Giselle frappa à la porte du bureau de son père sans se faire annoncer. D’un geste, elle congédia le majordome Clovius, qui arrivait dans le couloir avec un plateau-repas.
En voyant les deux verres posés sur le socle, la jeune femme comprit que son père n’était pas seul dans la pièce.
— Ouvrez ! fit la voix sèche du Duc derrière la planche de bois sculptée.
Giselle entra.
Son père, accompagné d’Iphigénie, releva la tête. Un sourire apparut sur son visage.
— Te voilà enfin, par les Dieux, tu as une mine affreuse !
— Giselle, vous ne devriez pas vous laissez aller…, ajouta sa belle-mère en se levant du canapé.
Le regard sombre de Giselle tomba sur Iphigénie, qui cligna des paupières, éberluée. Jamais auparavant sa belle-fille ne l’avait observée ainsi.
— Je souhaite m’entretenir seule avec mon père.
— À quel propos ? demanda celui-ci en s’enfonçant dans son fauteuil.
— Au sujet d’une affaire privée.
Le Duc fronça les sourcils et secoua les bras avec nonchalance. Il n’aimait pas le ton dans la voix de Giselle.
Iphigénie à raison, ma fille en fait beaucoup trop…, pensa-t-il avec agacement.
— Nous sommes en famille, entre nous, il n’y a rien de privé.
Giselle pinça des lèvres et un silence glacial tomba sur eux.
Iphigénie, tout d’abord vexée d’être mise à l’écart, observa sa belle-fille avec curiosité. Elle n’avait jusqu’alors jamais montré de colère ou d’impatience. Elle se rassit sur les épais coussins brodés, résolue à connaître la raison de cette subite expression d’humeur.
— Je vous demande de quitter la pièce, Iphigénie, annonça pourtant Giselle.
Sa belle-mère recula des épaules, accusant le choc. Elle tourna la tête vers son mari, cherchant déjà du soutien, la bouche entrouverte. Le visage du Duc était devenu dur comme de la pierre.
— L’affaire concerne la famille impériale, ajouta sa fille en le regardant droit dans les yeux.
L’homme s’enfonça dans son fauteuil et se rappela que l’ancienne bonne de l’Impératrice venait tout juste de quitter la maison. Il fit signe à sa femme de partir.
Iphigénie se leva sur ses deux pieds, furieuse, et quitta le bureau sans cacher son mécontentement.
Une fois seuls, le Duc observa sa fille, si petite et menue, les cheveux en bataille et les traits cernés. Elle n’avait jamais été du genre à se montrer rebelle ou provocante. Savait-elle quelque chose qu’il ignorait ?
— Je t’écoute, dit-il avec un ton plus calme.
— Dusan et Léonie ont une liaison.
Le Duc de Hautebröm haussa les sourcils, étonné. Il vit la colère et la rancune dans les yeux de Giselle.
— J’ai découvert leur correspondance. Étiez-vous au courant ?
Son père se gratta la tête et poussa un soupir. Il garda le silence.
Giselle retenait ses larmes, enfonçant ses ongles dans la paume de ses mains. Elle fixait ce père, au dos voûté et aux bras tordus, qu’elle avait tant admiré dans sa jeunesse.
— Non, lâcha-t-il, je l’ignorais.
Il souffla encore et leva les mains, comme pour prouver son innocence.
— Et qu’est-ce que cela peut faire ?
Giselle regarda les mots sortir de la bouche de son père, sans y croire pour autant.
— C’est… Vous m’avez bien entendue ? articula-t-elle entre fureur et stupéfaction.
— Oui, oui, je vous ai entendu…, soupira le Duc. Vous êtes tous très jeunes, ce sont des enfantillages.
— Vous tolérez que mon honneur soit…
— Votre honneur ! répéta le Duc en haussant des épaules. Mais qu’est-ce qu’il a, votre honneur ?
— Mais… nous ne pouvons pas tolérer cela ! s’écria Giselle, nous ne pouvons pas laisser passer ce… cette insulte ! C’est une calomnie envers notre famille, les Hautebröm… Vous ne pouvez pas rester sans rien dire !
Le ton de Giselle parti dans les aigus, effrayée, elle continua d’élever la voix :
— Nous ne pouvons pas continuer les choses dans ces conditions, il est impossible à présent de leur accorder notre confiance !
