s'accroupit, prend les enfants à parti, les fait rire.
Un vrai personnage de cirque.
Révoltant.
Mon ordinateur sonne depuis deux bonnes minutes sous l'arrivée en avalanche de mails – probablement urgents, comme toujours – et je décroche mes yeux du spectacle désolant de la jeunesse sans avenir.
Parce qu'il a pas 20 ans, ma cloche.
Et une lumière vive dans le regard.
Quand je relève le mien de mon écran, il est partit, et la nuit à pris sa place. Je m'étire à m'en faire péter les lombaires, le dos cassé par des heures à répondre à des abrutis dont le principal problème semble finalement être eux-même. Une légende de l'internet dit que la plupart du temps, l'origine d'un appareil défectueux se situe entre la chaise et le dit appareil. Rien de plus vrai ici, où nombre des réclamations que je reçois ne sont au final que le résultat d'une mauvaise lecture – voire de l'absence de lecture – des consignes.
Deux clics et un bouton enfoncé plus tard, mon ordi dors jusqu'à demain, et moi je sui slibre de traîner mes basques jusqu'au métro aérien pour rentrer chez moi prendre une douche et ressortir. Rien de plus agréable après une longue et chiante journée de travail que de pouvoir flâner dans des rues propres et s'oublier dans la première boîte venue, avec des inconnus qui deviendront forcément des copains l'alcool aidant, et qu'on aura oublié dès la gueule de bois passée.
Écrasé sur un siège, je regarde défiler le décors sans le voir, mes écouteurs sur les oreilles, la musique à fond pour noyer le bruit du flot d'humanité qui sort en même temps que moi. Et brusquement... la main. Dans mon champ de vision. Crade. À tout le moins. Gantée d'une mitaine qui aurait plus que besoin de passer à la machine (avec le reste de son propriétaire d'ailleurs) puis entre les mains d'une bonne couturière, pour en rattraper les trous.
Machinalement, je la tape, assaisonné d'un « dégage » comme je sais bien les faire : ni trop agressif, ni trop gentil, plutôt blasé. Le genre de mot qui les décourage en général d'insister. Mais là, la main revient. Pénible.
Je détourne les yeux de la vitre.
- J'ai dis dég'age.
Mon infime hésitation ne lui à pas échappé, à ma cloche, qui me regarde en souriant de toutes ses dents de traviole, la main toujours légèrement tendue, une étincelle au coin des yeux, comme s'il savait que régulièrement je l'observe, derrière ma paroi de verre. Et bizarrement, ça m'énerve.
Du coup je deviens l'un des nombreux cons qui peuplent ces rames.
Et je le frappe.
Un bon coup dans le genou. PAN. Le genre de kick qui couche en général les gens sur place et les laisse sidéré, hébétés, et avec un putain de genou cassé.
Je ne sais pas trop si mon coup à porté ou non, l'autre s'est reculé, et c'est mon arrêt. Je descend sans un regard en arrière.
Comme la dizaine de cons qui descend derrière moi.
Putain je déteste ma vie...
Berlin – 2117 – Jour 12
Ces derniers temps, je ne l'ai pas de lever les yeux vers 10h, pour voir passer Madame Poussette et ses mioches, ou même pour voir si la cloche est là, boitant bas sur un genou déboîté par mes soins. Je me sens merdeux depuis ce jour, bizarrement. Alors que je ne devrais pas. J'ai le net souvenir de gens applaudissant mon coup de pied, et l'intime certitude que n'importe qui en aurait fait autant : on ne supporte pas les gens qui viennent nous voler notre argent pour s'en jeter un derrière le col, ou pour se piquer le bras, alors qu'on leur offre déjà de quoi manger, se soigner et s'habiller, en laissant nos bouteilles intactes et accessibles. Mais non, c'est jamais assez. Faut toujours qu'ils en demandent plus ! Et même si je sais que ma colère est justifiée, qu'elle est même validée par l'ensemble de la communauté bien pensante de ma ville, ben je me sens merdeux. Impossible de me défaire de cette sensation.
Sensation qui revient dès que je me repasse la scène, autant vous dire souvent ces derniers temps, et mon travail en pâti. Ce qui m'agace d'ailleurs. Mais genre. Vraiment. Je suis patient avec personne – déjà que je suis pas réputé le plus doux du service – et la moindre connerie me fait monter dans les tours.
