L'Inquisiteur

Par Dersou

Marsio Rekii de Quuryn n’était pas un Inquisiteur comme les autres.

Pour commencer, il était originaire du Mardinal. Ce monde mineur avait la réputation d’être le plus ennuyeux des trente-deux univers de l’Écarya. Avec ses plaines monotones et son économie tournée vers l’agriculture et l’élevage, le Mardinal était snobé par les riches voyageurs des autres mondes. Trop clairsemée, à peine urbanisée, sa population s’était soumise des siècles plus tôt à ses puissants voisins du Dajà.

Les natifs du Mardinal avaient la réputation d’être des travailleurs dévoués, peu enclins à faire des vagues. De bons petits sujets de l’Empereur. Mais à la Cité Éternelle, on les considérait volontiers comme des idiots sans culture, des péquenauds sans ambition.

Marsio en était le parfait contre-exemple. Impressionnés par son intelligence précoce, les précepteurs du jeune garçon convainquirent ses parents de le laisser quitter le domaine agricole de Quuryn. Le clan Rekii avait les moyens d’assurer l’éducation de ses rejetons les plus prometteurs. L’enfant n’avait que douze ans lorsqu’il fut envoyé dans un temple du Dajà. Loin de son cocon familial, il se heurta au mépris et à l’hostilité de ses condisciples originaires de mondes plus prestigieux. Son physique grassouillet ne l’aida guère, non plus que son accent traînant du Mardinal. De cette période éprouvante il sortit toutefois déterminé, endurci, sans pour autant perdre la candeur et l’ouverture d’esprit qui le caractérisaient.

 

Plus encore que ses origines, sa jeunesse frappait immédiatement ceux qui rencontraient Marsio pour la première fois.

Les brillantes études du garçon venaient à peine de s’achever qu’il avait déjà son bureau personnel dans une annexe à l’écart du Palais Impérial. À dire vrai, le bureau était minuscule, et les locaux plutôt insalubres, cependant le jeune Rekii n’en avait cure. Sa charge de « sous-préfet adjoint aux affaires magiques mineures » prouvait qu’à vingt-cinq ans il était bien parti pour devenir un jour Préfet, Inquisiteur Général ou pourquoi pas Grand Inquisiteur. Il se donnait le droit de rêver.

Cependant Marsio Rekii ne courrait pas tant après les titres qu’après la Vérité. Sa tournure d’esprit le poussait à vouloir tout connaître, et à combattre le mensonge – qui selon lui n’était qu’une facette de l’ignorance. Il détestait l’incertitude et le flou. Ça tombait bien, le métier d’Inquisiteur visait justement à maintenir l’Ordre là où le Chaos tendait à s’installer.

C’est là que le jeune provincial différait le plus de ses collègues. Sa notion de l’Ordre ne se limitait pas à une définition administrative, à une grille de lecture imposée par les traditions ou par le pouvoir en place. Pour Rekii, l’Ordre se définissait avant tout comme l’absence d’ambiguïté.

Il va sans dire que dans le milieu très politisé des Inquisiteurs, ce point de vue n’était pas très orthodoxe. Heureusement pour lui, le jeune Rekii était assez intelligent pour comprendre qu’il fallait parfois faire des compromis .

*

Ce matin, Rekii recevait un Paladin dans son bureau ; un certain Simonyl, capitaine d’une escouade de gardes du Palais.

L’homme de très grande taille se tenait devant lui, les jambes légèrement écartées, la tête droite et les mains dans le dos à la manière des militaires. On devinait à sa respiration tendue qu’il appréciait moyennement d’être ainsi interrogé par un blanc-bec au visage poupin. Le Paladin avait déjà été entendu par des Inquisiteurs une dizaine de jours plus tôt, juste après les événements. Sa déposition figurait à présent dans le document que venait de relire Rekii.

– Je ne vais pas vous retenir longtemps, Capitaine, commença ce dernier. Je voulais juste vérifier quelques points avec vous, si vous le voulez bien.

Le Paladin se raidit un peu plus. Pourtant, il n’avait aucune raison d’être nerveux. Les Inquisiteurs recouraient rarement à la magie régalienne pour obtenir des renseignements. Cette tâche incombait plutôt aux Trouveurs de Vérité, lesquels n’intervenaient qu’en cas de forte présomption de culpabilité. De plus, le statut social des Paladins leur garantissait une certaine immunité. Dans une société régie par le Dyorus, il était nécessaire de ménager les élites. L’Empire prenait donc très au sérieux l’intimité mentale de ses citoyens de classe supérieure.

– Récapitulons, poursuivit Rekii. Vous avez croisé une première fois l’ex-princesse Nynùvirdath le jour même de l’attentat contre le Prince-Héritier. Elle était vêtue comme une prêtresse d’un ordre rustique… euh… « tout en gris avec deux pierre de tigre au col ». Malgré son apparence inappropriée, vous avez accepté de l’accompagner devant le trône de l’Impératrice. C’est bien cela ?

– Oui.

– Vous l’avez ensuite laisser repartir seule. Elle s’est réfugiée dans les jardins du Palais, d’où elle a invoqué un esprit primitif. 

Simonyl garda le silence. Rekii n’avait pas posé de question. En bon militaire, le Paladin n’ouvrait la bouche que si on le lui demandait.

L’Inquisiteur comprit que son interlocuteur ne parlerait pas si facilement.  Il releva les yeux de la déposition pour adresser au guerrier un sourire qu’il voulait rassurant. Puis il repoussa les feuilles sur son bureau et s’affaissa légèrement dans son fauteuil pour rendre l’entretien plus informel.

