L'innocence perdue

Lysandre Delorbe, 17 ans, Bruxelles en Belgique. 

Je n'avais que dix ans. Il en avait probablement trois ou quatre fois plus. Ça ne l'a pas empêché de détruire une partie de mon enfance et de ma vie. C'était un homme très charismatique et aimé de tous. Je ne l'ai jamais raconté à personne jusqu'ici. Certaines victimes oublient ce qui leur est arrivé. Le cerveau humain est parfois bien fait mais ma mémoire est restée bien active et ne m'a pas laissé de répit, m'empêchant de mettre ces évènements dévastateurs dans un tiroir verrouillé. Je m'en souviens comme si c'était hier. Je me remémore son parfum de tabac froid, son regard angoissant et pervers posé sur moi, ses mains souillées touchant mes parties intimes... Ces images ne cessent de revenir me hanter. J'ai souvent pensé à mettre fin à mes souffrances, à mettre un terme à cette douleur lancinante et perpétuelle qui m'habite. Pourquoi ne l'ai-je pas fait ? Parce que depuis ma naissance, je ne m'arrête pas de me battre pour survivre.

Je suis née avec une cardiopathie congénitale. Sans entrer dans les détails médicaux, mon cœur n'est pas bien formé et me pose tout un tas de désagréments. J'ai failli mourir à peine sortie du ventre de ma génitrice. Je suis passée à côté de la mort à plusieurs reprises depuis. Mon dernier flirt avec la faucheuse date d'il y a deux mois, après avoir subi un traitement expérimental censé me guérir. Ça n'a évidemment pas été le cas... Si je suis déçue ? Non, je n'y croyais pas du tout. Si j'ai accepté de servir de cobaye, c'est uniquement pour faire plaisir à mes parents. Ils m'ont adoptée et ont tenté de m'aimer comme si j'étais leur propre enfant. À une époque, j'ai voulu connaître mes origines mais après mûre réflexion, je n'ai plus eu le désir de rencontrer ceux qui m'avaient lâchement abandonnée en sachant que j'aurais des problèmes de santé.

Je garde tout au fond de moi : sentiments, émotions, envies... Certains disent que je suis une fille froide et que je ne suis pas du tout expressive. Mais ils ne me connaissent pas. Personne ne me cerne réellement. Ils n'ont aucune idée de la bombe à retardement qui vit en moi, prête à exploser à n'importe quel moment. Ils ne savent rien de mon lourd secret et ignorent ce que c'est d'être dans ma peau meurtrie et mon esprit torturé. Je me suis forgé une forteresse impénétrable afin qu'on ne puisse plus m'atteindre tout simplement.

Depuis peu, est venu s'ajouter à ma vie mouvementée un évènement étrange que je vais vous raconter. Comme si j'avais besoin de ça ? Comme si mon existence tout entière n'était pas déjà complètement sortie tout droit d'un film dramatique ? Il ne manquait plus qu'un scénario d'horreur ou fantastique à ajouter à mon palmarès.

Comme je vous l'ai dit précédemment, j'ai failli y rester une fois de plus. Un arrêt cardiaque est survenu alors que je venais de me réveiller d'un cauchemar atroce où je me faisais à nouveau violer par mon ancien agresseur. Mes cris, avant que mon cœur ne me lâche, avaient alerté mes parents qui ont accouru dans ma chambre. Mon père s'est empressé de me faire un massage cardiaque tandis que ma mère appelait les secours. C'est ce qu'ils m'ont raconté.

En ce qui me concerne, je ne me souviens que du cauchemar et je ne me rappelle même pas m'être réveillée. Je me remémore la pièce sombre, éclairée légèrement à la lueur de bougies. Ce monstre m'étranglait tout en me souillant. Quand soudain, une silhouette masculine débarqua de nulle part et l'assomma avec un pied de biche. Cet inconnu, qui semblait n'être guère beaucoup plus âgé que moi, m'aida à remettre mon pantalon et me prit dans ses bras. Il me murmura au creux de l'oreille d'une voix rassurante : « Ça va aller maintenant. Tu peux te réveiller, il ne te fera plus de mal. »

C'est à ce moment précis que je suis revenue à moi et que mes yeux s'ouvrirent sur un ambulancier qui souffla à mes parents que j'étais de retour. On m'emmena à l'hôpital où je suis restée en observation et où plusieurs examens ont été effectués.

*

Lorsque j'ai pu enfin rentrer à la maison, je me suis enfermée dans ma chambre et je me suis plongée dans un livre de Stephen King : Joyland, tout en écoutant l'Album ...And Justice for All du groupe Metallica. Alors que j'étais perdue en pleine lecture, sur mon lit, une voix qui m'était familière me fit sursauter :

– Metallica et Stephen King, hein ? C'est donc pour ça que tu t'habilles en noir et fais des cauchemars aussi glauques ?

Assis à côté de moi, se tenait un jeune homme de dix-huit ou dix-neuf ans, vêtu et coiffé comme s'il sortait tout droit d'un clip de rock alternatif des années 90. Je le reconnus directement comme étant celui qui m'avait sauvé de mon cauchemar. Je restai un moment à l'observer sans rien dire, me demandant si j'hallucinais ou si j'étais en train de rêver avant de me lever d'un bond. Mon livre se heurta au sol.

– Comment es-tu rentré ici ? Qui es-tu ? Tu me veux quoi ?