Bref, j'ai besoin d'une pause.
Je finis ce putain de programme et je me casse, direction, la maison. Pas de sortie ce soir, pas de copains d'une nuit, juste moi, mon café, un bon films ou mieux encore, un billet d'avion et un weekend loin de tous ces connards. Loin de moi surtout. Deux jours à ne pas croiser ma tronche dans un miroir et à oublier que sur l'échelle des enfoirés, eh bien ma foi, je ne suis pas le plus mal placé. Et de loin.
Veste.
Clefs.
Départ sans un bonsoir ni rien, porte qui claque et museau dehors, dans la pluie qui crache des morceaux de printemps pas tout à fait mûr. Bizarrement il fait jour, je suis parti assez tôt pour profiter des dernières lueurs, moi qui ne part d'habitude qu'à la nuit tombée, et quand j'entre dans le métro, la ville m'apparaît comme pour une première fois, presque jolie dans la lumière rasante et le crachin qui, jusqu'il y a quelques secondes, me donnait envie de pousser tous les jurons de mon répertoire.
De toutes façons, ces derniers jours, je sais faire que ça, jurer.
Alors que le tortillard avance laborieusement dans son tour de la ville, je me retrouve à le fixer. Il est là, ma cloche, assit à l'autre bout du wagon, son regard d'habitude vif perdu dans le vide, probablement dans une quelconque rêverie hallucinée, drogue ou alcool. Les deux, sûrement. Et voilà que me vient l'envie de lui apprendre à vivre, de passer mes nerfs et ma frustration sur sa belle gueule de clodo d'à peine 20 ans qui gâche sa vie et celle des autres en mendiant dans la rue, alors que tellement de boulots sont possibles !
Le temps que la décision s'arrête, que je me lève et m'affirme, le tortillard s'est arrêté lui aussi, et l'autre descend. J'ai a peine le temps de me jeter sur le quais pour le suivre, coincé dans la queue qui s'enfile sur les bords, lui pas ralenti par la foule pour deux sous : faut dire que quand on refoule la crasse, en général, les gens s'attardent pas devant vot' gueule, ils ont plutôt tendance à se pousser de votre chemin. Et vite.
A force de bousculer de la masse, à pousser du péon, à me faire insulter et à retourner injures pour injures, je finis par quitter la petite gare, l'ayant presque perdu de vu, ayant totalement égaré mon envie de violence dans la foule. Le métro s'éloigne déjà, à cette heure, le prochain ne vas pas passer tout de suite, et le quartier, à défaut d'être agréable, est curieux : c'est l'un de ces vieux endroits qu'on a tenté, il y a longtemps, de réhabiliter pour le rendre attractif, sans succès. Des immeubles bas, des rues larges aux arbres en train de crever, quelques parcs... rien de bien terrible. Mais les loyers sont bas. Peut-être que c'est pour ça que la cloche s'arrête ici, son squat doit pas se trouver si loin...
Marchant un peu au hasard, j'ai la surprise de repérer son manteau devant une boutique, il semble hésiter à entrer, faisant bouger quelque chose dans ses mains, probablement les pièces gagnées pendant la journée.
Ma colère revient.
Putain de parasite.
Mes pas s'accélèrent.
Il entre dans la boutique, j'en enfonce la porte et...
Reste comme un con figé sur place.
Des... des livres.
Que des livres.
Partout.
Entassés sous et sur les tables, dans les étagères, jusqu'au plafond. Des VRAIS livres. Avec une couverture en dure et des vraies pages. Un sacré gâchis de bois et de forêts, survivants d'une époque où on criait après le réchauffement climatique, mais qu'on acceptait d'abattre des centaines d'arbres pour faire des pages sur lesquelles seraient écrites des histoires fausses. Rien que leur présence me fait un choc, m’écœure et me fascine à la fois.
Aujourd'hui, les « histoires de fiction » n'ont droit de cité que sur le Réseau (et encore, que sur des forums dédiés, fermés, et soumis à des règles strictes, comme celles de l'âge : leur lecture est interdite aux moins de 40 ans), et les livres, les vrais, sont réservés à quelques occurrences, à des ouvrages rares ou sacrés. Et toujours en papier recyclé, jamais en... vrai papier, comme là. Le reste, c'est de l'utilitaire.
