Parler de plantes d’intérieur n’a pas de sens, nous n’avons besoin ni de toit ni de murs. Nous vivons à l’air libre. Au mieux, nous sommes notre propre gîte, sous lequel parfois les humains s’abritent. La maison de la petite famille Vaneyck fait figure d’exception, un refuge pour nous, du sol au plafond. Nous n’y sommes pas des plantes d’intérieur, ce sont eux qui vivent à travers nous. Jeff a appris à nous aimer. Sylvia est des nôtres.
— Joyeux anniversaire, ma chérie !
— Merci, papa !
Jeff venait de mettre sur pause le robot cuistot avant qu’il ne dépose le gâteau chargé de seize bougies devant sa fille. L’automate tangua et ses rouages grincèrent. Il n’était pas de dernière génération et l’atmosphère humide de la pièce qui favorisait la prolifération des mousses et des moisissures sur ses accessoires métalliques n’aidait pas la machine à rester en bon état. Le vieil homme tendit un petit paquet rectangulaire emballé dans du papier journal. D’accord, ce n’était pas très à la mode, mais il avait fait un effort. Sylvia ne bougea pas et son père, dont les doigts couverts d’écorces et de terre tremblaient, déposa le cadeau entre eux sur la table. Il toussa discrètement et observa son enfant par-derrière les verres épais de ses lunettes et les mèches de ses cheveux gris, entremêlés de feuilles de chêne.
— Tu ne l’ouvres pas ?
— Papa ! Quand est-ce que tu cesseras de m’offrir des livres ?
La jeune fille remit le robot en activité et les bougies s’allumèrent en même temps que les lumières de la cuisine baissaient d’intensité et que l’enceinte musicale lançait l’enregistrement de la voix de sa mère entonnant « joyeux anniversaire ». Sylvia dévisagea son père.
— Tu ne chantes pas avec elle ? Tu as toujours chanté avec elle.
Jeff toussa plus fort et sortit vivement son mouchoir pour essuyer ses lunettes. Sa fille se leva et diminua le volume sonore. Dans son souvenir, sa mère chantonnait toujours moins fort. Sylvia tournait le dos à son père. Le robot cuistot était en suspens, incapable de poursuivre sa routine et de découper des parts de gâteau tant que les bougies brûlaient encore.
— Cette fois, c’est différent, insista-t-il d’une voix plus chevrotante que d’habitude. Tu atteins ta majorité administrative et tu vas devoir valider ton choix d’études. Il me reste deux ou trois choses à t’enseigner pour que tu sois prête.
Sylvia fit volte-face.
— Je suis prête ! s’exclama-t-elle.
Elle empoigna plusieurs livres parmi tous ceux qui encombraient les rayonnages surchargeant les murs de la pièce, support idéal pour nos lianes et nos feuilles.
— Tu m'as déjà obligée à lire la moitié des livres de ta bibliothèque !
L’adolescente recouvrit le cadeau de son père sous une pile de bouquins de philosophie qu’elle claqua sur la table avec un peu trop de violence. Jeff s’empressa d’éloigner ses précieux ouvrages de la crème du dessert. Il saisit le paquet enveloppé de papier journal, la première page d’une ancienne revue scientifique évoquant ses recherches et ses succès passés, et l’agita sous le nez de sa fille.
— Celui-ci est différent, reprit-il avec plus d’assurance. Ce n’est pas moi qui l’ai écrit, certes. C’est « Utopia » de Thomas More.
Il avait déballé le livre et mis d’autorité dans les mains de sa fille qui le feuilleta distraitement.
— Papa ! C’est écrit trop petit !
— C’est souvent ce qui semble le plus petit qui s’avère le plus important ! Si tout le monde lisait les petits caractères avant d’acheter n’importe quoi, le monde se porterait beaucoup mieux !
— Et qu’est-ce que je suis censée acheter si je lis les petits caractères de ton bouquin ?
— Rien justement ! Tu apprendras que lire nous dispense d’acheter ce qui nous empêche de vivre.
