Le laboratoire de Jeff est notre vraie maison, une ancienne serre où il a installé ses instruments de scientifique et où nous avons proliféré au gré de ses expériences, de sa passion à notre égard et des bons soins de nos sœurs, Sylvia et Amélie. Elles seules savent la paix qui règne ici, la plénitude à vivre en notre compagnie.
Après la dispute avec son père, Sylvia vint se réfugier dans son laboratoire, comme après tout ce qui la contrariait dans la vie. Amélie l’accueillit d’un sourire complice.
— Bon anniversaire, ma grande.
La jeune fille ne répondit pas et entreprit aussitôt de détacher délicatement les feuilles séchées d’un Ficus benjamina qui peinait à trouver sa place au soleil et qui réclamait trop discrètement un peu d’attention.
Amélie était l’assistante du père et la confidente de la fille. Elle déposa les éprouvettes où germaient les dernières expériences en cours et vint s’asseoir près de Sylvia.
— Vous ne deviez pas souffler des bougies ?
— C’est fait.
Amélie n’avait pas besoin de plus pour comprendre que le goûter d’anniversaire entre père et fille ne s’était pas bien déroulé.
— Qu’est-ce qu’il t’a offert comme cadeau ?
— Comme d’habitude…
— Montre !
Sylvia sortit le livre un peu froissé de sa poche et tendit « Utopia » à Amélie.
— Et alors ?
— Je ne le lirai pas !
Amélie ouvrit le bouquin et passa sa main sur la première page. Une cellule photosensible grésilla et l’hologramme de Jeff apparut en dessous du titre, mélange d’images électroniques et de sa silhouette hirsute recouverte de terre et de feuillage.
« Bonjour, ma fille. Je te souhaite un joyeux anniversaire, commença-t-il de sa voix chevrotante. »
Sylvia se saisit du livre et en referma brusquement la couverture. L’hologramme disparut aussitôt et le message de son père s’interrompit.
— Il a peut-être quelque chose à te dire, suggéra Amélie.
— Il veut toujours que j’étudie la biologie.
— Ce serait super pour que tu puisses travailler avec nous au labo.
— Mais je ne veux pas travailler avec lui !
— Tu n’es pas bien ici ? insista Amélie. Tu passes tout ton temps libre au labo et tu es la meilleure d’entre nous pour prendre soin des plantes.
— Justement, j’en sais déjà assez ! Ce n’est pas ça que je veux faire !
— D’accord, je comprends, la rassura-t-elle. Alors, dis-moi, qu’est-ce que tu veux apprendre ?
— Je veux devenir avocate !
— Et est-ce que tu l’as dit à ton père ?
— Non…
Amélie sourit malicieusement.
— Pourquoi est-ce que tu n’as pas plaidé ta propre cause ?
Sylvia s’emporta et se leva avec de grands gestes, balançant « Utopia » à l’autre bout de la serre sous le feuillage dense d’Hedera hélix.
— Il ne m’écoutera pas, fulmina-t-elle. Il ne m’écoute jamais !
— Qu’est-ce qui te fait dire ça ?
— Il refuse toujours catégoriquement que je mette un implant !
— Tu veux vraiment un implant ? s’inquiéta Amélie, les sourcils froncés.
C’est le moment que choisit le chat, perturbé par les éclats et le ton de Sylvia, pour sauter de son perchoir et atterrir au milieu des instruments du laboratoire. Une des éprouvettes d’Amélie se renversa dans la manœuvre. La laborantine se précipita pour sauver ce qui pouvait encore l’être.
— Ah ! s’emporta-t-elle. Cet animal m’énerve !
Le félin avait poussé son museau contre la main de Sylvia et s’était écroulé en travers de la table, en s’étirant de tout son long sur le dos, les pattes en l’air, pour réclamer des caresses sur le ventre.
— Il est trop grand, continuait Amélie. Je n’ai jamais vu un chat aussi grand ! Je suis certaine que c’est pour ça qu’il est aussi maladroit ! Ou alors, c’est parce qu’il ne sort jamais d’ici. Mais comment est-ce que je peux travailler dans des conditions pareilles ?
Sylvia s’amusait des gentilles récriminations d’Amélie qui aimait le chat tout autant qu’elle et ne l’avait jamais puni pour aucune de ses bêtises et catastrophes quotidiennes. La jeune fille lui caressait le ventre. Le félin ronronnait. Ce chat ne ressemblait à aucune autre. Il était effectivement trop grand, son pelage était d’un brun presque vert qui lui permettait de se camoufler dans les feuillages touffus et omniprésents de la serre, où il passait le plus clair de son temps, si possible dans les endroits les plus chauds et douillets. Dans ces circonstances, le mystère le plus étonnant restait qu’on l’ait appelé « le chat » tout simplement, sans que personne jamais ne parvienne à lui trouver un autre nom.