J'ose à peine les toucher du bout des doigts. Bizarrement ça me paraît sacrilège.
Et pas pour la planète.
Non non.
Parce que ce sont des livres.
Plus loin dans la boutique, j'entends des gens qui s'agitent, des voix, des objets qui cognent les un contre les autres avec un son aiguë, et en m'approchant un peu de plus près, je découvre avec horreur que la seconde partie des lieux est pleine.
Pleine de gens.
Pleines de clochards, de mémères, de papys, de gamins, de jeunes, de maman... pleine de gens qui sont assit les un à côté des autres, en silence ou en parlant doucement, en solitaire ou en grappe, mais tous, tous avec un livre ouvert sur les genoux ou dans les mains, en train de les lire comme s'ils n'avaient pas la mort de la planète étalée devant leurs yeux.
- Vous désirez quelque chose ?
J'ai fais un bond comme j'en avais pas fait depuis le collège, quand on joue stupidement à se faire peur dans les couloirs. Vous savez, le grand abrutit qui vient vous faire « BOUH » a l'oreille et qui ricane avec ses potes pendant que vous vous avez le palpitant qui vient brusquement de décider que vous avez couru un 100 mètres. Bah pareil.
Un... truc... est apparu a côté de moi.
Homme. Femme. Je sais pas. Cheveux longs, brun, en vague sur les épaules, visage fin, tout en angle, regard sombre, plus grand que moi.
L'intensité avec laquelle il / elle me dévisage me fait peur, et je m'enfuis. Comme ça. Simplement. En bousculant les livres et ma cloche qui vient de sortir d'un rayonnage, le regard luisant et le sourire aux lèvres, avec un bouquin non identifié dans la main.
J'ai l'impression d'avoir touché du doigt quelque chose de sale, comme si j'avais plongé les yeux dans un cercle vicieux de l'enfer.
La nuit suivante, je dors mal.
Berlin – 2117 – Jour 21
Et pas que la suivante.
Celle d'après aussi.
Et encore après.
Et toutes les autres. Je dors mal et je me retourne dans mon lit une place, dans la chambre anonyme d'un appartement anonyme. J'ai jamais pris le temps de décorer. Ma mission ici ne doit durer qu'un an de toutes façons, pas de quoi se fendre de rendre les lieux familiers. J'y viens pour décuver et dormir, parfois dans l'autre sens, rarement accompagné, toujours au petit matin.
Mais voilà, je ne sort plus.
Ces derniers temps, à peine l'ordi coupé, je quitte le bureau pour venir me perdre de nouveau dans ce quartier. Nerveux, je passe et repasse devant la boutique en me demandant ce que je devrais faire : ne faut-il pas dénoncer ce genre d'activités ? Mes recherches en ligne ne m'ont rien appris sur le sujet, apparemment, il est légal de posséder des vieux livres tant qu'on ne les vends pas, ou qu'on ne produit pas de copie. Au début, ça m'a semblé du pain béni, après tout, c'est une boutique qui vends des livres non ? Dénonçons ! Oui mais après y être retourné – par bonté d'âme, hein, pour les prévenir de fermer avant que je ne leur envoie la maréchaussée – j'ai vu le panneau sur la vitrine.
« Ici, livres en location.
Lecture au pourcentage.
Voir modalités a l'intérieur. »
Pas de vente donc.
Chier.
Et beaucoup de gens qui viennent alimenter ce commerce maudit, contre productif et à moitié légal. De tous genres et de tous poils. Et souvent, quand j'arrive, ma cloche est en train d'entrer. Il dilapide l'argent mendié dans la journée en... en lecture. D'histoires fausses. De récits stupides. Comment pouvait-on raconter (et pire, prendre du plaisir à découvrir!) des histoires qui n'avaient rien de réel ? Dont le contenu n’apprenait rien à personne ? Et pire... comment pouvait-on aller y perdre du temps en tant qu'adulte ? Et y emmener des enfants ?!