– Vous vous êtes déjà exprimés à ce sujet. Nous n’allons donc pas revenir là-dessus. Il était de votre devoir d’obéir à une princesse de sang, n’est-ce pas ? D’autant que vous ne pouviez pas anticiper la suite des événements. Personne n’aurait pu le faire, d’ailleurs. Par contre, la deuxième partie de votre déposition m’intéresse beaucoup plus. En compagnie de deux de vos hommes, vous dites avoir croisé, ou plutôt dépassé un groupe de cinq piétons adultes qui se rendaient à Mins le lendemain de l’attentat. Trois hommes et deux femmes se présentant comme des joueurs de tomp itinérants.

– L’un des hommes était plutôt un gamin.

L'officier prononça ce dernier mot en toisant Rekii. L'allusion n'était guère subtile.

– Oui, en effet. « Vopio Kulka, dix-sept ans, fils de métayer ». Bref. Un peu plus tard vous avez compris qu’il s’agissait de l’ex-princesse et de ses sbires. Quand exactement ?

– Quand l’ai-je compris ?

– Oui.

– Le lendemain en milieu de matinée.

– Peut-on savoir pourquoi ?

– Un double meurtre venait d’être signalé à l’Auberge du Bouvier, un établissement de Mins. Les prévôts nous ont décrit les fuyards. J’ai immédiatement fait le rapprochement avec la troupe de tompeurs croisée la veille.

– Vraiment ? Je ne vois pourtant pas le rapport avec une princesse impériale en fuite. Voyons, Capitaine, de vulgaires joueurs de tomp !

– L’une des femmes pouvait correspondre à la description de la Princesse.

– Alors pourquoi l’avoir laissée filer la veille ?

Le Paladin jeta un regard glacial au jeune Inquisiteur qui le soutint sans sourciller. Son respect inné pour la hiérarchie retenait l’officier d’envoyer balader ce petit gros avec son accent étranger.

– Vous venez de le dire vous-même : ces gens n’étaient que des joueurs de tomp, des roturiers crottés de la tête aux pieds. Des provinciaux. J’avais d’autres priorités !

– Bien sûr. Avez-vous parlé à quelqu’un de cette rencontre ?

Rekii connaissait déjà la réponse. Elle était dans la déposition. Mais il voulait l’entendre de la bouche du Paladin.

– Après les meurtres ? Non, pas tout de suite. Je préférerais attendre.

– Et pourquoi donc ?

– C’était trop… Je n’étais pas complètement sûr. Ça ne faisait pas de sens. Les victimes étaient un couple honorable et sans histoire. Aucun lien avec la Princesse.

– Laquelle princesse était justement accusée d’avoir tué une dizaine de personnes au Palais, dont le Prince-Héritier. Vous recherchiez une meurtrière assoiffée de sang, et un double meurtre venait juste d’être commis. Drôle de coïncidence, non ?

Le jeune homme commençait à taper sur les nerfs du Paladin qui laissa enfin percer sa mauvaise humeur.

– Nous recherchions une princesse Darfnag, pas une « meurtrière assoiffée de sang ». Ce sont vos mots, pas les miens. Je vous rappelle que Dame Nynùvirdath devra d’abord être jugée par ses pairs. On parle ici d’un complot contre l’État, peut-être à l’insu de la Princesse. Pas d’un... sordide fait divers provincial, sans vouloir insulter les victimes.

Rekii jubilait intérieurement. Il avait un don pour énerver ses interlocuteurs et les faire parler sans précaution. Un complot à l’insu de la Princesse ! Sacrée confession de la part d’un Paladin. Il ne fallait pas lâcher. Il en rajouta donc une couche.

– Alors je vous repose mes deux questions. Comment avez-vous fait le lien entre ces meurtres et l’ex-princesse ? Et pourquoi n’avoir rien dit aux Inquisiteurs que vous avez accompagnés jusque dans les marais ?

– Je ne comprends pas ce que vous attendez de moi. D’un côté, vous semblez étonné que j’ai pu établir ce rapprochement avec si peu d’éléments. De l’autre, vous me reprochez d’avoir tardé à partager mes doutes, aussi peu étayés fussent-ils. Je l’ai déjà dit à vos collègues : mes soupçons ont été confirmés quand j’ai vu les bâtons de tompeurs abandonnés dans les marais. Et puis le trafiquant qu’on a arrêté, un certain Strojord, nous a confirmé plus tard qu’il s’agissait bien des mêmes personnes.

– Oui, le fameux Strojord. Je dois le rencontrer tout à l’heure. Que pensez-vous du fait que la femme décapitée à l’Auberge ressemblait beaucoup à Dame Nynùvirdath ?

Le Paladin cilla brièvement devant cette question sortie de nulle part. Cela n’échappa pas à Rekii qui avait attendu le meilleur moment pour placer cette banderille.

– Je n’ai jamais vu les corps, se défendit Simonyl d’une voix sourde.

– Mais les prévôts ont tout de suite souligné cette ressemblance, non ?

– En effet. Ils ont même envisagé un instant qu’il pouvait s’agir de la Princesse en personne, assassinée par ses propres complices.

– L’avez-vous pensé, vous ?

Le géant tressaillit sous son armure. Oui, il l’avait pensé, et ça l’avait manifestement ébranlé.

– Non. Enfin, pas vraiment. Ça ne faisait pas de sens.

Encore cette expression, "faire du sens". Rekii se leva brusquement de son siège rembourré. Même debout, il faisait encore deux têtes de moins que le Paladin. Il fit le tour de son bureau et s’approcha de l’unique fenêtre qui donnait sur un grand mur lézardé. Un épais crachin rendait la vue encore plus déprimante. Tournant volontairement le dos à Simonyl, il poursuivit son interrogatoire.