— Arrête de parler par énigme ! Je ne comprends rien à ce que tu dis ! Alors, ça m’étonnerait que je comprenne quoi que ce soit à ce qui est écrit dans ce livre !
— Tu verras… ajouta-t-il avec un sourire entendu. J’y ai inclus une surprise qui t’est destinée, ma chérie.
Elle observa le vieux papier l’air dubitatif.
— Une surprise ?
— Je l’ai doté d’une appli réalité augmentée ! jubila-t-il.
— Papa !
Sylvia serrait les poings et rougissait.
— La réalité augmentée, c’est dépassé depuis longtemps ! grogna-t-elle entre ses dents. Aujourd’hui, tout le monde a des implants ! Pourquoi est-ce que je devrais me forcer à étudier toute seule alors que HuMo Smart existe ?
Jeff claqua du plat de la main sur la table. Les flammes des bougies vacillèrent.
— Ça suffit ! Où est donc passé ton esprit critique ? s’emporta-t-il. Pourquoi crois-tu que je te forme à réfléchir par toi-même depuis si longtemps ?
— Pour passer des examens…
— Exactement !
Sylvia recula à nouveau et coupa cette fois l’enceinte musicale qui, comme le robot cuistot, buggait et répétait la chanson maternelle en boucle.
— Papa, je veux être implantée.
— Jamais ! s’étouffa le vieil homme.
Jeff se leva et renversa sa chaise. Il était d’une pâleur cadavérique et pointait un doigt accusateur et tremblant vers la jeune fille rebelle qui se dressait face à lui.
— Plus aucune de mes copines ne continuera des études avec un implant, argumenta-t-elle en arpentant la pièce. Toutes les matières qu’on veut et les diplômes qui vont avec sont compris dans les forfaits éducatifs.
— Nous en avons déjà parlé !
— Et je me fous d’avoir le mini pack de départ, les jeux sensitifs et l’interconnexion illimitée, tu le sais. De toute façon, je joue déjà en cachette avec mes amies sur l'interface de ma tablette, tu t’en doutes depuis longtemps. Mais je veux être comme elles !
— Réfléchis bien, ma chérie.
— Papa, j’ai 16 ans, je peux enfin décider par moi-même.
— Tant que tu vis sous mon toit, tu es sous ma responsabilité, lâcha son père en s’écroulant sur sa chaise.
— Bientôt, je pourrai choisir seule !
— Ce serait une grave erreur si la loi sur les implants était modifiée !
— Et comment est-ce que tu vas empêcher ça ?
Jeff serrait les dents et le livre que sa fille avait abandonné sur la table.
— Rien ne remplacera jamais l’intelligence humaine. Tu as encore tellement à apprendre. J’ai encore tellement à te confier.
Elle se saisit du bouquin et le fourra dans sa poche sans un coup d'oeil pour la surprise que son père lui promettait.
— Je veux me connecter à HuMo, je veux avoir accès à tous les savoirs de Smart !
— Jamais tant que je vivrai, conclut-il d’un ton sans appel.
Sylvia le fusilla du regard, se rassit à sa place et souffla ses bougies. Le robot cuistot sortit de sa torpeur et découpa le gâteau dont il déposa une part devant le père et sa fille. Chacun hésitait sur la meilleure attitude à adopter et s’interrogeait sur les intentions de l’autre. Aucun ne toucha à sa cuillère, de la cire avait coulé sur la crème.
Notre sève bat au rythme des espoirs du père et de la fille. Les sentir s’affronter nous fait frissonner. Tant que nous vivons en commun, nous leur sommes attachées, notre sort leur est lié, bien plus qu’à n’importe quel autre être humain. Hormis Amélie, bien entendu. Nous comptons sur elle pour les réconcilier.
Tout d'abord, très joli jeu dans ton titre ! Hedera Helix/Humanis, j'imagine que le choix n'est pas anodin et suis très curieux de voir ou cette pépite d'imagination nous mène.
Je n'ai pas de commentaire à faire sur ton français, d'abord parce que n'étant pas en position de pouvoir le critiquer, mais également parce que ce qui me chiffonnait à été soulevé par Gaïa !