Parce qu'il y en avait, des enfants, accrochés aux jupes de leurs mères, impatients, excités, demandant la suite d'histoires non homologuées par le ministère de l'Education, parlant de choses dont je n'avais pas la moindre idée de ce que ça pouvait être, ni la moindre possibilité d'en découvrir la signification : très souvent, le résultat de mes recherches sur le Réseau se résumaient à des fenêtres vides, et plus récemment, par un rappel discret de ma hiérarchie comme quoi je n'avais pas vu le Psy de Service depuis longtemps.
Une petite mise à jour s'imposait.
Putain de monde de merde.
Je fais des recherches pour le bien commun, et on me soupçonne d'être fou...
- Allez-vous finir par rentrer ?
L'homme-femme se tient sur le pas de la porte, ses mains tranquillement croisées sur une canne à gros pommeau, une bague bleue scintillant doucement à son doigt. Même sa voix est asexuée, un peu basse, un peu aiguë, impossible de mettre un sexe sur le personnage.
Et ça m'énerve.
Encore.
- Non.
- Alors dégagez du pas de ma porte (iel a un mouvement de la main, comme pour chasser un pigeon collant. Et le pigeon, c'est moi) vous embêtez mes clients.
- Vous vendez des livres ! C'est illégal.
Iel tape le sol du bout de sa canne, visiblement agacé-e.
- Je vends du temps jeune homme. Seulement du temps. Maintenant, si vous ne souhaitez pas que d'autres courriers vous rappelant d'aller voir les Autorités Mentales Compétentes arrivent dans votre boîte aux lettres, je vous conseille de quitter les lieux.
Ce que je fais. La peur au ventre.
Il a raison pour les mails.
Mais comment le sait-il ?...
Berlin – 2117 – Jour 30
Cela fait des jours qe je bosse comme un acharné. Surtout le matin, entre 6h et 11h. Surtout depuis que j'ai compris ce que faisait mon clochard, avec Madame Poussette.
Il racontait des histoires...
Les histoires lues, dans cette étrange boutique, il les racontait à Madame Poussette et aux enfants, en échange de quelques pièces pour sa prochaine dose, corrompant les jeunes esprits avec la drogue étrange qu'est la fiction, leur pourrissant la tête de fadaises qui les amèneraient à poser des questions, à questionner l'ordre établit, à devenir des dissidents... c'est un acte terroriste à grande échelle contre lequel je ne peux rien faire.
Mes messages d'alerte ont été ignorés par ma hiérarchie, qui pourrait croire qu'une bande de vieux, de femmes et de gosses, de clochards et de marginaux, pourrait sérieusement représenter un danger, simplement parce qu'ils « racontent » ?
Mais moi je les voit faire.
Tous les jours.
Je vois les gamins s'arrêter en cours de route pour lever la tête et regarder le ciel. Je les vois poser des questions, montrer des choses du doigts, s'écarter de la poussette. Autant de choses qu'ils ne faisaient pas avant de le rencontrer, j'en suis sûr !
Et lui il me regarde.
A chaque fois, après chaque histoire.
Il me regarde.
Alors je ne redresse plus la tête. De toutes façons, je ne parle plus à personne. Plus depuis que j'ai dû voir le Psy de Service en urgence, à cause de ce qu'ils pensaient que je faisais. On a baissé mon salaire aussi, à cause d'un potentiel de dissident, et mon patron à écourté ma mission.
Tant mieux.
Faut que je me casse de cette ville.
De son univers toxique.
De mon envie de retourner dans le quartier où se trouve la location de livres.
Je pars demain.
Alors...
La porte possède une clochette que je n'avais pas remarqué la première fois. Elle tinte doucement, juste assez fort pour prévenir d'une arrivée, pas assez pour déranger les lecteurs.
Iel lève à peine le nez de son livre, installé-e derrière un comptoir que je n'avais pas vu non plus, la canne appuyée contre le bois, un haut de forme placé sur le porte-manteau derrière son dos. Pas un mouvement de sourcil ou de lèvre en me reconnaissant.
- Plaît-il ?
Je m'approche, nerveux comme un chat, prêt à décamper.
- Je pars demain.
- Grand bien nous fasse.
- Je suis venu lire.
Ah. Une réaction, de la surprise peut-être. Ou du moins, un arrêt infime dans le mouvement pour tourner sa page.
