Annie ne trempa pas ses lèvres dans l'eau de son gobelet. Elle lâcha le récipient qui, en s'écrasant au sol avec brutalité, éclaboussa ses pieds de verre fragmenté et d'humidité.
Le fracas aurait pu être assourdissant en d'autres circonstances mais présentement, il se noyait dans les braiments des Wolkenais. Les perruques dégringolaient par terre, les talons des escarpins se brisaient, les extrémités des jupes se tâchaient, les redingotes se déchiraient, et une quantité mémorable d'objets valeureux se perdaient.
Annie ne suivait pas les troupeaux d'affolements qui se formaient avec tant d'aisance. Elle ne prenait pas garde à l'éraflure de sang qu'avait tracé les morceaux de cristal sur sa cheville. Elle était hypnotisée par cet énorme tourbillon ténébreux. Après qu'il eût détruit le plafond si élégant du kiosque, il s'attaquait à la mosaïque de diamant qui s'écroulait déjà avec un boucan orageux. Un bout azuréen se morcelait au-dessus des têtes, le plafond avait ouvert une imprenable vue sur le ciel.
Annie avait tenté de se lever, de parcourir à grandes enjambées les mètres qui la séparaient de la sortie. Pourtant, il lui semblait qu'on l'avait impitoyablement cloué sur sa chaise. Ses oreilles sifflaient, ses yeux s'embuaient de larmes et elle frissonnait. Elle tremblait comme jamais elle n'eut tremblé.
Funeste, sulfureux, le tourbillon descendit bientôt en serpente le long du mur, barrant la sortie de son épaisse vapeur noirâtre. Le taux de hurlements augmenta, les voix épouvantées se mêlèrent. Tels d'interminables rubans sombres, le tourbillon glissa sur chaque paroi, sur chaque surface, sans un bruit, mais hélas pas sans dégât. Quoiqu'il survolât, cette chose tombait immédiatement en cendres. Il ondulait sur les piliers. Il se courbait pour passer sous les poutres. Et ces mêmes architectures dégringolaient au sol, aspirées par les cris tétanisés des Wolkenais. Poussé par un vent diabolique et inaudible, il surgit au point central du restaurant, là où jadis s'érigeait la large fontaine d'eau pure.
A cet instant, il cessa le massacre, pour qu'une flamboyante paire d'yeux rouges brillât en son centre.
Annie sursauta et s'agrippant à l’accoudoir de sa chaise, elle sut avec précision ce qu'elle ressentait. De l'horreur. Il s'agissait d'un arôme fétide, d'un arôme aussi appétissant qu'une mixture à la rognure d'ongles. Glacé, lorsqu'on le goûtait, même nos ossements se givraient. C'était une abomination trompeuse aux premiers abords, terrible au second. Annie la haïssait.
La paire d'yeux étincela encore quelques minutes terribles, jusqu'à ce que soudain, tandis que les visages se trempaient de sueur, tandis que les regards se brouillaient de terreur, tandis que les jambes flageolaient sous le poids du désespoir, tandis que les cris déchiraient les cordes vocales, ce serpent sombre s'écarta.
Si Annie aurait eu un deuxième gobelet en main, elle l'aurait volontiers brisé au sol.
Un minois perçant, ciselé de traits à la finesse incomparable se découpa du reste du tourbillon en évaporation. La peau de cette nouvelle créature était d'un blanc spectral, écoulement de lait d'où jaillissait deux rubis sphériques et captivants. Sa nuque crachotait, telle une cheminée, une nuée de cheveux sombres et vaporeux, drapant sévèrement l'arrière de son corps, puis ruisselant sur les dalles de marbre comme un fleuve sous les célestes teintes nocturnes. Bouche bée, Annie dût bien se rendre à l'évidence, cette crinière noire et le tourbillon ne formaient qu'un.