Tandis que l’adolescente s’étalait auprès de son animal, l’adulte termina de mettre son matériel à l’abri et s’empara d’une mallette médicale. Amélie en sortit un thermomètre infrarouge et l’approcha du front de Sylvia.
— On doit faire ça maintenant ? s’agaça celle-ci.
— Comme tous les jours, ma grande.
— Mais pourquoi ?
L’appareil bipa. Amélie consulta le résultat sur l’écran d’une tablette.
— Parfait ! Ton bras à présent…
De mauvaise grâce, Sylvia retira une de ces deux mains du ventre de son chat et la tendit à la laborantine qui lui retroussa sa manche pour installer un tensiomètre.
— Alors, pourquoi ? répéta l’adolescente. Pas besoin de prendre mes paramètres pour voir que je ne suis plus allergique aux poils de chat, non ?
Amélie restait silencieuse et concentrée sur l’appareil qui se dégonflait et venait d’envoyer le résultat de sa tension artérielle sur la tablette connectée.
— Ton doigt, dit-elle mécaniquement en approchant la petite épingle d’un nouvel instrument de mesure.
— Aïe !
— Arrête ! Ça ne fait pas mal !
Le test sanguin prenait un peu plus de temps et Amélie rendit enfin son regard à Sylvia, pendant que la machine terminait son travail.
— Tu es en pleine forme, ma grande, ajouta-t-elle en lui caressant la joue. Ton père a fait un boulot formidable avec toi.
— N’empêche, si j’avais un implant, tu n’aurais plus besoin de faire ça. Avec HuMo Safe, il parait que tes paramètres sont surveillés 24 heures sur 24.
— Ne dis pas ça !
— Je sais qu’HuMo Safe coûte plus cher qu’HuMo Smart, mais je pourrais commencer avec le pack Smart pour mes études et faire la mise à jour vers le programme Safe plus tard.
— Sylvia !
Amélie s’était redressée et regardait la jeune fille avec de la peine plein les paupières.
— Aide-moi, s’il te plait, insista-t-elle. Aide-moi à convaincre mon père de me laisser implanter.
— Je ne peux pas !
— Mais enfin, ce n’est pas possible ! Qu’est-ce que vous avez tous aujourd’hui ?
Le chat s’était relevé et vite enfui en sentant la tension monter dans sa voix.
Nous sommes toutes aux aguets. Comme elle, nous voulons des réponses, nous voulons savoir. Sylvia a conscience de sa puissance en notre présence. Amélie elle-même n’est pas indifférente. Elle peut entendre notre chœur de questions. Elle doit trop souvent faire des efforts pour l’ignorer. Si elle ne répond pas, rien ne pourra nous apaiser.
La laborantine se rassit devant l’adolescente et prit ses mains dans les siennes.
— Ton père a de bonnes raisons, commença-t-elle. Tu ne peux pas tout comprendre pour le moment, mais il a fait des avancées extraordinaires dans ce laboratoire. Tout ce qui se trouve ici vaut mille fois mieux que tous les implants d’HuMo.
— Ici ? se moqua Sylvia en jetant un œil dédaigneux sur l’espace encombré et anarchique autour d’elles.
— Moi-même, j’ai étudié la biologie, continua Amélie sans se démonter. Mais je n’ai jamais autant appris qu’au contact de ton père. Laisse-lui le temps de te parler, de te confier ce qu’il sait. Les implants sont une mode qui finira par passer, ce que ton père peut t’apporter est bien plus précieux et plus pérenne.
La jeune fille se détendit sous l’effet de la curiosité et dévisagea son interlocutrice avec attention.
— Alors, explique-moi, toi !
— Je ne suis pas celle qui peut te dévoiler l’héritage de ton père, répondit-elle. Par contre, ce que je sais c’est que tu es une personne exceptionnelle !
— Oh ! Arrête !
Sylvia retenait mal son émotion et les larmes qui lui montaient aux yeux.
— Je ne connais personne d’aussi sensible que toi ! Reste celle que tu es et ne t’inquiète pas, tes amies finiront par t’accepter comme ça, avec tes qualités…
La jeune fille rougissait. Sa gêne menaçant de se transformer en colère, elle fulminait.
— …et tes défauts, ajouta Amélie avec un clin d’œil. Tu n’as pas besoin d’implant pour trouver ta place. N’essaie pas d’être comme les autres. C’est en étant toi-même que tu construiras les plus belles relations.
— Mais…
— Ta copine Aliette, la coupa-t-elle, c’est la plus sympa, non ?
— Oui !
— Celle avec qui tu passes le plus de temps ?