- Combien avez-vous ?
- Pardon ?
- Combien avez-vous.
Oh, bien sûr... paiement d'abord. Je sort ma carte, et iel me jette un regard glacé dans lequel flotte autant de dédain que de dégoût.
- Bien entendu. Je ne prend que les pièces.
- Quoi ?
Le livre se retrouve posé sur la table, un signet dépassant de ses pages là où j'ai interrompu la lecture. L'autre paraît un poil agacé.
- Je. Ne. Prend. Que. Les. Pièces. (on dirait qu'iel parle à un demeuré, mais étrangement, je n'arrive pas à m'énerver de ses paroles) Croyiez-vous sincèrement qu'un lieu tel que celui-ci serait relié au Réseau ? Allez me chercher des pièces, et revenez plus tard.
- Mais...
- PLUS TARD.
Le cri m'a surpris, j'ai fais un bond en arrière, et me voilà sur le quais de la gare, sonné, sans avoir la moindre idée de comment je me suis retrouvé là. Je vois une lueur inquiète dans les yeux des passants que je frôle. Ils doivent se demander si j'ai bu. En vrai, j'ai la tête lourde. Je me laisse choir sur un banc et médite.
C'est facile de se procurer des pièces.
Suffit d'aller retirer le montant autorisé par jour, de casser le billet obtenu, et d'empocher la monnaie.
Facile oui.
Suffit d'aller acheter un café.
Et de revenir.
Berlin – 2117 – Jour 47
Je suis seul.
Comme souvent ces derniers temps.
Je viens la nuit. C'est quand même ouvert. Yiel, puisque c'est son nom, ne verrouille jamais la porte. Iel est toujours là, derrière son comptoir avec son thé, en train de lire d'obscure bouquins de mathématiques ou de philosophie, les mêmes que ceux qu'on pourrait trouver sur le Réseau, étrangement, mais pour lesquels iel se passionne. Des vieux trucs poussiéreux même pas capable de se mettre à jour tout seuls.
Et pourtant.
J’erre dans la boutique, les pièces cachées dans la poche intérieure de ma veste. Je touche les couvertures sans parvenir à me décider.
Parfois, ma cloche vient. Il ne me regarde pas. M'ignore. Prend toujours des livres pour enfants. Des trucs avec des dragons, des magiciens, des vaisseaux qui voyagent dans l'espaces.
Des absurdités.
Il paie son pourcentage de lecture, jamais tout d'un coup, c'est compliqué pour lui d'obtenir suffisamment de pièces pour louer tout un livre. Mais en même temps, c'est plus facile comme ça de se souvenir exactement de toute l'histoire. De ce qu'il doit répéter, et comment le faire.
Ils font tous comme ça.
Moi, j'ai loué mon premier livre ce soir.
Je trouve ça désagréable.
Les caractères sont petits, illisibles parfois, le papier craque, il pue aussi. La sensation sous les doigts est juste... bizarre. Comme si l'on touchait du pas propre.
Mais je n'arrive pas à m'arrêter.
Il faut que Yiel me tape sur les doigts pour que j'interrompe ma lecture.
J'ai atteins la page limite pour laquelle j'ai payé. 20% du prix d'origine. Agacé, je repousse la main et lui passe d'autres pièces.
Je ne comprends pas.
Pourquoi ai-je envie de savoir ce qui leur arrive ?
Ces personnages n'existent pas.
La planète sur laquelle ils sont n'existe pas.
Leurs VIES n'existent pas.
Et pourtant...
Pourtant...
Berlin – 2117 – Jour 67
Je suis tiré de mon sommeil par un rire.
Dans la rue, une femme passe en tirant une chariote. Derrière elle une bande d'ado fait l'imbécile. Ils me jettent un regard dégoûté sur leur passage.
J'ai mal au dos.
Ça fait des semaines que je n'ai pas dormi dans un vrai lit.
Ou peut-être des jours.
J'en sais rien.
Je passe mes nuits dans la boutique. Mon patron m'a signifié que j'étais en arrêt. Et depuis quelques jours, je ne reçois plus rien sur mon compte en banque.
C'est pas grave.
J'ai encore de quoi lire.
J'ai encore de quoi louer.