Je reculai vers mon pc portable posé sur le bureau et éteignis le son de la musique, sans perdre le grunge du regard. Il me toisa d'une moue visiblement amusée.

– J'ai réussi à communiquer avec toi via ton sommeil. Je me suis dit que ça marcherait peut-être dans le monde réel. Et bingo ! Tu me vois et me réponds.

J'attrapai la paire de ciseaux qui traînait sur mon bureau et la pointai en direction de l'intrus. Soit c'était un aliéné tout droit échappé de l'asile, soit j'étais bonne à enfermer moi-même. Il avait beau ressembler au héros de mon horrible cauchemar, rien de rationnel n'expliquait sa présence dans ma chambre. Il se leva et s'approcha lentement de moi.

– N'approche pas... Kurt Cobain en soldes ! envoyai-je tout en agitant mon arme improvisée devant moi.

Wouah ! Ça, c'était de la réplique !

Il se mit à rire avant de me répondre :

– Tu vas te faire mal. Pose cette paire de ciseaux. Tu ne risques pas de me tuer avec ça, je me suis déjà fait poignarder et je suis irrémédiablement mort.

Sa voix était calme et il continuait de s'approcher de moi à pas de loup.

Il était décédé ? Était-il un fantôme ? J'avais toujours cru, au fond de moi, que les âmes ne disparaissaient pas et erraient peut-être parmi nous. Mais je n'en avais jamais eu la preuve.

Je finis par poser l'outil tranchant où je l'avais trouvé et m'avançai vers lui. Nous nous étions arrêtés à quelques centimètres l'un de l'autre, nous observant mutuellement. Il semblait si réel. Il fallait que j'en aie le cœur net ; ma main se hissa vers son visage et traversa littéralement sa tête, des frissons me parcourant tout le corps. Je reculai, abasourdie, et me laissai tomber sur mon lit.

– Tu... Je... Ce n'est pas réel. Je suis en train de rêver ! Ou alors je suis...

– Non, tu n'es pas au paradis. Je ne suis pas un ange même si je suis plutôt charmant pour un macchabée. C'est vrai, m'interrompit-il, un sourire amusé sur le coin des lèvres.

– Admettons que ce soit réel... Pourquoi je te vois et parle avec toi ? Tu peux entrer en contact avec d'autres personnes ?

– Tu es la première avec qui j'arrive à communiquer. Depuis que ces minables m'ont liquidé, j'erre et observe sans pouvoir interagir avec qui que ce soit. C'est plutôt frustrant mais c'est aussi très enrichissant d'étudier ce que font les gens quand personne ne peut les voir.

– Oui, j'imagine ! Les filles qui se déshabillent, par exemple ? balançai-je, sur la défensive.

– Très drôle ! Je ne parlais pas de ça.

Il semblait affecté par ce que je venais de lui dire et un silence funeste s'installa entre nous. Génial. J'étais tombée sur un fantôme susceptible. Je me souvins alors de cette nuit sombre où il m'avait aidée à me rhabiller après m'avoir sauvée de mon agresseur. Était-ce réellement un cauchemar ou étais-je sur le point de passer de l'autre côté ? Ce gars, sorti de nulle part et décédé, m'avait-il protégée de la Grande Faucheuse ? Je n'étais pas franchement quelqu'un de très sociable mais je décidai de faire un effort.

– Au fait, moi, c'est Lysandre, annonçai-je afin de briser le silence et de montrer mon bon vouloir.

– Axel, répondit-il brièvement, esquissant un petit sourire.

– C'est étrange. Tu m'as l'air bien réel, enfin si on oublie le fait que je t'ai traversé le corps avec ma main.

– Et je t'avoue que ça fait plaisir d'être visible aux yeux de quelqu'un. Je me sentais un peu seul...

– Et des gens comme toi ? Tu n'en as jamais croisé ?

– Des morts, tu veux dire ? Non. Et je n'ai jamais vu de lumière blanche, d'anges, de dieux, de faucheuse, ou autre. Peut-être parce que je n'ai jamais cru à toutes ces balivernes ? Note que je n'ai jamais cru aux spectres non plus. Je ne sais pas ce que je fais là et si je vais rester ici indéfiniment.

– Oh... En tous cas, j'aimerais te dire merci. Je pense que tu vois ce dont je veux parler.

– Il ne faut pas me remercier. Tu n'as pas dû avoir une vie facile vu ce que ton esprit te fait voir quand tu dors...

Je haussai les épaules. Je ne souhaitais pas en discuter. À ce même moment, quelqu'un frappa à ma porte et mon regard se posa sur cette dernière. C'était mon père. Le dîner était prêt. Lorsque je me retournai vers Axel, il m'adressa un sourire chaleureux. Il n'avait définitivement pas l'air d'être un ectoplasme.

– Bon appétit Lyse ! conclut-il, avant de disparaître.

Ce soir-là, je ne l'ai plus revu mais j'étais certaine que nos chemins se croiseraient à nouveau. Du moins, je l'espérais profondément, car, malgré le peu de temps passé ensemble, ce garçon était le plus proche de ce que j'avais eu d'un ami. Je me sentais liée à lui d'une certaine manière. C'était une sensation bizarre. Si tout ceci n'était que le fruit de mon imagination, ça m'était égal, mais je comptais tout de même faire quelques recherches afin de voir si un individu masculin prénommé Axel avait bien été assassiné au cours de ces dernières années.

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