Le menton aiguisé, le nez opalin, le sourire glaçant sur des lèvres pleines... La jeune fille n'avait jamais été aussi impressionnée par un être humanoïde. L'harmonie féerique de ses lignes était ahurissante et pourtant, elle n'arrivait pas à se décider. Cette créature éait-elle redoutablement magnifique, ou magnifiquement redoutable ? Seul une évidence s'imposait à son esprit : elle se trouvait face à une pure Rosenoire. A une grande Rosenoire. A la reine des Rosenoires. A la créatrice des Rosenoires. Elle se trouvait face à Schyama.
Ses déglutitions ne furent jamais aussi bruyantes. Schyama rejeta sa massive chevelure derrière ses épaules, ce qui révéla une robe rouge et écailleuse, tellement longue qu'elle ne laissait entrevoir que des pieds nus striés d'affreuses cicatrices.
Le visage d'Annie perdit toutes couleurs lorsque la créature sépara ses deux lèvres pourpres comme quelqu'un qui s'apprêtât à parler. Ce qu'elle fît, d'une voix grave et sensuellement puissante :
- Salutations, mes faibles Wolkenais ! Aujourd'hui, j'ai décidé de la jouer cartes sur table.
Ses pieds dénudés s'activèrent instantanément. Terrifiée, Annie sentit de telles vibrations en elle que sa chaise bascula en arrière. Son champ de vision trébucha avec elle, et il n'y eut plus de Schyama, plus d'horreur, seulement une tâche céleste découpée au milieu d'une toiture défoncée. Là-haut, les nuages entamaient leurs danses nonchalantes et perpétuelles, se dénudant de leurs dentelles, puis les renfilant aussitôt. Annie aurait voulu faire durer cet instant pendant des mois. Elle ne voulait pas penser à cette dangereuse princesse déchue qui rôdait quelque part autour d'elle. Elle voulait observer le ciel, merveilleuse échappatoire. Mais hélas, la réalité la rattrapait toujours. Annie se redressa sur un coude tremblant.
- Vous croyez que votre poudrage à nez renie vos défauts ? Poursuivait la maléfique Schyama. Foutaises ! Vous vous pensez particuliers ? Balivernes ! Vous aimez croire que la naissance d'un arc-en-ciel pourrait réparer votre orgueil blessé ? Faussetés ! Vous vous croyez bien à l'abri, dans vos misérables cités ? Fariboles ! Et, comble du comble, vous pensez que la magie est votre plus grande et plus fidèle protectrice ! Niaiseries, rien que d'abominables niaiseries !
Ses paroles résonnèrent dans le restaurant en ruines, percutèrent les murs restants. Annie s'ébranla au son froid de sa voix un peu cassée, mais précautionneusement huileuse. Les yeux agrandis d'horreur, elle parcourut la pièce du regard, détaillant d'un air suppliant l'impuissance des Wolkenais. Les genoux écorchés par le verre, les jupes poursuivies par de considérables déchirures, Xia était assise au milieu des décombres, de grosses larmes plein les yeux. Solveig l'avait à moitié englouti dans ses bras, tandis que Varid broyait la main délicate de sa femme. Il semblait à Annie que c'était la première fois qu'elle découvrait le père terrifié.
Au dessus d'elle néanmoins, Schyama sucra son visage d'une poussée de sourire gracieuse, satisfaite de son impression. Puis elle ploya soudain ses genoux minces et courba son interminable colonne vertébrale pour ramasser un objet abandonné sur le plancher entaillé. C'était une coupure de journal. L'article intitulé « Une Cité menacée ».