Il suffit de retirer le montant autorisé et d'aller casser le billet pour empocher la monnaie. Un café c'est parfait. Ça tient au ventre et ça fait plein de pièces.
Yiel les prend sans rien dire.
Récemment, il m'a présenté à ma cloche. Qui s'appelle Nicolaï. Il connaît les meilleurs endroits pour raconter les histoires, transmettre et prendre de l'argent aux gens.
Mais j'en ai pas besoin.
Non.
Pas encore.
Je quitte mon banc en grognant, j'ai besoin de m'étirer à m'en faire péter les lombaires. D'une douche aussi, vu l'odeur. Mais ça coûte cher les douches. Comme les appartements. Heureusement que les gens posent leurs bouteilles en hauteur, c'est plus facile pour les récolter et les recycler. Ça fait économiser de l'argent pour les essentiels.
Je m'ébroue et part d'un pas tranquille. Il fait beau. Ou du moins pas trop moche.
J'ai du temps devant moi.
Le temps d'un café, pour la monnaie.
Ensuite j'irai récolter quelques bouteilles, et je retournerai à la boutique.
Pour comprendre.
Pour faire mon enquête et trouver.
Trouver pourquoi les gens sont aussi fascinés par ces histoires fausses. Quelles sont les motivations de Yiel et de son armées de personnes bizarres qui racontent des mensonges. Qui rient en parcourant des cadavres d'arbres morts sur lesquels quelqu'un à perdu du temps à transcrire des récits de choses n'ayant jamais existé. De personnes n'ayant jamais respiré. De fait qui n'arriveront jamais.
Pour finir encore une de ces fausses biographies farfelues.
Pour comprendre.
Oui.
Juste pour comprendre.
Rien de plus.
- Monsieur ?
Comprendre et faire mon rapport aux Autorités Mentales Compétentes. Pour qu'ils cessent de me croire fou, pour me venger de tous ceux qui pensent que j'ai perdu la tête !
- Monsieur ?
Alors je pourrais faire fermer cette foutue boutique.
- Monsieur !
Peindre une expression sur la face toujours neutre de cet abruti-e de Yiel.
Et les cesser de...
Une main passe dans mon champ de vision, fine et manucurée. Je sursaute.
C'est une femme. Menue. Pas vraiment jolie. Mais avec un sourire et pas trop de dégoût dans le regard.
- Vous avez besoin de quelque chose ?
Je la regarde, perdu, incapable de répondre. Elle recommence, en détachant bien chacun de ses mots.
- Est-ce que vous avez besoin de quelque chose ?
Je cligne des paupières.
- De monnaie.
Elle bat des cils, surprise. Peut-être par la réponse, plus sûrement par l'odeur de mon halène. J'ai beau avoir des bons pour acheter des nécessaires de toilette, je me suis pas lavé les dents depuis des jours...
- Vous ne voulez pas plutôt de la nourriture ? Ou un café ? Une couverture peut-être, il commence à faire froid avec l'hiver qui arrive.
L'hiver ?
Depuis quand c'est l'hiver ?
Bah je m'en fout.
Yiel chauffera sûrement sa boutique, pas question de laisser l'humidité abîmer ses précieux livres.
- Nan. C'est d'la monnaie dont j'ai besoin.
- Jeune homme, vous ne devriez pas... ça n'est pas une solution vous savez...
Je met un temps à comprendre. Elle crois que je me drogue. Grognasse. Je me drogue pas. J'en ai pas besoin ! Me levant, je la repousse, elle me gène et m'énerve.
- C'est bon vous fatiguez pas. J'ai pas besoin de votre charité de toutes façons.
- Mais enfin...
- J'ai pas b'soin je vous dis !
Et je la dépasse, passe devant Madame Poussette sans même la capter, me fait rattraper par le bras. Elle me sourit. Elle est belle, en fait, sous ses boucles en désordre, avec ses chiards collés aux basques et sa bouche un peu tordue.
- Jeune homme ? Vous avez besoin de monnaie ?
- Ouais...
D'un geste doux, elle me désigne un banc.
- Alors venez me raconter une histoire...
- Comment ? ... J'ai pas besoin...
- Juste pour cette fois, faites moi plaisir...
- Je peux pas, j'ai...