Reste donc à te dire que je me suis régalé de ce dialogue entre un père et sa fille, et surtout de cette distance, de ce décalage entre eux que tu rends si bien. Le choix du narrateur est évidemment intrigant et laisse tant de possibilités sur le plan des perceptions que je ne peux qu'en être enthousiasmé !
Je terminerais par une petite question (qui n'est aucunement une critique, plutôt une curiosité) :
Pourquoi choisir de marquer la distance, l'incompatibilité des aspirations des deux personnages à travers le dialogue direct, plutôt que par la description ou les actes au sein de la scène ?
Magnifique de recevoir un commentaire de quelqu'un qui connait le nom latin du lierre et qui a vu directement le jeu dans mon titre. Je ne dévoilerai rien de plus pour la suite ;-) Ceci dit, je pense que mon titre restera mystérieux pour la plupart de mes lecteurs et en particuliers pour les 15-18 auxquels ce récit s'adresse...
Il y a longtemps de ça, j'ai travaillé dans le théâtre pour la jeunesse, alors je crois que j'ai gardé ce goût pour les dialogues ! Pour la suite, je vais essayer de mettre en place le maximum d'actions pour que chaque personnage vive les conséquences de ses choix... et pour que les lecteurs ne s’ennuient pas !
Au plaisir de découvrir ce que tu vas penser de la suite !
Je ne sais pas sur quoi tu préférerais que j'oriente mon commentaire, alors je vais noter ce qui sonne faux à mon oreille surtout :
— "Il n’était pas de dernière génération et l’atmosphère humide de la pièce qui favorisait la prolifération des mousses et des moisissures sur ses accessoires métalliques n’aidait pas la machine à rester en bon état."
Ouf ! Laisse moi reprendre ma respiration. Cette phrase est un peu longue, je te conseille de la couper en deux. Au "et" peut-être ? Avec une virgule avant le "qui" puis "n'aidait" ?
— Attention à la surabondance de "et" pour faire la liaison entre deux faits qui se suivent ! En plus d'être répétitif, le "et" se prête mieux à ce qui se passe au même moment. Autant privilégier des "puis" ou d'autres tournures.
— "J’y ai inclus une surprise qui t’est destinée, ma chérie." Je trouve que le vocabulaire ne correspond pas à un langage parlé mais à de la narration. Est-ce voulu ?
Je trouve très intéressant le parti pris du narrateur plantes. Cela donne une impression presque étouffante je trouve, comme si un être pensant surveillait les personnages dans leur propre maison. En même temps, elles semblent dénuées de mauvaises intentions, ou même d'intentions tout court. J'ai hâte de voir comment ce choix de narration sera exploité.
C'est chouette que le propos du roman soit amené si vite (intelligence humaine versus intelligence artificielle) : ça fait un premier chapitre efficace. J'espère maintenant que le sujet sera bien traité, et pas de façon manichéenne. C'est la seule peur que j'ai, avec le père moralisateur et la fille sans arguments. Pour un sujet comme celui-ci, je m'attends à un discours solide venant d'un côté comme de l'autre.
Bref. Une bonne histoire en perspective, qui traite de sujets actuels. J'ai hâte de voir ce que ça va donner !
Mille mercis pour tes commentaires ! C'est précieux pour moi d'avoir un retour sur ce qui coince à la lecture ! Et je garde précieusement toutes les remarques sur le style, les répétitions, etc. pour l'étape de réécriture où je reviendrai sur chaque détail !
La question du narrateur plante est une idée qui m'est venue en dernière minute quand je peaufinais mon plan. Alors c'est un défi pour moi et je me laisse encore le temps de voir vers quoi je peux le faire évoluer ! Donc, je suis très preneur de retour de ce point de vue là pour la suite !
Enfin pour le thème, c'est posé d'emblée, puis j'espère ne pas en faire des tonnes. Ce que je cherche, c'est amener à la réflexion à travers des actions qui se complexifient et en traduisant ces grands propos dans l'intime des personnages. A voir si ça fonctionne sur la durée. Je croise les doigts et je bosse dur !