– Vous êtes un peu comme moi, Capitaine. Vous cherchez du sens là où les autres se contentent de faits. Alors laissez-moi vous dire ce que vous avez pensé ce matin-là. Vous vous êtes dit qu’il ne pouvait s’agir d’un hasard. Que quelqu’un d’autre avait envoyé un Assassin aux trousses de la Princesse, et que cet Assassin avait presque touché au but. Cela confirmait sans l’ombre d’un doute que la jeune paysanne accompagnant les joueurs de tomp était bien Dame Nynùvirdath. Je me trompe ?

Le Paladin fut impressionné. Le jeune Inquisiteur n’avait même pas eu besoin d’utiliser une quelconque magie pour aboutir à cette conclusion fort juste. Son respect pour le blanc-bec monta d’un cran, même s’il découvrait un peu tard qu’il aurait mieux fait de s’en méfier. Il décida quand même de répondre franchement à cette question.

– Vous ne vous trompez pas.

– Or, continua Rekii comme s’il n’avait pas entendu la réponse, nous savons tous quel genre de commanditaire a le pouvoir de faire exécuter n’importe qui n’importe où. Vous êtes fidèle à la famille impériale, n’est-ce pas ?

– Je ne répondrai pas à cette... provocation !

– Oh, ce n’en était pas une. La question est pertinente : la Princesse, bien que dépouillée de tous ses titres et même de son nom, reste la fille aînée de Viyinh Darfnag, l’ancien Commandeur de votre Ordre. De plus, l’Empereur a ordonné sa capture, pas sa mort. Vous l’avez rappelé vous-même il y a quelques minutes. Je dirais donc que c’est un cas de conscience pour un Paladin comme vous.

– Pourquoi ? Je ne rends compte qu’à l’Empereur. Ma conscience n’a rien à voir là-dedans.

– En êtes-vous sûr ?

Simonyl décida qu’il était temps de prendre le contrôle de la conversation. Certes, il faisait face à un Inquisiteur investi d’une autorité supérieure à la sienne, mais le terrain devenait trop glissant pour les deux hommes. De plus, les insinuations de Rekii pouvaient avoir pour seul objectif de pousser le Paladin au parjure. On ne pouvait jamais savoir, avec les Inquisiteurs.

– Seigneur Rekii, ce que j’ai fait ou pas fait, dit ou pas dit n’a aucune importance. La Princesse était déjà loin quand j’ai compris qu’elle m’avait berné. Un peu plus tard les barges de lévitation l’ont localisée. Mon rôle s’est alors limité à suivre les troupes de chasseurs au sol. Et au final, ce sont bien vos collègues Inquisiteurs qui ont échoué à la capturer dans les marais.

– Vous avez entièrement raison. Mon but n’est pas de blâmer ou de punir qui que ce soit. Seule la Vérité m’intéresse. J’ai l’impression, dans cette affaire, que tout le monde s’est rué comme un taureau sur un chiffon rouge. Quand je rencontre quelqu’un qui me semble réfléchi, tel que vous, j’en profite pour élargir mon horizon, pour changer de perspective. Encore deux petites question et je vous laisse partir. Pensez-vous qu’une personne saine d’esprit se lancerait à la conquête de l’Empire… avec pour seuls alliés un gosse de dix-sept ans, un vieux soldat aux états de service irréprochables, un marchand de potions magiques et une jongleuse ambulante ?

– Bien sûr que non.

– Et quand vous avez rencontré Dame Nynùvirdath, vous a-t-elle semblé saine d’esprit ?

Le piège était trop grossier pour se rabaisser à l’éviter. Le Paladin aurait pu répondre « non », comme la plupart de ceux qui avaient témoigné depuis deux semaines. Les faits étaient là : il fallait être fou pour s’attaquer directement à la famille impériale. Toutefois l’Inquisiteur avait raison. Si les faits n’avaient pas de sens, il fallait peut-être changer de perspective.

– Les choses ne sont pas si simples. La Princesse était furieuse, certainement. Mais pas folle, ni manipulée. Je dirais même que c’est son refus d’être manipulée qui l’a poussée à défier l’Impératrice.

– Je vous remercie pour votre témoignage, Capitaine. Comme vous le voyez, je n’ai pris aucune note. Je vous conseille donc de garder vos dernières réflexions pour vous.

*

Rekii se rendit ensuite à la forteresse de Qar, au nord de la Cité, pour y rencontrer le dénommé Strojord.

Un gardien volubile conduisit le jeune Inquisiteur au plus profond de la forteresse. Ensemble, ils passèrent d’innombrables puits percés à même la roche, et d’où montaient des cris ou des gémissements. De lourdes grilles en fonte obturaient les ouvertures. L’odeur qui en émanait était atroce.

« Les porcs sentent meilleur », commenta le gardien en voyant la grimace de Rekii.

Un peu plus loin, des dizaines de cages s’empilaient sur deux ou trois niveaux le long d’un couloir glacial. Elles contenaient des prisonniers dont on n’apercevait que le blanc des yeux tellement il y faisait sombre. Strojord se trouvait dans l’une d’entre elles, au ras du pavé poisseux.

Le trafiquant était dans un piteux état. Les interrogatoires se succédaient depuis deux semaines, au rythme de plusieurs par jour. Un mélange de torture et de viol mental l’avait poussé à tout avouer, et même plus encore, dès le premier jour de son incarcération. Les séances suivantes n’avaient servi qu’à vérifier la constance de ces aveux.

