L'insubmersible canard en plastique (1)

Par Dan
Notes de l’auteur : Voici (enfin) le début de la troisième et avant-dernière partie !

1

 

21 janvier 2020

 

— D’accord.

Levi fronce les sourcils.

— C’est très sérieux, dit-il. Quand j’ai… Quand on a rebasculé, on a abîmé le tissu de la réalité et créé une brèche qui affaiblit cette dimension depuis maintenant trente ans. Toutes ces catastrophes naturelles, ces conflits… c’est de notre faute. Et si on ne peut pas empêcher la traversée qui déchirera bientôt la barrière en nous renvoyant vers la sphère, toi en 2011 et moi en 1990, on doit tout faire pour refermer cette faille. J’ai besoin de toi pour ça.

— Oui oui, bien sûr.

La vérité, enfin, voilà qu’elle la tient. La question et la réponse instantanées. Frankie pourrait se croire frappée d’illumination divine tant son cerveau palpite ; seul problème, seule infime déception : ça n’est pas vraiment la révélation qu’elle attendait.

Il aura fallu qu’un stalker de compèt s’introduise dans son appartement et l’accuse d’avoir causé le dérèglement climatique et la Troisième Guerre mondiale pour intégrer l’évidence : sa pulsion, sa quête éperdue, son sentiment de manque et d’absence, même ses rêves amoureux, tout ça n’est qu’un délire. Frankie n’a jamais été motivée par autre chose qu’un intérêt inavouable pour le paranormal, une inadéquation fondamentale avec le monde et un vicieux début de dépression qu’elle pensait avoir guérie et qu’elle a seulement grimée.

Elle ne saurait dire ce qui l’a fait dérailler, ce jour-là, sur l’île de Pâques ; peut-être a-t-elle vraiment subi un court-circuit cérébral, un genre d’AVC qui aurait détraqué sa chimie interne. Elle a perdu neuf ans à poursuivre des chimères auxquelles elle refusait de croire, et maintenant Frankie n’est plus certaine de pouvoir faire confiance à son propre esprit. C’est sûrement pire que la dépression, finalement.

— Je vais vous demander de sortir de chez moi.

— Frankie…

Elle ne supporte plus de l’entendre prononcer son nom, surtout pas de cette façon secrète et suppliante, celle qui pourrait lui faire croire qu’il l’a prononcé mille fois, peut-être au beau milieu de la nuit, au creux des draps.

— Je me doutais bien que ce serait compliqué, continue Levi, ses yeux de reptile cillant à peine. Je n’avais pas envisagé que tu perdrais la mémoire en retraversant. Et même en essayant de déclencher tes souvenirs, j’avais peur de toutes les difficultés que ça risquait d’engendrer…

— Sortez d’ici ou j’appelle les flics.

Elle devrait les appeler dans tous les cas, même si elle s’imagine mal leur expliquer pourquoi elle a invité son cambrioleur à boire un café. Si Levi se fait la même réflexion, il a la délicatesse de ne rien en dire et, après avoir réprimé un soupir, il se lève enfin. Frankie s’écarte de son chemin quand il prend la direction de la sortie et le suit à bonne distance.

— Je suis à l’Hôtel d’Angleterre, chambre 815, si tu…

— Partez.

Il soutient son regard, mâchoires serrées, puis baisse la tête et franchit le seuil. Il n’a pas le temps de se retourner que Frankie claque la porte derrière lui.

Dans le séjour, ses yeux aveugles survolant leurs tasses abandonnées et les traces de poudre dactyloscopique qui maculent toujours son bureau, Frankie guette et redoute un coup contre le battant ou un grésillement de sonnette. Puis elle s’approche de la fenêtre. Aucune silhouette mince en manteau de laine ne s’est embusquée dans une ruelle, mais elle sent encore son regard sur son front, dans sa nuque, partout sur son corps qui frissonne et crépite.

Minable. Pauvre conne. Elle voudrait disparaître ; pas seulement au fond de son lit, mais de la surface de la Terre. Elle a trop honte pour pleurer de rage ou de peur envers cet homme qui l’a traquée pendant près de dix ans, espionnée, envahie au point de décortiquer des centaines de secrets, d’échafauder cette histoire d’icosaèdre et de mémoire envolée, de s’insinuer dans ses fantasmes nocturnes à force de vagabonder dans sa vie. Elle ne veut même pas savoir s’il s’agit d’un canular, d’une psychose dangereuse ou d’une étude sociologique illégale – si ce Levi est un malade ou juste un connard.

Elle ne veut surtout plus jamais penser aux milliers d’images chatoyantes que son récit a fait naître dans son esprit, alors elle essaye de se concentrer : le plancher sous ses pieds, l’air froid sur sa peau, la ville grise derrière la vitre. Mais tout lui paraît fade, faux, insupportable ; Frankie a l’impression de s’être évaporée pendant quatre millénaires et elle ne sait pas comment retrouver le fil d’une vie dont le dernier tiers vient de partir en fumée.