On retient les souffles. On étouffa les sanglots. On suspendit les gestes. On écarquilla les yeux. Et Schyama débita, rayonnante de froideur :
- Mr Pollux, directeur de l’École Nationale de la Magie, Cité Blanche, deuxième arrondissement, a toujours eu des prédictions atroces et mensongères. Or il semblerait cette fois qu'il ait vu juste. Hier soir, nous l'avons apprit à nos dépens. Un bout de la Cité Blanche s'est dissolu ! Ce n'était heureusement qu'un petit bloc de pierre tenu à ses rebords. Les trésors de la Cité restent à l'abri et il n'y eut aucun dégât. Mais hélas, la triste et stupéfiante vérité nous foudroie : la magie a déserté ce lieu. La Cité Blanche se voit donc privée d'un bloc de quelques mètres. Ce n'est pas le moment de paniquer, l'enquêteur Badal s'est mis au travail avec efficacité. Les probabilités qu'il s'agisse d'une érosion naturelle sont faibles. D'après lui, cette dissolution est due à un magicien particulièrement incompétent à qui la mission de solidification aurait été donné. Reste encore à savoir qui.
Ses longs doigts osseux dansèrent langoureusement sur la coupure encré, avant de le déchiqueter sans états d'âme. L'horrible bruit de papier qu'on déchire résonna sinistrement dans la pièce. Le sourire n'avait pas quitté la face de Schyama. Au contraire, il s'était accentué, imprimant dans le lait de sa peau deux charmantes fossettes.
- Cet article est une preuve solide, hum ? Vous êtes en danger.
Du bas de son siège renversé, Annie sentait sa tête tourner. Où voulait donc en venir Schyama ? Qu'ils étaient dans une situation apocalyptique et sans issue ? Dans ce cas, elle aussi devrait être effrayée. Alors quoi ?
Annie se rendit compte qu'un goût poisseux lui pesait sur la langue. Instinctivement, elle lui chercha une émotion appropriée jusqu'à ce qu'elle se souvienne à quoi appartenait cet arôme métallique. C'était l'arôme du sang. Son menton en était barbouillé.
- Mais contrairement à vos cruelles pensées, je n'ai rien à voir avec cet apocalypse inédit. Comme vous, je l'ai appris il y a peu. Une semaine environ.
Les pieds nus de Schyama claquèrent contre le parquet, pleins d'autorité. Un bref instant, son sourire ne transmit plus aucune émotion. Son sourire n'avait de sourire que la forme. Mais bien vite, trop vite, il refit une diabolique apparition pleine de joie malveillante, se fendant sur une dentition étincelante. Schyama se régalait de la situation.
Annie chercha à fermer les yeux, ne voulant plus croiser le regard sanglant de la princesse déchue. Hélas, même ses paupières étaient mal éduquées. Elles restèrent fermement ouvertes.
- Mais il y a une différence primordiale entre moi et vous, mes faibles Wolkenais. Vous, vous n'êtes que des petits innocents qui attendent la fin de l'enquête pour connaître le coupable de la perte de la magie. Puis lorsque celui-ci sera décapuchonné, vous vous vanterez de dire « Je le savais ! » bien que vous n'aurez jamais remué le petit doigt pour le signaler à vos supérieurs... Moi, au lieu d'agir avec un esprit aussi niais, j'ai enquêté moi-même. Et je connais déjà le coupable.
Ses paroles jetèrent un terrible froid dans l'assistance. Cernés, horrifiés, prisonniers et désespérés, le moindre des Wolkenais avait choisi de se pendre à ses lèvres écarlates. Ces mêmes lèvres remuaient avec sensualité et exotisme si bien qu'Annie songea que dans une autre vie, Schyama aurait pu se muer en séductrice professionnelle. On ne pouvait qu'être soufflé par la ténébreuse sculpture de son visage sans défaut. S'ils n'avaient pas été aussi redoutables, ses prunelles rouges lui vaudrait déjà une interminable liste d'admirateurs. Le galbe généreux de sa poitrine courbait la finesse de sa robe écailleuse et de là, on devinait la douceur crémeuse de la peau de ses bras découverts.
- Je connais le coupable, répéta la sublime adversaire, comme pour faire durer le suspens.
Son regard étincela.
- La coupable.