La tignasse flamboyante du nomade n’était plus qu’une masse informe de sang coagulé et de cheveux blanchis par le stress extrême auquel il avait été soumis. Les Trouveurs de Vérité les plus cruels estimaient que cette couleur était le gage d’un travail bien fait.

Rekii voulut s’accroupir pour se mettre à la hauteur du prisonnier. Cependant l’embonpoint de l’Inquisiteur, ajouté aux plis de sa robe de fonction, l’entravèrent dans ses mouvements. Il se résigna donc à rester debout et sollicita l’aide du gardien pour obliger Strojord à s’approcher des barreaux.

Sans se faire prier, le fonctionnaire se saisit d’un long crochet métallique qui pendait au mur, et à l’aide de cet instrument sinistre il attrapa le prisonnier par l’épaule avant de le traîner violemment vers lui. Comme un animal réfractaire dans une ferme, songea l’Inquisiteur qui en connaissait un bout dans ce domaine.

La conversation tourna court. Le contrebandier tenait des propos incohérents, à peine audibles, et il se tassait au fond de sa cage en roulant des yeux affolés dès que Rekii faisait mine de se pencher pour mieux entendre. De toute façon, on ne pouvait rien tirer de cet homme qui ressassait une histoire de pluie, de vent, de bière et de coup de poing…

Les seuls mots qui retinrent l’attention du jeune Inquisiteur furent "Val-de-Pierre" et "salope".

L’enquête ayant déjà établi que la fuyarde cherchait à se rendre en Val-de-Pierre pour y emprunter un portail clandestin, Rekii s’intéressa plutôt au deuxième terme. Un peu à contrecœur (car il n’avait pas l’habitude de ce vocabulaire), il demanda à Strojord de quelle "salope" il s’agissait. Le prisonnier se mit à grogner tout en frappant le sol du plat de la main.

« Des salopes, les deux, la paysanne, Alaryon, Xù la salope blonde ! Mon chariot, volé, les salopes m’ont tout volé ! Sa gueule rouge, la pute, elle est malade, malade !! ».

Sur ces mots, Strojord enfonça sa tête dans la paille crasseuse et resta ainsi prostré, sans bouger. Il ne prononça plus un mot malgré les efforts de Rekii et les menaces du gardien.

L’Inquisiteur recula de quelques pas pour mieux réfléchir loin de l’odeur fétide des cages.

La "gueule rouge" renvoyait certainement à la peau brûlée de l’ex-princesse. Un certain nombre de témoignages prouvaient que Nynùrvidath s’était défigurée d’une manière ou d’une autre ; à l’aide de plantes sans doute. La dénommée Xù était décrite comme une femme de caractère, plutôt belle, et surtout blonde, une teinte rare dans le pays. "La salope blonde" ne pouvait donc être qu’elle.

Quant à ce nom, Alaryon, c’était la première fois que Rekii l’entendait dans le cadre de cette enquête. L’Inquisiteur ne put réprimer un sourire. Il venait d’obtenir en quelques minutes une information qui avait échappé aux Trouveurs de Vérité !

Alaryon, "la gueule rouge", "la pute malade", tout concordait : la Princesse avait eu l’audace, non, le génie ! de prendre l’identité et l’apparence d’une paria de la pire espèce. À moins que l’idée ne fût celle d’un de ses compagnons, la blonde par exemple, qui semblait mépriser les convenances sociales, ou Rem’mat, un autodidacte à l’esprit vif mais retors.

Et Strojord ? Pourquoi n’avait-il pas mentionné le nom d’Alaryon dans ses aveux précédents ? La honte, certainement. Un escroc comme lui, s’être ainsi fait duper ! Confondre une cousine de l’Empereur avec une pauvre créature des fossés, voilà qui devait être vexant, assez humiliant pour enfouir ce souvenir au plus profond de sa mémoire.

Quoi qu’il en soit, Rekii venait de marquer de précieux points dans son enquête… et dans sa carrière.

Il allait pourtant garder cette information pour lui dans un premier temps. L’instinct lui soufflait que ce nom, "Alaryon", ressurgirait un jour, et que lui, Marsio Rekii de Quuryn, serait le premier à démasquer la princesse félonne quand elle réapparaîtrait.

Et puis, voulait-il vraiment qu’elle soit démasquée ? L’Inquisiteur refoula aussitôt cette pensée troublante.

*

Rekii demanda au gardien de le raccompagner à la surface. Il avait hâte de quitter cet endroit lugubre où le désespoir suintait de partout.

Les deux hommes remontèrent l’escalier en colimaçon qui les avait emmenés dans les profondeurs insalubres. L’Inquisiteur accueillit avec soulagement l’air pur et doux de l’extérieur.

– Vous n’allez pas voir la femme ?  demanda le gardien au moment de quitter son visiteur.

– Quelle femme ? s’empressa de demander Rekii.

À sa connaissance, l’épouse du complotiste Rem’mat avait été libérée après quelques jours d’un interrogatoire méthodique (mais loin d’être aussi éprouvant que celui de Strojord). Poliphée, c’était son nom, avait été lavée de tout soupçon et déclarée « victime d’un usage illicite du Dyorus ». L’Inquisiteur comptait cependant lui rendre visite chez elle, afin d’éclaircir certains points de son témoignage. Aussi fut-il surpris d’entendre le gardien mentionner une femme.

– La p’tite servante, celle qui a aidé la traîtresse.

Bien sûr, il ne s’agissait pas de Poliphée, mais de Phersoe, du temple Ilias du Kénébris. Cette dernière aurait dû être relâchée. Rekii ne cacha pas sa surprise.