— À l’école, oui !
— Et si je ne me trompe pas, tu m’as dit qu’elle n’avait pas d’implant…
Sylvia soupira.
— Sois patiente, ma grande.
La patience, c’est la meilleure réponse et sans doute le domaine dans lequel nous sommes les plus douées. S’il y a une force que nous voulons transmettre à Sylvia, c’est celle-là. La patience. Avec la persévérance. Et nous étendrons nos racines et nos feuilles où bon nous semblera.
Je suis sincèrement admiratif de ce que tu racontes en creux à travers la voix du narrateur. Et en si peu de mots. Cela et ton univers parlent beaucoup au jardinier que je suis. Ces quelques lignes me laissent aisément imaginer la vie végétale qui s'est installée sur et par devers cette maison. On la voit voyager par l’extérieur, le long des murs et des gouttières, pour observer cette famille à laquelle elles sont liées. On en déduit, discrètement, une idée d'osmose, d'hybridation qui germe peu à peu. Mieux encore, tu laisses ouverte l'idée que, peut être, cette relation peut virer au commensalisme, voire même au parasitisme ? Bien qu'improbable, le simple fait que cette idée puisse exister produit pour moi un effet de fascination. Bravo !
Le reste de la lecture est à l'avenant de mon point de vue. C'est agréable, bien écrit et prenant.
Si je devais soulever un point et un seul, au regard de notre échange sur mon précédent commentaire, ce serait le suivant :
Il y à effectivement une forme de théâtralité qui habite ton texte et tes dialogues. Je pense que la forme qui en résulte peut laisser penser que ton roman est tiraillé entre deux genres et le desservir in fine. C'est un peu tôt pour le dire et c'est un point de vue très personnel. Jouer des frontières entre les genres peut aussi produire de formidables résultats. Je suis certain donc que tu me feras mentir assez vite dans les chapitres suivants !
A bientôt !
Quel bonheur d'avoir un lecteur jardinier ! Oui, je suis aussi fasciné par les différentes formes de symbioses ! J'espère que l'idée que j'ai développée et qui se dévoilera peu à peu te plaira !
Je vais essayer d'être attentif à laisser plus de place à l'action ! J'avoue que la tentation du dialogue m'emporte souvent et tu as raison l'effet théâtral n'est pas celui que je recherche.
Merci pour tes encouragements, et ta lecture fine des enjeux et de mon style !
A bientôt !
Ce que j'ai moins aimé :
- Amélie n’avait pas besoin de plus pour comprendre que le goûter d’anniversaire entre père et fille ne s’était pas bien déroulé. ==> idem chapitre précédent, étonnant que les plantes sachant ce qu'Amélie pense
- Sylvia s’amusait des gentilles récriminations d’Amélie qui aimait le chat tout autant qu’elle ==> même remarque
Mes phrases préférées :
* qui réclamait trop discrètement un peu d’attention.
* Sylvia se saisit du livre et en referma brusquement la couverture. L’hologramme disparut aussitôt et le message de son père s’interrompit. ==> j'imagine que, comme moi, ça lui a donné envie de pleurer ^^
* avec de la peine plein les paupières
* Nous étions tous aux aguets. Comme elle, nous voulions des réponses, nous voulions savoir. Sylvia avait conscience de sa puissance en notre présence. Amélie elle-même n’était pas indifférente. Elle pouvait entendre notre chœur de questions. Elle devait trop souvent faire des efforts pour l’ignorer. Si elle ne répondait pas, rien ne pourrait nous apaiser. ==> j'aime beaucoup ce passage, il est à la fois joli et efficace pour l'intrigue
Remarques générales :
J'ai bien l'idée d'avoir quelques lignes en début de chapitre au présent, un peu "hors narration" pour retourner ensuite dans l'histoire au passé.
Je reste un peu sur ma faim pour le moment car je ne vois pas d'enjeu majeur pour la suite de l'histoire. A part que Sylvia veut un implant, on n'a pas de piste pour savoir où l'histoire va nous mener, pas de mystère à résoudre, pas de "quête" ; même si j'ai bien aimé ces deux premiers chapitres, je trouve qu'il leur manque qqch pour attirer les lecteurs vers la suite !
Toujours aussi génial ton retour si précis !
J'ai conscience d'être assez lent dans la mise en place de l'univers et des enjeux de l'intrigue. ça fait partie de mon style, je crois. En même temps, dans mon plan, j'ai une scène placée plus tard que je pourrais déplacer et mettre au début pour forcer le truc et tendre l'intrigue. J'écris dans le bon ordre jusque là et quand j'y arrive je tente une lecture avec cette scène déplacée pour voir !
J'espère que la suite continuera à te plaire !