Et pour la première fois depuis qu'elle parlait, Schyama remarqua Annie. Ses yeux de braises la détaillèrent entièrement, flamboyants et chatoyants, pour finalement s'enraciner dans les siens épouvantés. Annie se sentait nue sous l’aplomb d'une telle œillade. Un malicieux filet de sueur chemina le long de sa joue. Mais le pire était à venir. Schyama cracha soudain des mots lourds et puissants, des mots sifflants et bouillonnants, des mots délicats et précieux, des mots caressants et sulfureux, des abominables mots qui retentirent tels un tintamarre dans les crânes nauséeux.
- Annie Cynthia Blouney est cette coupable.
Annie hurla. Elle hurla jusqu'à ce que les bras visqueux du reproche la giflèrent magistralement. Elle hurla en avoir mal à la tête. Elle hurla à en briser les auditions, à s'en casser les cordes vocales. Elle hurla jusqu'à ce qu'elle ne sente plus son corps. Elle hurla jusqu'à ce que les larmes lui délavent la vue. Elle hurla jusqu'à ce que ses muscles se décrispent soudain. Elle hurla tellement que son hurlement devint rugissement. Elle hurla jusqu'à ce qu'on ne puisse plus qualifier cette action de « hurlement ».
Puis lorsqu'elle n'eut plus de force, lorsque le désespoir s'écrasa complètement sur son cœur bégayant, elle se tut. Au sol, son corps ne ressemblait plus qu'à un amas d'os et de peau, de larmes et de sueur, de douleur et de longs cheveux noirs, de respirations saccadées et de questionnements. Elle, coupable ? Qu'avait-elle donc pu faire de si dangereux ? Schyama se trompait sûrement... Et pourtant, l'assurance qui dominait la voix de la princesse déchue prouvait le contraire. Un sanglot lui bloqua la respiration. C'était donc cela, la fameuse Prophétie ? Qu'elle allait détruire ce monde ? Les pégases étaient du camp ennemi ?
- Annie est étrangère, pire : humaine ! Jacassait suavement Schyama. Et mon enquête m'a amené à une redoutable révélation. L'être humain détruit la magie...
Ces mots tournèrent, touillèrent dans l'estomac d'Annie tel un infect mélange de peur et de rage. Sa tête, de son côté, radotait tel un tourne-disque, à moins que se soit Pudubec. L'être humain détruit la magie...
- Il s'agit d'un mécanisme certainement incontrôlable, mais à chacune de ses inspirations, l'être humain avale quelques gouttelettes de magie. Mais au lieu de les expirer aussitôt comme tout Nuageux le ferait, il le conserve bien soigneusement dans son corps. Ce n'est pas volontaire sa part, évidemment. Or, si un humain reste trop longtemps dans le Monde des Nuages, nous pouvons très bien voir où cela nous mènera. Un bloc de la Cité Blanche, abîmé dans le vide !
L'être humain détruit la magie... Baignée de douleur mentale, Annie se redressa dans un gémissement. Elle ne voulait pas croiser, pas même effleurer les regards scrutateurs des Wolkenais de spectacle. Elle ne voulait pas regarder l'expression des passagers de Scintillam, ces alliés inespérés qui ne le seront sans doute plus jamais. Elle ne voulait pas apercevoir l'état de sa robe pourtant fraîchement achetée. Elle se fit donc violence pour rencontrer dans le sillage de sa vue le visage de Schyama, et son visage seul.
La femme souriait. Les fossettes creusaient son teint d'ivoire, et ses yeux lançaient des étincelles inquiétantes. Complètement insensible à l'impact de son discours, on aurait dit qu'elle se retenait d'éclater de rire.
- Après ce bloc, ce sera pire. Vos habitats tomberont en ruines...
Elle se pencha vers une jeune noble dont les bouclettes anormalement vertes caressaient ses joues rougies de larmes.
- Plus de boutiques, hélas... Plus de vêtements extraordinaires...
Le regard rouge de la princesse s'illumina à la vue d'une fillette perdue au milieu des cendres. D'un geste dépourvu de tendresse, elle sécha ses pleurs trop bruyants à son goût, puis reprit :
- Plus la même dose d'énergie... Plus de châteaux... Plus de Cités... Plus de Wolken... Plus de Portes...