– Elle est encore emprisonnée ? Je pensais qu’on l’avait disculpée !

– Bah, moi j’en sais trop rien. Plus personne n’est venue la voir depuis une semaine. Elle est encore là, en tout cas, si vous voulez la rencontrer.

– Vous voulez-dire ici, dans la forteresse ? Pourquoi n’est-elle pas dans la prison pour femmes de Juongyin ?

– Elle n’est pas noble, ni riche. Elle est donc traitée comme les gens du peuple. Vous devriez le savoir, vous qui êtes Inquisiteur…

– Là n’est pas la question. Sa maîtresse, Dame Négygù, aura certainement veillé à ce qu’elle soit bien traitée.

Le gardien ricana.

– La grande-prêtresse ? Tu parles ! Elle a assisté aux interrogatoires ! On raconte même qu’elle trouvait vos collègues un peu "mous", si vous voyez ce que je veux dire…

– Les Trouveurs de Vérité ne sont pas mes collègues, répliqua sèchement Rekii qui n’appréciait pas la familiarité du gardien. Conduisez-moi tout de suite à cette servante.

– D’accord, d’accord, on y va.

 

Ils traversèrent cette fois une grande cour animée, puis entrèrent dans un bâtiment carré et percé de minuscules ouvertures.

Au moins, la servante n’était pas dans une basse-fosse comme Strojord.

Le jeune Inquisiteur savait que le travail des Trouveurs de Vérité était nécessaire à toute enquête. Il savait aussi que sa carrière ne faisait que commencer, et qu’il rencontrerait souvent des prisonniers, hommes ou femmes, torturés pour le bien de la Justice et de l’Empire.

Il fut néanmoins soulagé en découvrant que la servante ne portait pas de trace apparente de maltraitance. Aucun cheveu blanc n’était visible dans sa chevelure noire qu’elle avait attachée tant bien que mal avec un bout de tissu effiloché. Seul son regard paraissait meurtri, comme éteint.

La cellule était petite mais relativement propre. Rien à voir avec la cage infecte où croupissait le contrebandier.

L’Inquisiteur se présenta d’une voix douce, presque timidement. Dans son dos il entendit le gardien renifler comme pour marquer sa désapprobation. Sans se retourner, Rekii ordonna à l’homme de sortir de la cellule et d’en refermer la porte.

Une fois seul, il essaya d’établir un lien de confiance avec la jeune servante qui avait commencé à trembler.

– Avez-vous de la famille dans la Cité ? Dans la région ?

– Non. Ma… ma grand-mère, et ma sœur, elles vivent dans les Monts de Cuivre, au sud.

– Alors je suppose qu’elles ne sont pas au courant de votre présence ici. Je vais être franc avec vous : nous n’avons plus aucune raison de vous garder ici. Je vais donc vous faire libérer dès que possible.

Une lueur étincela aussitôt dans les yeux de la jeune femme.

– En contrepartie, ajouta Rekii, j’aimerais que vous soyez honnête avec moi. Les Trouveurs de Vérité ont conclu que la renégate avait utilisé le Dyorus sur vous. Vous n’êtes donc pas responsable de vos actes. Enfin, de certains de vos actes. Car il reste une zone d’ombre dans votre témoignage, il me semble. Je pense que c’est pour cette raison qu’on ne vous a pas encore relâchée. En tant qu’Inquisiteur, j’ai toute autorité pour mettre fin à cette enquête sur vous. J’ai simplement besoin que vous me racontiez tout depuis le début.

 

Sur un ton monocorde, Phersoe entreprit de répéter ce qu’elle avait déjà dit à ses tourmenteurs. Rekii l’interrompit plusieurs fois pour l’inviter à sortir de son récit, factuel mais trop détaché, débité comme un texte appris par cœur.

Petit à petit, la servante lâcha des informations qu’elle avait gardé pour elle.

Quand elle aborda la partie du Parc et de l’invocation de l’esprit primitif, Rekii insista sur le baluchon retrouvé dans un buisson par le personnel du Palais.

– Vous aviez pris la peine de transporter les affaires de la Princesse jusque là. Pourquoi vous en êtes-vous débarrassée ensuite ?

– Elle n’en avait plus besoin !

– C’est vous qui avez décidé cela ?

– Oui… enfin non… La Princesse avait récupéré le… le palet de tomp pour faire sa magie. Le restant des affaires ne servait plus à rien.

– Quel palet de tomp ?

– Celui qui était dans son baluchon.

– Elle l’avait avec elle depuis le début ?

– Oui.

Un palet de tomp, voilà qui était inédit pour une prêtresse, encore plus pour une princesse. Mais d’une manière ou d’une autre, cette pierre avait certainement contribué à invoquer l’esprit chtonien.

Phersoe poursuivit son récit jusqu’à l’épisode de la ruelle. Rekii l’interrompit de nouveau.

– Vous dites que la princesse vous a ordonné de vous soumettre à son Dyorus – sa "magie des seigneurs" – et que vous avez obéi.

– Oui.

– Je ne comprends pas. Le principe de la magie régalienne est de soumettre les esprits à leur insu, pas de leur demander leur avis au préalable.

– Je… Elle ne voulait pas me forcer tout de suite. Je crois qu’elle maîtrisait mal cette magie, et qu’elle craignait que je lui résiste. Mais elle m’aurait forcé de toute façon, si j’avais refusé.

– En êtes-vous sûre ?

Phersoe regarda furtivement l’Inquisiteur avant de répondre dans un souffle.

– Non. Mais j’ai quand même obéi. Je ne suis qu’une servante, née pour obéir.

