Lille - Paris

« J’crois qu’les histoires d’amour, c’est comme les voyages en train

Et quand j’vois tous ces voyageurs, parfois, j’aimerais en être un. »

Grand corps malade, « Les voyages en train ».

Elle s’est installé côté fenêtre. Première arrivée, première servie. Guillaume n’a pas protesté. Il le sait, Laurie tient plus que tout à voir le paysage défiler derrière les vitres d’un TGV lancé à pleine vitesse. Il n’y a rien à observer, pourtant. Des arbres morts, le ciel grisâtre, des lignes électriques, des caravanes abandonnées. Dans dix minutes, le conducteur du train sifflera le départ. D’ici une heure environ, ils arriveront à l’aéroport Charles-de-Gaulle, là où un Airbus à destination de Singapour les attend. Objectif final : Bali. Depuis plus de cinq ans, Laurie économise pour ce voyage, la découverte d’une île indonésienne, appréciée à la télévision et sur les stories Instagram. La technologie, c’est bien. Y être, c’est mieux. Elle n’a que 23 ans, un job étudiant chez Chronodrive et, heureusement, le soutien émotionnel et financier de son compagnon. Pour lui, tout est tellement limpide. Il s'est envolé aux quatre coins du monde, il connaît les secrets de cette Terre, et son salaire d’ingénieur l’encourage à poursuivre dans cette voie, celle de l’aventure et des escapades amoureuses. Si ça comble Laurie de joie, après tout, pourquoi renoncer à ce plaisir ?

Voilà deux ans bientôt qu’ils se sont mis ensemble. Rencontrés chez des amis, une soirée un peu trop alcoolisée, un jeu débile pour les rapprocher. Tous les deux paumés, les seuls encore capables de tenir une conversation sensée dans cette folie nocturne, pas un gramme d’alcool dans le sang. C’est tout juste s’ils avaient ouvert une canette de bière. Autour, le monde s’est effondré. Le temps de quelques heures, plus personne n’existait. Uniquement ces ombres curieuses, enivrées d’autre chose, une soif de rencontre, le sentiment peut-être de s’être trouvés au bon moment, au bon endroit. Très tard dans la nuit, Laurie rentre chez elle. À bord de sa vieille Clio, elle voit des étoiles partout dans le ciel couvert. Là-haut, il n’y en a pas une seule, car elles ne prennent naissance que dans ses propres yeux. C’est la première fois qu’un homme s’intéresse à elle, jusqu’à lui demander son numéro de téléphone. Sur le moment, elle a trouvé cela galant, craquant. Guillaume n’est pas du tout charmeur, trop timide ne serait-ce que pour initier un premier pas, mais le regard perçant de la jeune fille a fait fondre son cœur. Ils se sont revus une dizaine de fois, des tête-à-tête au restaurant, des rendez-vous ponctuels au théâtre ou dans les musées. Comme elle, il adore l’art et le cinéma. Et, bien sûr, il y a les voyages…

Le train vient de partir. Laurie est épuisée. Ils se sont levés à 5 heures du matin pour rejoindre à temps la gare Lille-Europe. Avec Ilévia et la SNCF, on ne sait jamais. Il suffirait d’une couille dans le pâté pour voir le rêve s’effondrer… Tout va bien, ils y sont et, en quelques minutes seulement, un poids est venu heurter lourdement son épaule. Elle soupire. Son mec a la capacité de s’endormir en un claquement de doigts. Elle s’est souvent demandé s’il n’était pas un peu narcoleptique… Rien à faire, Monsieur ne l’entend pas de cette oreille. Ce n’est pas parce qu’il a le sommeil facile qu’elle doit lui faire une crise de jalousie ! Il n’y est pour rien, lui, si elle souffre d’insomnies… 1, 2, 3… À 20, c’est certain, il ronflera. Au début, elle en riait, maintenant, elle commence à s’en lasser. Puis, disons-le, avec ses maniaqueries délirantes, Guillaume n’a rien d’un adulte mature et raisonnable. Il possède l’intelligence et le diplôme certes, mais le reste est à revoir ! Parfois, elle se trouve dure. Elle ne sait pas pourquoi, il la met sur les nerfs et, dès qu’elle le remarque, affalé dans le canapé, son casque visé sur les oreilles, à hurler des phrases qu’elle ne comprend pas, elle se désespère de vivre avec un homme.