Un peu plus loin, elle releva le menton d'un jeune homme ressemblant étrangement à une horloge pour lui souffler au visage :
- Plus de Monde des Nuages !
Et, à la hauteur d'un vieux monsieur au crâne bleu et dégarni :
- Plus rien.
Annie ne pleurait plus. Sa douleur était trop lourde pour que des larmes coulent et l'humaine savait que sangloter ne servirait à rien. Annie ne reniflait plus. Depuis plusieurs minutes, elle avait une abondante coulée de nez. Mais l'état de son visage ruisselant d'eau, de morve fusionnée de sang lui paraissait comme le cadet de ses soucis. Elle se concentrait sur les diverses explications à ses interrogations. La goutte de magie intérieure qu'elle avait versé à MajHabie n'était que celle qu'elle avait inspiré quelques jours, ou quelques heures plus tôt.
Ce n'était pas un acte miraculeux. Il s'agissait seulement d'un signe qui prouvait ses crimes inconscients. Annie s’affaissa sur le parquet, ravalant son haut-le-cœur. Elle n'était pas la bienvenue ici. Elle était une étrangère, qui devra fuir sous les tomates et les injures. Plus elle songeait, plus ses pensées devenaient une ardente fournaise qui consumait son espoir. Puis soudain, une voix hésitante, à peine audible et chevrotante vient s'infiltrer dans ses oreilles. Annie regarda autour d'elle. Xia s'était levée.
En vérité, la jeune coquette lui était presque méconnaissable avec son air misérable. Son extravagante coiffure perlée se réduisait maintenant à un mélancolique tortillon de boucles, et le reste de ses cheveux pendaient, larmoyants, tout autour de son visage strié de maquillage dégoulinant. En effet, son rouge à lèvres pourtant si bien appliqué, déteignait sur ses joues et son nez. Le soleil au fond de son regard avait considérablement blêmi, sans perdre pour autant sa singulière flamboyance. Les sourcils froncés, la manche de son ombrelle pincée, l'épaisseur de ses jupons volatilisé, elle relevait le menton avec détermination.
- Taisez-vous, Madame Schyama, lâcha-elle d'une voix fêlée.
Annie ne savait pas à quoi elle jouait mais ce qu'elle était certaine, c'était que Xia ne faisait pas le poids face à la Princesse des Ombres. Ses parents se rangeaient sûrement de son avis puisque, le ton suppliant, ils essayaient à grand peine de la tirer en arrière.
Schyama, de son côté, avait le regard de quelqu'un en pleine séance de divertissement. Ses prunelles flambaient avec beaucoup trop d'intensité.
- Mademoiselle Xia de Scintillam.
Xia contracta les mâchoires à l'entente de son nom.
- Comment connaissez-vous mon identité ?
Pour toute réponse, Schyama éclata d'un rire aérien et assez mystérieux il faut bien l'avouer, tandis qu'un filet de poussière tombait du plafond.
- Je sais tout, ma petite. Minuit m'informe de toutes vos misérables existences...
A ses mots, auréolé d'un chant mélodieux, un majestueux volatile à la robe noire, d'où jaillissait un bec argenté et délicat, voleta jusqu'à sa maîtresse. Annie n'avait jamais vu un tel oiseau. Son interminable queue aux plumes ondulées fouettaient furieusement l'air et au creux de ses pupilles sombres brillait une intelligence hors du commun. Il se percha fièrement sur l'épaule pâle de Schyama, dévisageant Xia avec curiosité.
- Vous savez donc qu'Annie a craché son onde, à MajHabie ? Dit celle-ci d'une voix qui ressemblait à du cristal. Et que c'est vous qui racontez n'importe quoi ?
Annie n'avait jamais vu Xia dans une si mauvaise posture. La lèvre inférieure tremblotante et un sillage de sueur ruisselant sur son front, elle pouvait mal cacher sa terreur. Surtout quand Schyama la gratifia d'un grand sourire aussi féroce que suave.