L’échange commençait à tourner en rond. Sans réfléchir, Rekii attrapa fermement le menton de la femme pour lui relever la tête et la regarder droit dans les yeux. Des yeux affolés où perçait malgré tout une force inattendue, une volonté inébranlable. Un défi lancé à l’Inquisiteur qui en fut presque déstabilisé.

Le jeune homme réalisa alors que Phersoe avait le même âge que lui. Même génération, mais des destins complètement différents. Lui continuerait son ascension, et deviendrait riche et puissant, tandis que la servante finirait dans la misère – car il était peu probable que Négygù la reprenne à son service.

Pourtant, Rekii lisait une toute autre histoire dans les yeux de Phersoe. Cette femme d’origine modeste s’accrochait à sa brève rencontre avec la fille Darfnag comme un chien affamé à son os. Son regard clamait que son destin à elle valait mille fois celui de l’Inquisiteur qui tenait pourtant sa vie entre ses mains.

Et pourquoi pas ?  se surprit à songer ce dernier. En aidant la Princesse, la servante avait peut-être changé le cours de l’Histoire. On ne pourrait jamais en dire autant de lui qui restait sagement à sa place dans le troupeau. Phersoe, quant à elle, ne s’était pas contenté de subir ou de suivre : elle avait participé activement !

La colère de Rekii retomba aussitôt. Tout devenait clair à présent.

– Je vous ai demandé de la sincérité en échange de la liberté. Mais c’était sans compter que vous accorderiez plus de valeur à votre secret qu’à votre liberté. Certes, je pourrais exposer vos petits mensonges avec ma magie, maintenant que je sais où fouiller votre esprit, mais je n’en vois plus l’intérêt. Les Trouveurs n’ont strictement rien compris à votre relation avec la Princesse. Ah ! Pas étonnant qu’ils soient passés à côté de la Vérité !

Phersoe ne quittait plus l’Inquisiteur des yeux. Sa peur semblait avoir complètement disparu. Rekii continua :

– Car c’est vous qui avez suggéré à Dame Nynùrvidath de prendre sa place, n’est-ce pas ? Et c’est encore vous qui l’avez amenée à utiliser le Dyorus sur votre esprit. Votre rôle fut essentiel. Décisif, même. Pour une raison que j’ignore, vous avez pris le risque de subir le courroux impérial. Connaissez-vous le châtiment pour ce type de crime ?

Rekki se pencha vers la servante pour lui murmurer :

– Ils vous flagellent sur la place publique, avant de vous briser les membres à coups de barre de fer. Ils vous arrachent les ongles, les dents, votre peau, tout en vous maintenant conscient à l’aide de drogues puissantes. Enfin, ils vous attachent sur un bûcher lent. Les flammes vous consument petit à petit, pas assez vite pour vous tuer. Votre cœur résiste grâce aux drogues. À la fin, on vous tire du feu pour vous suspendre à un poteau au pied de la Colline. Les corbeaux finissent le travail. On raconte qu’ils aiment la chair rôtie… et vivante à la fois.

Quand il recula pour mesurer l’effet de ses mots sur Phersoe, l’Inquisiteur regretta aussitôt ses paroles. La jeune femme était devenue livide. Il n’avait pas l’intention de l’effrayer, il voulait simplement lui démontrer la stupidité de ses actes.

Quoique… Une partie de lui-même avait pris plaisir à lister les supplices qui attendaient la prisonnière, un peu pour lui faire ravaler cette espèce de supériorité morale qu’elle affichait inconsciemment.

Rekii se reprit. Il ne voulait pas devenir, il ne deviendrait pas l’un de ces Inquisiteurs dévorés par leur pouvoir et cédant à leurs pulsions les plus abjectes.

– Vous échapperez toutefois à ce châtiment, se hâta-t-il d’ajouter. Je n’ai rien à gagner à vous livrer aux Juges. Votre punition sera peut-être moins terrible, mais elle durera toute une vie. Je vous conseille de retrouver au plus vite votre sœur et votre grand-mère dans les Monts de Cuivre. Si vous vous attardez dans la Cité, vous serez happée par la rue sans nul espoir de vous en sortir.

Rekii tambourina à la porte et attendit patiemment que le gardien vienne ouvrir. Ce dernier prit son temps, certainement par malice. L’Inquisiteur lui ordonna alors de libérer Phersoe sur le champ.

– Main… maintenant ? bégaya le fonctionnaire. C’est que… il faut prévenir le gardien en chef, pour qu’il consigne cette libération dans nos livres. Avec votre signature, ou votre sceau…

– Alors faites ce qui doit être fait. Je n’ai pas de temps à perdre.

*

Un quart d’heure plus tard, Rekii foulait l’immense esplanade devant la citadelle. Il repéra son cocher qui somnolait sur sa calèche, un peu à l’écart de l’entrée monumentale en pierre blanche.

Avant de clore définitivement ce chapitre de la journée, l’Inquisiteur se tourna vers Phersoe qui venait de sortir à sa suite. La servante grelottait dans la brise humide et semblait un peu perdue. Rekii aurait été ému par la scène, voire troublé s’il avait aimé les femmes.

– Je ne vous propose pas de vous déposer quelque part. Je retourne à la Cité, alors que vous feriez mieux de prendre le chemin inverse. La campagne est toute proche. Tenez, ajouta-t-il en tendant furtivement quelques piécettes d’argent à la servante. Voilà de quoi regagner votre foyer. Ressaisissez-vous, gardez la tête haute, et tout se passera bien.

– Et la Princesse ? Que va-t-il lui arriver ?