Son père serra les accoudoirs du fauteuil, piqué au vif :
— Pourquoi dites-vous « nous » ? Que voulez-vous que je fasse ?
— Rompez les fiançailles, faites partir Léonie de la maison !
— Mais es-tu devenue folle ? Il en est hors de question, tu m’entends ? Hors de question !
Les yeux de Giselle s’embuèrent de larmes. Ainsi, son père avait fait son choix depuis longtemps… Au fond d’elle, la jeune fille l’avait pressenti. Mais jamais auparavant il n’avait haussé le ton sur elle.
Son cœur se serra pour finir à nouveau brisé. Il était fâché après elle ! Furieux, alors qu’elle n’avait rien fait ! Une terrible vague de colère monta en elle.
Le Duc se redressa subitement, en voyant l’expression enragée de la jeune femme.
— Vous souhaitez gâcher mon mariage tout ça parce qu’un prince vous a fait pousser des cornes ? Mais à quoi vous attendiez-vous ? À rester amoureux toute votre vie ? Qu’est-ce que cela peut faire, si le troisième prince épouse ma fille et prend pour maitresse la deuxième ! Est-ce que c’est ma faute, s’il préfère l’autre ? Vous et vos grands airs, arrêtez de vous croire mieux que tout le monde, tenez votre rang ! Vous parliez de l’honneur de la famille et vous voulez rompre vos fiançailles alors que vous avez donné votre parole devant l’Empereur ?
Gisèle prit son visage entre ses mains, secouée de larmes, refusant d’entendre les terribles mots de son père.
— Vous hurlez, telle une hystérique !
— Je ne suis pas hystérique ! rétorqua la jeune femme d’une voix étranglée, remplie de désespoir.
— Des souverains avec des amants, il y en a toujours eu ! Même Augustina la douzième en avait ! Si vous voulez que tout se passe bien, soyez amie avec Léonie, c’est le mieux que vous puissiez faire. Elle est restée souriante malgré tout cela, elle au moins, elle a conscience des choses ! Et Dusan sera content !
Un coup de poignard transperça le dos de la jeune femme, qui se redressa. Les souvenirs des mots échangés entre les deux amants lui revinrent en mémoire, une nouvelle nausée la prit à la gorge.
Au travers de ses longues boucles emmêlées, l’œil gris de Gisèle fixa le Duc. Une flamme brillait dans sa pupille.
— Jamais, annonça-t-elle d’un ton sans réplique.
La jeune femme tourna les talons et se précipita vers sa chambre. En chemin, elle croisa de nouveau Clovius.
— Faites atteler la voiture, lui ordonna-t-elle, je pars pour Hautebröm.
Le soir même, le carrosse de Giselle, tirée par quatre chevaux, s’échappa dans la nuit. Elle laissait derrière elle la formidable berline prêtée par la famille impériale et les deux gardes en uniforme. Au travers des rideaux, le regard brillant de Léonie s’était braqué sur les roues en marche, qui avait disparu à l’angle de la rue.
Gisèle fit le voyage d’une traite, imposant à Constance et à son chauffeur un rythme épouvantable. Fixant le paysage défiler sous ses yeux, elle ne desserrait pas les dents. Elle ressassait sa colère, passait de la rage au désespoir, choquée par les paroles de son père.
Son bonheur, semblait-il, n’avait jamais eu d’importance pour lui.
Constance essaya de la faire parler, afin de connaître les raisons de ce soudain départ. La suivante était chiffonnée de quitter si rapidement la capitale et de retourner à Hautebröm. Loin de la ville et de Léonie, elle allait s’ennuyer.
Giselle avait également ordonné à ce que toutes ses affaires soient livrées dans le mois à la demeure principale. Tout le monde compris qu’elle s'éloignait de Lengelbronn pour longtemps.
En arrivant sur ses terres, Giselle ralentit l’allure.
Les habitants reconnurent sa voiture. La jeune femme prit alors le temps de voir l’étendue des inondations et l’avancée des travaux sur les digues de la rivière.
Auprès des sujets du Duché, Giselle se détendit.
Ici, au moins, je peux faire quelque chose…, pensa-t-elle les larmes aux yeux. Si mon destin est de me marier puis de m’exiler à Hautebröm pour toujours, alors je m’y résignerai.