De plus en plus, elle envie son amie lesbienne, Chloé. « Sortir avec une femme, ça n’a rien à voir. Les hommes, jte jure, ils me répugnent. » Laurie, elle, c’est différent. Elle n’a aucun doute quant à son orientation sexuelle. Ce n’est même pas la gent masculine, le problème, c’est elle. « It’s me, hi, I’m the problem, it’s me » dit la chanson. « Anti-Hero », le nouveau succès de Taylor Swift. En ce moment, elle tourne en boucle à la radio, dans les séries, partout. La jeune fille s’y reconnaît, l’hésitation, l’envie d’ailleurs, la lassitude et surtout, surtout, l’éternelle remise en question. Lorsqu’ils ont commencé à se fréquenter avec Guillaume, son niveau de stress a gravi des sommets inatteignables. Imagine que ça ne fonctionne pas entre nous ! Oh non, pire, imagine que ça se passe bien ! Malgré lui, son crush est venu chatouiller sa dépendance affective, réveiller des démons qu’elle avait tenté d'enterrer tant bien que mal.

L’amour, ce n’est pas fait pour toi. Ça te fera souffrir, tu verras ! Putain de voix, connasse de voix. Et le pire, c’est qu’elle a systématiquement raison. Il faut que je l’aime ! Oh si, si, tu l’aimes. C’est impossible de ne pas aimer quelqu’un d’aussi gentil, de si attentionné, quelqu’un de sensible comme toi. Puisque tu n’y comprends rien, regarde un peu sur internet quels sont les symptômes de l’amour ! Tu sais très bien que les mecs n’en ont rien à foutre de toi ! C’est lui ou personne, lui ou tu finiras seule jusqu’à la fin de ta vie. Tes amies sont toutes casées, elles ! Alors ne fais pas la difficile. Tu ne mérites que ton propre reflet, la sale gueule de ta mère dépressive ! Celle qui a préféré t’abandonner plutôt que de te serrer contre son sein le jour de ta naissance... Oui, désolée ma grande, mais tu sais que je dis la vérité. T’es qu’une merde.

Que fait-elle dans ce train, un mec endormi sur son épaule ? Elle ne connaît rien de lui, pas plus qu’elle ne se connaît elle-même. S’il savait ce qu’elle se dit à l’instant, quand elle regarde ses lèvres s’entrouvrir doucement dans son sommeil, lorsqu’elle entend le bercement de ses ronflements. Il ne se doute de rien. Il ignore à quel point, elle se sent coincée, un oiseau enfermé dans une cage. Et en l'observant attentivement, elle ne se souvient plus de ce qui l’a tant séduite chez lui. Serait-ce sa barbe mal rasée ? Ses cheveux plus épais qu’un paillasson ? Son visage couvert d’imperfections ? Non, ce n’est pas vrai qu’elle recommence ! Sors-toi ces pensées-là de la tête espèce de folle. Tu es un monstre ! Tu sais très bien que tu l’aimes, peu importe son apparence. Et puis souviens-toi de ces yeux noisette, ces yeux que tu ne trouves nulle part ailleurs. Accroche-toi à des détails, même futiles, infimes... Ne dit-on pas que seule compte la beauté du cœur ?

Le voyage vient à peine de commencer. Combien d’heures encore avant de se jeter dans les vagues de Bali ? Avant d’oublier ses doutes et son ennui ? Avant de se rappeler qu’elle n’est pas certaine de l’apprécier ? Et pourtant, c’est sûr, elle l’aime. Tant pis. Une heure, ça passe vite. Quand ils seront dans l’avion, elle le suppliera de ne pas s’endormir, de la maintenir en vie, ne pas la délaisser, qu’elle se souvienne enfin comment et pourquoi elle l’aime. Promis, elle lui laissera la place à côté du hublot. Alors, elle se remémorera les plus belles qualités de celui qui partage ses jours depuis bientôt 2 ans…