– La Princesse ? Décidément, cette Nynù vous a marquée ! Ne vous inquiétez pas pour elle. Je crois qu’elle est loin d’avoir dit son dernier mot, et vous le savez aussi bien que moi. Nous entendrons reparler d’elle.

L’Inquisiteur s’éloigna en dandinant vers sa calèche. Son geste de générosité l’avait surpris lui-même, lui qui était si économe. Un peu de spontanéité ne fait de mal à personne, se défendit-il. Qui ne sème jamais de graines ne récoltera jamais rien, aurait ajouté sa grand-mère maternelle. Une sacré bonne femme dont les préceptes valaient bien tous les enseignements des meilleurs universités.

*

Rekii se fit conduire à la boutique de Poliphée, dans le quartier d’Ormynio. Le trajet prit plus d’une heure.

L’Inquisiteur trouva d’abord porte close. Un voisin s’empressa de lui indiquer un passage menant derrière le bâtiment, et qu’il emprunta non sans s’interroger sur la légitimité de son acte. En bon fils de châtelains, Rekii était très attaché à la notion de propriété privée. Mais il était Inquisiteur, oui ou non ? Certains collègues de sa connaissance auraient fait défoncer la porte principale rien que pour s’amuser.

Il trouva Poliphée dans une courette ombragée. La femme d’âge mûr était penchée sur un ouvrage de couture. Quand elle releva la tête et qu’elle vit son visiteur, un éclair de colère traversa son regard triste.

– Que me voulez-vous encore ! attaqua-t-elle sans laisser le temps à Rekii de se présenter.

– Rien, madame, euh… je…

Le jeune homme était pris au dépourvu. Poliphée lui rappelait cruellement sa mère. Même ton, même expression – sévère mais sans malice. Il se ressaisit.

– Je suis l’Inquisiteur de seconde classe Rekii de Quuryn. Êtes-vous Poliphée fille de Torsten, épouse de Rem’mat ?

Au lieu de répondre, Poliphée jeta un œil méfiant vers le mur mitoyen. Puis elle se leva en soupirant, avant de disparaître dans sa maison. Rekii la suivit après quelques secondes d’hésitation.

À l’intérieur il faisait sombre. La femme se tenait debout devant lui, de l’autre côté d’une table, les poings serrés posés sur le bois poli par les ans. Le message était clair. Rekii n’était pas le bienvenu ici.

– Que me voulez-vous, Rekii de Quuryn ? J’ai déjà tout raconté à vos copains.

– Je ne veux pas vous importuner. Je veux seulement…

– Alors dégagez ! Vous m’importunez.

– Je suis votre allié.

C’était sorti comme ça. Encore cette spontanéité qui lui jouerait un jour des tours. Rekii profita de la surprise de la femme pour réfléchir à ce qu’il allait dire. Il était en pleine improvisation. En arrivant, il comptait trouver une veuve (ou tout comme) éplorée et vulnérable, facilement manipulable. En lieu et place, il faisait maintenant face à une copie de sa propre mère.

Poliphée se servit un verre d’eau sans en proposer à son visiteur qu’elle ne quitta pas des yeux. Rekii attendit un peu avant de répéter :

– Je suis votre allié.

– Ce sont les nouvelles méthodes de l’Inquisition ? Envoyer des gamins boutonneux pour qu’on baisse la garde ?

– Vous avez déjà rencontré les Trouveurs de Vérité. Je pense que nous savons maintenant tout sur vous. Je n’ai plus besoin de vous faire baisser quelque garde que ce soit.

– Alors que faites-vous dans ma maison ?

– Je suis venu vous laisser m’interroger.

Une nouvelle fois, Poliphée fut prise au dépourvu. Elle craignait visiblement un piège derrière les paroles de Rekii.

– Posez-moi des questions sur Rem’mat, sur Hurdoy. Sur Dame Nynurvidath. J’en sais plus que vous qui avez oublié l’essentiel. Je peux vous rendre votre mémoire.

– Et qu’auriez-vous à y gagner ?

– J’espère réveiller en vous des bribes de souvenirs inédits.

Poliphée éclata soudain de rire. C’était inattendu.

– Et vous… et vous espérez que je vais trahir mon propre mari ?? Oh, mon pauvre garçon, votre naïveté est confondante !

– Nynùrvidath Darfnag a effacé tous vos souvenirs de la soirée du onzième printanier. Vous ignorez si votre mari n’est pas son otage. Ou s’il ne l’a pas suivie pour d’autres raison disons… sentimentales.

– Vous voulez dire, pour coucher avec elle ??

Le fou rire de Poliphée dura cette fois un peu plus longtemps.

– Vous venez d’un autre monde, n’est-ce pas ? Un monde agricole ? Allez, laissez-moi deviner… le Mardinal ?

Rekii devint rouge pivoine. Poliphée s’en aperçut certainement car elle n’insista pas.

– Si vous connaissiez Rem’mat, vous sauriez qu’il n’aimait que ses livres. Les femmes ne l’intéressaient pas. Enfin, si ! ajouta-t-elle tout en regardant bizarrement Rekii. Mais ce n’était certainement pas un séducteur, encore moins un romantique. Je me souviens de cette princesse. Oui, elle était très belle, pleine de grâce, éduquée… mais horriblement distante. Inaccessible. Comme si elle se prenait pour un nuage. Mon mari aurait plutôt fui ce genre de personne comme la peste.

– Même une personne aussi savante ? Je crois savoir que Rem’mat était un érudit… autodidacte. Aurait-il pu tomber sous le charme d’une véritable magicienne, la fille d’une figure historique ?