- S'il vous plaît ? Pour votre enquête. Vous avez besoin d'expériences n'est ce pas ? Et de noms de dissidents.
Comment sait-elle ? Est-ce que c'est important ? Non... non ça ne l'est pas. Pas vraiment.
- Oui. Oui !
- Alors venez, venez avec moi, et racontez. Ainsi vous me prendrez en flagrant délit d'écoute n'est-ce pas ?
Elle a raison.
Elle a parfaitement raison.
Et puis ça me fera quand même un peu de monnaie. Et je pourrais étudier de plus près l'effet des histoires que les gens. Des mensonges.
Ensuite je pourrais retourner dans la boutique.
Pour lire.
Pour comprendre.
Pas par plaisir.
Non. Pas par plaisir.
Berlin – 2118 – Jour 1
Depuis mon nouveau bureau j'ai une bonne vue sur la rue, dans ce quartier grouillant d'activité où personne ne s'adresse beaucoup la parole. Il paraît que l'homme qui occupait cette pièce avant moi était un sacré connard dont on à plus de nouvelles depuis près d'un an. Le genre à ne parler à personne, à snober la machine à café, à ne pas rendre ses rapports à temps et à ramener une fille différente tous les soirs.
Tant mieux. Je n'ai pas envie de m'embarasser de personnes comme ça dans ma vie.
Et puis le bureau est top, mieux que celui qui m'étais normalement réservé : de là, je peux voir passer les gens quand je prends une pause.
J'apprécie de la faire vers 9h30. En général, le temps que mon café au lait soit prêt, que je finisse de papoter avec les filles du secrétariat et que je remonte, il est 10h et je peux prendre le temps d'observer le passage d'une femme avec sa poussette et toujours entre 4 à 6 gamins accrochés à ses jupes.
Une nounou probablement.
En général, peu de temps après son arrivée, elle se fait aborder par deux sans abris. L'un n'a pas la vingtaine, l'autre paraît plus vieux, quarante ans peut-être, pas bien plus. Ils viennent probablement mendier une pièce, pour la drogue ou l'alcool, et pourtant, ils ont l’œil plutôt vif pour des gens dépendants – et dieu sait que j'en ai vu un paquet dans les différentes villes où j'ai travaillé.
Ils discutent toujours en faisant de grands gestes, faisant rire les enfants.
Je les aimes bien, au fond.
Mais bon, je les ai quand même signalés.
Ils font un peu tâche dans la rue, et puis c'est mon devoir : on ne peux pas laisser circuler n'importe qui.
Et puis souvent, le plus vieux des deux regardes vers ma fenêtre, et je croise son regard.
Ça me met mal à l'aise.
Parce qu'au fond de ses yeux, j'ai l'impression de voir de la nostalgie. Et de la pitié.
N'importe quoi.
Il faut vraiment qu'ils s'en aillent.
Et moi que je réponde à mes mails.
J'aime beaucoup les personnages que tu développes, et surtout ce je grognon, méchant et qui se laisse embarquer malgré lui - on ne s'y attache pas vraiment pour autant, mais c'est amusant comme tous les autres personnages nous paraissent attachants malgré sa vision tronquée, et surtout comme on s'adoucit un peu envers lui en changeant de point de vue à la fin...
Un joli retournement aussi du point de vue sur la mendicité et la bien-pensance qu'elle éveille.
Bref, c'était super chouette, j'ai adoré, merci pour ce partage ^^
Toutes mes excuses pour le retard de réponse ! Je ne passe plus sur PA que deux fois par mois @_@
Je suis ravie que tu ai adoré ! °toute rouge°
Tu serai partie dans quelle direction avec cette idée ? Je serai curieuse de lire ça *O*
Ma première idée en lisant le chapeau a été un enfant qui économise sur son argent de poche pour aller chaque semaine découvrir un bout de livre - maintenant que j'y repense ça fait comme les feuilletons du XIXe/début XXe, ça pourrait être drôle d'avoir une juxtaposition d'expérience avec genre une arrière-grand-mère qui retrouve ses émois de jeunesse en le voyant faire ^^
Ah tu m'as donné envie maintenant XD
C'est ce que font certains des abonnés de Yiel =D
>.> mais je t'en prie ! Suis ton envie ! J'aimerai beaucoup lire ça !!