Je me réjouis déjà de tes prochains commentaires !
Ce que j'ai moins aimé :
- Nous n’y étions pas des plantes d’intérieur, ce sont eux qui vivaient à travers nous. ==> j'ai l'impression qu'il y a un problème sur la concordance des temps
- Jeff venait de mettre sur pause le robot cuistot avant qu’il ne dépose le gâteau chargé de seize bougies devant sa fille. ==> j'ai trouvé la phrase un peu dure à lire, peut-être qu'en changeant l'ordre des proposititions ça serait plus fluide
- Il n’était pas de dernière génération et l’atmosphère humide de la pièce qui favorisait la prolifération de nos mousses et de nos moisissures sur ses accessoires métalliques n’aidait pas la machine à rester en bon état. ==> même remarque, au début j'ai cru que les mousses proliféraient sur les accessoires métalliques ^^
- Dans son souvenir, sa mère chantonnait toujours moins fort. ==> si j'ai bien tout compris, ce sont les plantes qui racontent l'histoire, mais du coup comment savent-elles ce que Sylvia pense ?
- Chacun hésitait sur la meilleure attitude à adopter et s’interrogeait sur les intentions de l’autre. ==> même remarque
Mes phrases préférées :
* Sylvia ne bougea pas et son père, dont les doigts couverts d’écorces et de terre tremblaient, déposa le cadeau entre eux sur la table. ==> c'est peut-être la maman en moi qui parle, mais j'ai déjà des larmes aux yeux
* Le robot cuistot était en suspens, incapable de poursuivre sa routine et de découper des parts de gâteau tant que les bougies brûlaient encore. ==> ce concept mon plait !
* Il saisit le paquet enveloppé de papier journal, la première page d’une ancienne revue scientifique évoquant ses recherches et ses succès passés, et l’agita sous le nez de sa fille.
* Jeff serrait les dents et le livre que sa fille avait abandonné sur la table.
Remarques générales :
Pourquoi elle ne veut plus qu'il lui achète de livres ? Elle a l'air d'aimer la lecture si elle a déjà fini tous ceux de la bibliothèque.
Une partie du dialogue est très longue, avec peu d'incises ; c'est dommage (moi j'aime bien, je trouve que sinon ça s'enchaîne trop vite on a tendance à perdre le fil, mais ce n'est que mon avis)
A part ça, je suis assez intriguée. Je n'ai pas encore tout compris des enjeux du monde (pourquoi Sylvia est-elle "des leurs", qui est Amélie, pourquoi les plantes ont l'air si importantes dans ce monde et en quoi leur sort est-il lié à Sylvia et Jeff), mais j'imagine que le chapitre 2 va apporter des réponses à certaines de mes questions ! J'aimbe beaucoup le fait que l'histoire soit racontée par les plantes qui vivent dans la maison :) et j'ai adoré le robot cuisinier !
Mille mercis ! C'est précisément pour ce genre de retour direct, complet et constructif que j'adore PA !
Et déjà ça m'a permis de régler une idée par encore tout à fait assumée : la narration par les plantes ! (C'est cohérent qu'elles aient accès aux pensées de Sylvia et d'Amélie, mais je ne peux ni le dévoiler ni l'expliquer si tôt dans l'intrigue) Alors, j'ai fait un choix (et je vais éditer tout de suite cette version avec les modifications) : les plantes s'exprimeront à certains moments seulement, au présent (versus le passé simple de la narration) et je le signalerai par des italiques. On va voir ce que cette nouvelle tentative va donner !
Mille et un mercis aussi pour tous les autres détails si précis, je reviendrai dessus quand j'aurai accumulé plus de chapitres écrits et que je lancerai une phase de relecture ! Je garde tout ça au chaud, c'est précieux !
Et merci bonus pour tes phrases préférées, c'est chouette aussi de voir ce qui plait, ce qui fonctionne ! C'est sacrément encourageant !
A bientôt j'espère !
J'essaie de faire un commentaire comme j'aimerais en recevoir : les côtés négatif, c'est important pour s'améliorer, et les côtés positifs c'est important pour l'ego ;)