Frankie s’empare de son téléphone. Midi. Deux heures à écouter ses inepties. Si elle cherche bien, elle a encore un goût de chouquette sur la langue et une appréhension persistante au fond du ventre. Un brouillon attend toujours dans sa boîte mail, mais elle est même trop épuisée pour répondre aux messages de la direction qui s’inquiète de ne pas l’avoir vue revenir à l’OZ après leur entretien musclé. L’adrénaline est retombée et ses trois nuits d’insomnie lui reviennent dans les dents comme un boomerang.

Elle s’immobilise sur le chemin de la chambre. Nouveau « toc-toc ». Frankie s’en veut d’éprouver autant d’impatience que d’exaspération, et elle doit maîtriser sa respiration pour ne pas s’essouffler avant d’arriver au paillasson. Mais ça n’est pas Levi qui l’attend derrière le judas.

— Madame McKenna ?

Une femme entre deux âges lui montre une plaque que Frankie ne regarde pas.

— Oui ?

— Je suis l’inspectrice Moreau. Vous avez un moment ?

Ses oreilles commencent à bourdonner, son champ de vision se rétrécit, la lumière sature. À travers le voile ouaté qui est tombé sur le monde, Frankie s’entend à peine demander :

— C’est… C’est pour quoi ?

— Je peux entrer ?

Elle s’efface pour la laisser passer – elle a l’impression de s’effacer tout court ; peut-être va-t-elle rebasculer, d’ailleurs, pas dans une dimension parallèle, mais en pleine crise, une autre convulsion cérébrale qui ruinera définitivement sa santé mentale. Des tréfonds de sa cervelle martyrisée, une pensée lui revient : elle devrait profiter de cette visite impromptue pour signaler son harceleur hors-norme à la police. Mais elle n’en a pas le temps.

— Vous connaissez Camille Fournier, n’est-ce pas ? lance l’inspectrice qui s’est invitée dans le salon et qui observe d’un œil intéressé les stigmates laissés par ses collègues de la brigade scientifique.

— O… oui, dit Frankie, et elle a peur de demander : Qu’est-ce que…

— Iel a disparu ce samedi 18 janvier.

Ses jambes flageolantes rasseyent Frankie dans le canapé. D’une voix faussement détachée, Moreau continue :

— Les colocataires de Camille attendaient son retour pour le dîner, mais iel n’est jamais rentré. Iel devait rencontrer une collègue de l’Observatoire zététique au Shannon aux environs de seize heures, d’après eux. Vous êtes bien cette collègue ?

— Oui, mais je ne sais pas… J’ai pas… Pourquoi vous me…

— Tout porte à croire que vous êtes la dernière personne à avoir vu Camille, madame McKenna. Ne vous alarmez pas, je suis seulement la procédure.

Frankie connaît les procédures, et si on en vient déjà à la cuisiner comme la suspecte numéro 1 d’une sordide affaire de meurtre, c’est que la police détient des indices bel et bien alarmants. De toute évidence, Camille n’a pas simplement décidé de prendre une semaine de vacances sans prévenir personne.

Quand Frankie braque le regard sur la tasse vide de Levi, celui de l’inspectrice le suit.

Mais elle ne la suit pas dans le vertige qui lui coupe le souffle. Et si tout était bel et bien lié, au fond ? Ses élucubrations au sujet de l’icosaèdre ? Les tentatives de dissuasion de Kasper juste avant qu’il disparaisse des radars ? Les cachotteries de la direction qui a plus ou moins admis l’avoir envoyé en mission secrète chez les sandersoniens ? Et maintenant Camille, qui s’est volatilisé juste après avoir aidé Frankie à remonter la piste de Common Science du Kahana au Collectif Sanderson ?

— Vous semblez plus inquiète que surprise, madame, insiste Moreau. Vous avez quelque chose à me dire ? Des raisons de croire que quelqu’un aurait pu en vouloir à Camille ?

Frankie en a un paquet – qui feraient sourciller n’importe quel policier sérieux. Comment vider son sac sans passer pour une complotiste illuminée ?

Cependant, aussi grotesques que ses déductions puissent paraître, Frankie détient peut-être la clé. Elle ne vit pas dans un film d’espionnage et elle n’a aucune envie de mentir aux autorités, surtout pas si chaque seconde de silence met potentiellement Camille en danger.

Sans compter qu’iel a partagé ses découvertes avec Frankie – un mail, ce n’est pas très difficile à tracer, même avec toutes les protections d’un agent de l’OZ. Si Frankie est la prochaine sur le tableau de chasse du Collectif, elle préfère que la police sache quelle piste privilégier pour retrouver les deux stagiaires avant qu’ils finissent au fond de l’Isère.

— Je sais que ça va vous paraître fou, commence Frankie. Et je sais que ce genre d’introduction est généralement très mauvais signe, croyez-moi. Mais s’il vous plaît, essayez au moins de m’accorder le bénéfice du doute.

— Je vous écoute, fait l’inspectrice en s’asseyant là où Levi s’est assis.

— Vous avez de quoi noter ?

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