Je ferai peut-être ça à l'occasion ça me fera un exercice d'écriture ^^
\^o^/ j'espère avoir l'occasion de lire ça !
Wahou J adore
Plein d idées géniales, la boucle sans fin, les livres qu on loue, Yiel, les intrigues...
Ta plume est remarquable, ton style très fluide. Et tu dis que tu n es pas à l aise avec le JE?? Ce n est pas mon avis!
Tes dialogues sont tellement vivants, ton début, très accrocheur.
Juste ( mais c est mon petit avis à moi)
Dans le début de l histoire après :
Le sourire un peu gouailleur... Tu mets une parenthèse un peu longue, mais ça ne gène pas vraiment..
Ça n enleve rien du tout à la qualité de ton récit!
J ai vraiment passe un bon moment et en plus, c était gratuit :-D
Merci beaucoup pour ton commentaire ! (é///è) Surtout la partie sur l'écriture au "je"..
Je note pour la parenthèse @_@ je sais que j'ai tendance à faire des phrases à rallonge...
=D Par contre, ce que tu ne sais pas, c'est que Yiel est en route pour chez toi avec sa caisse portative histoire de te facturer la lecture de l'histoire ;p
Donc sur le fond ta nouvelle est très bien.
Sur la forme il y a quelques problèmes selon moi.
Tout d’abord il y a plusieurs phrases qui sont vraiment trop longues :
par exemple :
« dans mon Berlin, un peu trop propre […] il suffit de lever les yeux (et les bras). »
« Rien de plus agréable après une longue [ ...] et qu'on aura oublié dès la gueule de bois passée. »
« Le sourire un peu gouailleur même, quand il aborde Mme Poussette (je n'ai jamais su son nom. [...] du quartier à lui parler) qui s'est faite belle aujourd'hui. »
« Bizarrement il fait jour, [...] de pousser tous les jurons de mon répertoire. »
Il y a également des fautes d’orthographe (je n’ai pas tout relevé) :
les moutards les regardent avec l'air ahuris : ahuri
il est partit : parti
Mon infime hésitation ne lui à pas échappé : a pas
Je ne sais pas trop si mon coup à porté : a porté
un bon films : film
le grand abrutit : abruti
je ne sort plus. : sors
Mais moi je les voit faire : vois
le plus vieux des deux regardes vers ma fenêtre : regarde
Mais l’histoire est bien écrite malgré ces détails et elle est très intéressante, très chouette à lire !
Pour commencer, merci beaucoup pour ton commentaire et pour le relevé des fautes =) comme souvent, ce sont les accords qui pêchent ^^" ma grande Némésis =D j'ai beau faire attention... bref. Je corrigerais ça a l'occasion !
Ca me rassure un peu qu'on sente les changements chez le personnage. Comme je disais en intro, je ne suis pas du tout satisfaite de cette nouvelle qu'il faudrait que je reprenne un jour.... du coup ça fait plaisir de savoir qu'elle peut quand même plaire en l'état !
Pour la longueur des phrases, c'est voulu. Le personnage se perd lui-même dans ses longueurs, donc je pense que je ne reviendrai pas dessus, mais je note la remarque =) !
Encore merci ^o^/
La sécheresse du futur loueur de livre, qui s'ignore au départ, m'a un peu déroutée. Mais plus le personnage a évolué vers, puis dans, son "addiction", plus je me suis sentie moi même "accrochée" à l'histoire. j'ai trouvé le parallèle surprenant (pour moi) et vraiment réussi.
Pour le vampire amoureux, je crois que j'aurais bien aimé un peu plus de détail sur la partie "heureuse" de la relation, pour mon côté fleur bleue, je suppose, Mais j'ai des goût de midinette parfois. Mon avis sur les histoires d'amour n'est pas toujours à écouter.
A bientôt pour une autre lecture à louer!
Je note pour le côté développement de l'histoire concernant les Vampires ! ;) Ne doute jamais de ton goût fleur bleu ! C'est important d'en avoir !<br />Comme je développe un peu plus cette histoire dans "La Chute" je vais penser à m'attarder plus longuement sur ces passages et sur les développements des sentiments des deux protagonistes èoé/