- Vous devriez bien réfléchir avant de prendre la parole, ma chère. Votre intervention s'avoue d'une complète inutilité.
Elle la planta avec ces mots, tandis que ses pieds balafrés se remettaient en mouvement. Royale, Schyama visita en long et en large le kiosque, escortée par sa longue traîne de cheveux noirs et nuageux. Les corps avachis s'écartaient sur le chemin ombreux qu'elle traçait avec cette rivière obscure.
- Certes, Annie a « craché son onde » à MajHabie. Certes c'est un miracle parce que c'est un être humain. Mais c'est cet acte exactement qui soutint mon précédent verdict. Comme Annie a inspiré de la magie, et que cette magie s'est dissolue dans son corps, elle peut toujours l'extirper comme tout Nuageux le ferait : en crachant son onde.
La princesse déchue tourna vers Xia un minois éclatant.
- Merci d'avoir soustrait cette information, mon enfant. J'imagine que ce n'était pas très clair pour tout le monde.
Xia n'éclata pas en sanglots en plein milieu du kiosque. Elle le fit dans les bras de sa mère, aussitôt accourue au son de ses hoquets qui frôlaient l'indécence. Contrairement à la plupart des Wolkenais, Solveig avait subi peu de dégâts, sinon que des tâches et coupures maculaient les extrémités de sa robe. Décoiffés, ses cheveux ressemblaient plus que jamais au soleil de midi et le plus absurde dans tout cela, était qu'elle avait encore sa pipe dans la bouche, solidement coincée entre deux dents.
La tignasse échouée autour d'elle, le crâne heurté au sol, les yeux mi-clos de souffrance, Annie regarda cette habituelle Solveig avec un sentiment d'irréalité. Il y avait deux heures à peu près, elle n'était encore qu'une jeune fille assoiffée de réponses à toutes ses questions existentielles. Jamais elle ne se serait douté qu'elles étaient aussi lourdes et cruciales. Sa poitrine se relâcha en soupir. Tout bien considéré, en prenant du recul, elle aurait préféré ne jamais connaître la vérité. Naviguer éternellement sur les voies troubles de l'innocence.
Mais il était trop tard pour regretter. Trop tard pour reculer. Annie ferma les yeux, puis les rouvrit précipitamment. Le présent ne lui laissait hélas aucune échappatoire et elle allait en assumer les conséquences. Elle devait assumer les conséquences.
Pour le meilleur ou pour le pire, son destin se gravait devant ses yeux. Elle fuirait d'ici, coûte que coûte, et qu'importe les desseins. Pour sauver ce monde inédit.
Annie déglutit. Loin de l'exciter, la perspective d'avoir un univers entier entre ses mains la révulsait atrocement. La révulsion possédait un goût piquant, qui acérait les papilles. Cet arôme impensablement épicé faisait tituber, déglutir bruyamment, ou encore froncer le nez – ce que fit Annie, tout en reniflant. Elle recueillit une dernière larme sur son ongle avant de se redresser en position assise.
- Madame Schyama !
Xia, arrachée de l'étreinte de sa mère, tint à nouveau tête à la Princesse des Ombres. Si son courage impressionnait toute l'assemblée, elle ne semblait pas du tout sûre d'elle. Son corps se bousculait de frissons effrayés.
Deux flaques de sang dévièrent vers sa silhouette tremblotante. Les yeux de Schyama considérèrent sévèrement le tas de bouclettes qui s’amassaient confusément sur son crâne, la pente de son nez mouillé d'humidité et son teint habituellement orange qui penchait dangereusement du côté blanc. Puis ses joues de lait rechaussèrent leurs fossettes.
- Je vous écoute, mon enfant, articula-elle sur le ton d'une institutrice bienveillante.