Mais elle se rappela qu'Iphigénie devait la remplacer tôt ou tard, et cela plongea la jeune femme dans une nouvelle tristesse. Où résiderait-elle si Léonie devenait la maitresse officielle de Dusan ?
Giselle connaissait chaque village et chaque marché sur ses terres, et entretenait d’excellentes relations avec les barons et les marquis.
Et si je me mariais avant, avec un homme que je ne verrais jamais ? se questionna-t-elle. Impossible, j’ai donné ma parole à l’Empereur d’épouser Dusan… Mais aussi à l’Impératrice Carolina.
La jeune femme avait souvent pris l’habitude de serrer entre ses mains le délicat mouchoir brodé. Elle ne pouvait se résoudre à fuir.
Tout quitter, c’est trahir la couronne et mon pays…
Lorsque la voiture traversa les grilles du château de Comblaine, des domestiques attendaient son arrivée. Ce fut la vision de ces visages familiers qui redonnèrent le sourire à Gisèle.
Leur maison à Lengelbronn n’était rien comparée au faste de cette résidence familiale.
Le château du Duché était une gigantesque demeure déjà vieille de plusieurs siècles, parfaitement entretenue et conservée. Ses façades élégantes s’élevaient sur quatre étages et l’on pouvait distinguer au loin les grandes fenêtres miroitantes qui s’étalaient de tous les côtés.
À l’intérieur, une armée de domestiques y résidait à l’année, travaillant dans une valse de tâches en tout genre qui ne connaissaient ni commencement ni fin.
Durant l’été, les Madalberth recevaient beaucoup, organisant des réceptions et des évènements qui sollicitait toute la région. Les parcs et les jardins étaient immenses et on y jouait des compétitions sportives.
En posant les pieds sur le perron, Giselle remarqua de nouveaux visages :
— Vous avez eu besoin d’embaucher du personnel ?
— Madame la Duchesse a demandé un remplacement parmi les employés de la maison, répondit la gouvernante.
Gisèle ne put s’empêcher de souffler du nez, Iphigénie avait déjà commencé à travailler.
— Votre Grâce, nous vous avons préparé un bain chaud, comme d’habitude.
Giselle hocha la tête, fourbue.
Le lendemain, la jeune femme se leva de bonne heure. Elle avait réussi à dormir quelques heures.
Habillée d’une simple robe de jour, elle déambulait dans les couloirs déserts du château, résolue à réfléchir à son avenir.
Elle contempla longuement les jardins et observa les rayons pales du soleil d’hiver. Au loin, une biche traversa la vaste pelouse pour se perdre dans la forêt.
Je pourrais continuer à travailler, avec le temps, je pourrais m'y faire... Après tout, le Prince Héritier Joren n’habite pas avec sa femme…
En regardant le jour se lever, des souvenirs revinrent à sa mémoire. Elle vit le visage de Dusan, ses mains douces et ses yeux brillants. Elle se a de leurs après-midi complices…
Pourquoi ?..., pensa-t-elle encore. Pourquoi m’avoir tant menti ?
— Votre Grâce ! appela soudain la gouvernante.
Giselle tourna la tête et remarqua que la vieille dame avait l’air fortement préoccupée
— Un messager pour vous ! annonça-t-elle.
Elle laissa sa place à un émissaire portant une livrée impériale.
La jeune femme regarda l’étranger, qui se présenta en quelques mots. L’homme en uniforme sortit d’un repli de son manteau, un rouleau en tissus rouge écarlate.
À la vision de l’objet, le souffle lui manqua. La gouvernante écarquilla des yeux et se ramassa au sol. Giselle chancela et s’agenouilla à son tour.
— Voici la parole de l’Empereur Auguste IX, clama-t-il en ouvrant le rouleau d’un geste sec.
Le sang se mit à battre les tympans de Giselle, qui écouta, sans trop comprendre :
— Gisèle Prunille Le Tholy de Madalberth, première fille du Duc de Hautebröm, vous êtes accusée de trahison envers la famille impériale. Vous avez menti au pays de Dalstein, à son peuple et à l’Empire. Vous êtes assignée à résidence jusqu’à ce que l’Empereur décide de votre punition face à vos mensonges et à l’imposture que vous avez montée de toute pièce, afin de vous unir avec Son Altesse Impériale, le Prince Dusan Tritis.