– Ça, c’est à vous de me le dire. Vous prétendiez en savoir plus que moi.

Le ton de Poliphée était redevenu froid. Rekii décida de lâcher des informations.

– La Princesse semble avoir un don inné pour s’attirer ou la haine, ou la sympathie des gens. Ceux qui choisissent son camp deviennent loyaux au-delà du raisonnable.

– N’est-ce pas là tout simplement l’œuvre de sa magie des rois ?

– Non. Elle l’a peu utilisé, et plutôt maladroitement. De plus, le Dyorus ne peut créer des sentiments.

– Alors ce que vous appelez "loyauté" n’est qu’obéissance à l’autorité suprême. Cette Nynù vient du sommet de la pyramide sociale.

– Elle est maintenant l’exact contraire de la personne la plus respectable de l’Empire. Ceux qui la suivent ne l’ignorent pas. Ils prennent des risques considérables quand bien même ils n’en tireront jamais aucun bénéfice.

– En gros, vous me dite que Rem’mat et mes amis ne sont que des imbéciles ?

– Je pars du principe qu’ils n’en sont pas. Vous n’êtes pas non plus une idiote : vous savez pertinemment bien que votre mari n’est pas parti pour régler une affaire urgente dans la région.

Phersoe soutint le regard de Rekii.

– Je ne sais que ce dont je me souviens. Et vous ne m’avez rien appris de neuf jusqu'à présent.

Rekii se lança.

– Votre mari a glissé une pierre de tomp dans les affaires de Nynùvirdath quand les Paladins sont venus la chercher, à l’auberge. C’est probablement l’unique raison pour laquelle la Princesse est revenue dans le voisinage juste après le tremblement de terre. Elle n’avait nulle part ailleurs où aller. Ensuite, et peut-être ici même, vous vous êtes tous entendus pour l’aider. Vous avez décidé de quitter la Cité avant l’aube. L’un d’entre vous a été désigné pour rester en arrière, histoire de fournir une explication plausible à votre disparition, même si je n’en vois guère l’intérêt.

– Je n’aurais jamais quitté ma boutique. Elle représente toute ma vie. Si ce que vous dites est vrai, alors c’est moi qui ai voulu rester.

– Donc mon hypothèse tient la route, selon vous ?

– Oui, sauf pour le palet de tomp : ce geste ressemble plutôt à Hurdoy. Mon mari n’est pas du genre impulsif. Quoi d’autre ?

– Nynùvirdath, ou bien votre mari, a ensuite suggéré d’oblitérer vos souvenirs de cette soirée. Ce que vous avez accepté. Juridiquement, cela fait de vous une complice et non plus une victime. Mais rassurez-vous, se hâta d’ajouter Rekii, ce serait très difficile à prouver, et j’ai autre chose à faire. Ma question est plutôt : quelle information en particulier voulait-on effacer de votre mémoire ?

– Au risque de me répéter, je ne vais sûrement pas vous aider à retrouver mes amis !

– Et vous ? Ne voulez-vous pas les retrouver ?

Le jeune Inquisiteur marqua une pause pour laisser Poliphée refléchir à sa question.

– Je crois que vous vous êtes tous un peu emballés ce soir-là, reprit-il enfin. Les événements vous ont dépassés. L’Empire tout entier est sur les traces de votre mari, tandis que votre propre vie va continuer à se dégrader semaine après semaine. Vos voisins ne vous parlent déjà plus, je me trompe ? Non, je ne me trompe pas : un jour, à défaut de mettre la main sur les félons, des impériaux viendront vous arrêter pour vous livrer à la justice populaire. Vous ne vouliez pas abandonner votre boutique, disiez-vous, mais bientôt vous n’aurez plus le choix. Où irez-vous alors ? Il y a trente-deux mondes dans l’Écarya, chacun avec ses continents, ses royaumes, ses étendues immenses…

Poliphée avait fini par s’asseoir sur un tabouret au coin de l’âtre. Les paroles de l’Inquisiteur faisaient leur effet sur elle.

– Quelque part dans votre mémoire occultée, continua Rekii, il y a peut-être une information qui vous permettra de retrouver Rem’mat.

– Je ne me souviens de rien ! s’écria la matrone. De RIEN ! Cette sorcière m’a volé le dernier souvenir de mon mari !

– La Princesse n’est pas une experte en Dyorus. Je suis sûr qu’elle n’a pas osé mettre toutes ses forces dans son sort, de peur de vous blesser, et qu’en vérité elle n’a rien vraiment effacé. J’ai utilisé le mot "occultée" en parlant de votre mémoire. Si vous me laissez faire, je peux vous aider à lever ce voile qui occulte vos souvenirs de la soirée du onzième printanier. Qu’en pensez-vous ?

– Comment pourrais-je vous faire confiance ? Vous êtes un Inquisiteur !

Comme écrasée sous le poids de son dilemme, Poliphée enfouit brusquement sa tête dans ses mains.

– Regardez-moi bien, insista Rekii d’une voix douce. Si vous me jurez qu’à vos yeux je ne suis qu’un Inquisiteur comme les autres, alors j’accepterai de partir d’ici et de ne plus revenir. Vous aurez la paix… au moins pour quelque temps. Mais jamais vous ne saurez ce qu’est devenu Rem’mat. Toutefois, si vous avez un peu de jugeote, vous verrez que je suis différent de mes condisciples. Je ne m’intéresse qu’à la Vérité. Et je vous promets que je ne ferai rien qui puisse nuire à votre mari ou à vos amis.

À la manière dont Poliphée releva la tête et le regarda, Rekii comprit qu’il allait gagner cette manche.

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Vous lisez