- Vous êtes heureuse. (Voyant l'effet troublant que produit ses dires sur les Wolkenais, Xia se relança, le ventre gonflé par ses profondes inspirations, les doigts jouant avec les perles de son décolleté :) Le monde s'apprête vraisemblablement à plonger dans une apocalypse inédite, et vous, vous savourez la situation. Pourquoi ? Que je sache, votre Cité, vos biens sont aussi de magie.
Désormais debout, Annie pouvait bien voir l'expression de Schyama – une expression tout à fait glaçante. Ses fossettes s'accentuaient, la lueur rouge de son regard s'intensifiait.
- Il existe une ressource... Lâcha-elle avec tellement d'intensité qu'Annie se ressentit défaillir. Une ressource plus puissante encore que la magie. Une ressource... qui me sauvera. Si vous vous rangez chez les Rosenoirs, vous serez sauvés avec moi. Dans l'autre cas, vos corps s'abîmeront dans le vide.
Des hurlements épouvantés, des pleurs d'enfants et des genoux qui heurtèrent violemment le sol joignirent la fin de ses paroles. Xia s'écrasa de tout son long par terre, au beau milieu d'un entrelacs de verre et de poussière, de pieds de chaises et d'eau. Schyama ne souriait plus, elle riait.
Puis, avec la rapidité d'une cascade de lave en fusion qui se précipite dans le néant, elle fut sur Annie. De là, Annie la trouvait plus que jamais redoutable. Plus que jamais majestueuse. Plus que jamais diabolique. Son interminable rivière de cheveux voletait en arrière, impactée par un vent nouveau. Sa robe d'un rouge aussi éclatant que celui de ses yeux, rehaussait sa poitrine d'un exotique galon de velours, contrastant superbement avec le reste de l'ouvrage, des écailles draconiennes qui accrochaient la lumière du soleil.
Mais Schyama ne cessait jamais de s'approcher. Et lorsque ses doigts laiteux s'élancèrent vers elle, il était trop tard pour se dégager.
Annie crut qu'elle allait mourir d'épouvante. Sa sueur ruisselait dans ses yeux, suivait la pente vertigineuse de son nez, puis gouttait finalement de son menton. Les doigts de Schyama dansaient sur son visage trempé, glissaient sur la ligne de sa mâchoire supérieure et coulait sur son arcade sourcilière. Sa main était glacée, ses gestes lents et précis. Son visage semblait si proche de celui de la jeune fille qu'elle pouvait en extraire des effluves de son haleine.
- Annie... Murmura-elle de sa voix sucrée. Je te dois tout les remerciements du monde... Grâce à toi, je gouvernerais sûrement la Wolken... et plus encore. (Ses doigts malaxèrent mollement les joues de l'humaine, essayant vainement de se débattre) Tu es mon nouveau jouet, Annie, et moi l'heureuse petite fille... Et comme je tiens à ma poupée toute neuve, je ne laisserais personne ne lui faire du mal... Merci, Annie.
Et sur ce, dans un tourbillon de cheveux, de ténèbres, de fumée et de rire démoniaque, Schyama s'évapora.
L'apparition de Schyama restera pour toujours phénoménale. Je ne sais pas trop quoi dire d'elle à part qu'elle est déjà une antagoniste inoubliable. Et Xia qui prend son courage à deux mains ^^ une belle évolution de son personnage
Merci pour ce joli réconfort <3
Pluma.
Je me doutais bien qu'Annie y était pour quelque chose dans cette chute d'une partie du monde des Nuages. Mais sans savoir de quelle manière.
Sa vie se complique d'un coup... Elle passe d'orpheline sous tutelle à responsable d'un monde. De quoi déstabiliser.
Xia n'est donc pas que superficielle, malgré ses manières...
Vivement la suite!
Dans tout le début du livre, l'image que renvoie Annie est un soucis pour elle. Le regard des autres une source de malaise.
Et justement, elle vient enfin d'obtenir un vêtement qui devrait changer tout ceci mais le sujet n'est plus vraiment abordé.
Certes, le passage chez le tailleur sert aussi de révélateur par rapport à sa condition d'humaine et son lien avec la magie, mais son image est un aspect qui a soudain disparu alors qu'il paraissait important auparavant.
Xia est un personnage plein de facettes, elle hante depuis si longtemps ma tête qu'il m'a presque parut "facile" d'en faire un personnage complexe. Je suis assez fière du résultat.
Effectivement, malgré ce qu'elle aimerait démontrer, Annie se soucie extrêmement de son apparence. Je n'ai pas vraiment fait exprès d'appuyer sur ce point et étant donné tout ce qu'il lui tombe dessus, je n'ai plus du tout pensé à cette "branche" de sa personnalité pour me concentrer sur ces autres ressentis.
Pendant l'intervention de Schyama, je ne vois pas trop pourquoi j'aborderais ce sujet mais j'imagine qu'il serait préférable de l'aborder plutôt dans le chapitre précédent, lorsque les passagers de Scintillam et elle mangent tranquillement au Kiosque ?
Merci beaucoup d'avoir relevé cette remarque, elle peut en effet m'être bien utile ^^
Pluma.
Pour Xia, tu peux être fière, c'est un personnage multifacettes en effet, inquiétante, fantasque et courageuse. On hésite entre un réel attachement envers Annie ou une simple utilisation comme divertissement ou faire-valoir. Ce personnage est un vrai plus pour l'histoire !
Quelques remarques pour répondre à la note d'auteur :-) :
-La description de Schyama est très répétitive : plusieurs fois, tu soulignes sa robe rouge, sa beauté, etc. J'adore la première description puis la deuxième, celles qui suivent sont très belles, certes, mais ne sont pas utiles, je pense. L'imagination du lecteur comblera les trous, sans souci... ^^
-J'ai trouvé un ou deux petits problèmes de concordance vers la première partie du chapitre (ça fait un peu bizarre).
-Pour l'action, je te proposerais des phrases plus courtes pour entraîner le lecteur, et moins de descriptions.
-Pour finir, je préciserais les réactions d'Annie (ce n'est peut-être que moi, mais j'ai eu du mal à toutes les comprendre).
Je n'ai pas été trop brusque, hein ? O.o
Autrement, la petite famille est adorable. Xia, je l'aime bien ! Ton explication de la Magie, je l'adore. Vrééééément !
Bon, voilà mon ressenti par rapport à ce chapitre, et à très bientôt j'espère (je vais essayer d'être plus régulière, sinon j'oublie tout !). J'espère aussi que mes remarques sauront t'aider ou du moins t'aiguiller ;-)
Sinon, whaaa, beaucoup de nouveautés, mais je suis contente d'en savoir plus héhé, pour moi c'est dense et riche à la fois, on ne se perd pas dans le flux d'informations. Juste que j'ai du mal à cerner Schyama, pourquoi jouerait-elle cartes sur table plutôt que de laisser enfler la rumeur et la Wolken se déchirer ? Je serais curieuse d'en savoir plus. Puis, à nouveau, pourquoi Annie a été sauvée ? Ça a forcément un lien!
Hum, hum. Je ne répondrais pas à ces interrogations, mais ça fait (encore) super plaisir de savoir que le suspens est bien tenu !!!!!
Merci ❤
Beaucoup de questionnements autour d'Annie.
Juste quelques remarques : J'ai été un peu perturbée par le fait qu'elle hurle quand Schyama lui fait savoir qu'elle est coupable. Je n'ai pas trouvé que c'était la réaction la plus appropriée. Peut-être un peu trop excessif à mon goût.
Une autre : "Cette créature est-elle redoutablement magnifique, ou magnifiquement redoutable ?" Fais attention : tu as tourné au présent ;)
Sinon, ça me va dans l'ensemble, j'ai pas relevé de choses qui m'ont dérangée plus que ça. Bref, j'aime toujours autant et j'ai hâte d'en savoir plus.
A bientôt !