Les mains ridées du Duc de Madalberth froissèrent le journal avec une poigne terrible. Un cri sortit de sa gorge, sous le choc, son regard croisa celui de Clovius, le majordome.
Le serviteur baissa subitement la tête, en proie à la plus grande confusion.
Toute la domesticité était également en émoi, dans les étages inférieurs. La une des nombreux journaux et magazines ne parlait que de cela. C’était eux qui réceptionnaient les paquets apportés par les crieurs des rues. Sous le fer à repasser qui servait à défroisser le papier, tous avaient pu voir le visage de Giselle imprimé en grand, ainsi que les gros titres.
— Qu’est ce que c’est que cette histoire ? hurla le Duc en se tournant vers son secrétaire.
Le second homme, pris au dépourvu, ne savait que dire. Lui aussi découvrait la retentissante annonce qui s’étalait sous les yeux de l’empire de Dalstein.
— Ma fille, stérile ?! Mais c’est une calomnie odieuse ! hurla-t-il encore en tapant des deux poings sur la table.
Sa voix s’étrangla soudain, sa vue s’obscurcit : d’un tempérament placide, le Duc n’était pas du genre à être sujet à des crises de colère. Pris d’essoufflements, il se mit à tousser.
— Convoquez mes avocats ! ordonna-t-il en s’adressant à Clovius, et vous, relevez tous ces journaux qui font part de cette absurdité ! Je veux le nom de ces journalistes !
Le secrétaire et le majordome s’inclinèrent furtivement et quittèrent le bureau à toute vitesse, se percutant en traversant le pas de la porte.
Iphigénie fit son entrée, un des journaux à la main :
— Mon cher, que s’est-il passé ? demanda-t-elle avec de grands yeux effrayés.
— Je l’ignore totalement, je ne comprends rien à ces accusations ! Ils disent que tous les certificats médicaux de Giselle sont des faux ! Que nous l’avons liée à la famille impériale en trompant les institutions, en mentant depuis des années !
— Mais… C’est impossible, voyons…, articula Iphigénie en s’effondrant sur le canapé.
— Une grande enquête aurait eu lieu ! Des journalistes en mal de sensations ! Moi, mentir et tromper Sa Majesté, trahir la confiance qui a été acquise par ma famille, trahir l’honneur des Madalberth ! Une honte ! Je ne peux tolérer cette insulte ! Je vais demander à ce que ces documents soient étudiés publiquement, nous n’avons jamais éprouvé le besoin de…
Mais le Duc arrêta sa tirade, coupé par Clovius qui revenait à la hâte, un plateau d’argent à la main. Il vit, entreposée délicatement, une lettre portant le sceau personnel de l’Empereur Auguste.
Benoît le Tholy de Madalberth se figea et le sang quitta les veines congestionnées de son front.
Il saisit l’enveloppe d’une main fébrile, le dos plié comme si un poids de plusieurs tonnes venait de tomber sur lui.
Il reconnut l’écriture impériale et son cœur se gonfla d’émotions.
Il se mit à lire la parole de son souverain, les yeux tremblants, s’y reprenant plusieurs fois.
Iphigénie et Clovius virent le Duc s’asseoir, en proie à un fort désarroi. Le masque de son visage prit une expression indéchiffrable, tordue et contrite et ses lèvres grimacèrent de douleurs. Le regard brillant, il lut de nouveau la missive.
De longues minutes passèrent, l’homme ferma les paupières et poussa des soupirs terribles, où se mêlaient dans sa gorge des sanglots de colère et de tristesse.
Il agrippa ensuite sa tête entre ses mains et garda le silence.
Clovius pourtant rompu à se tenir raide à longueur de journée, n’en pouvait plus d’attendre ; Iphigénie resta muette, les yeux fixés sur son mari.
Enfin, ce dernier ouvrit la bouche et après avoir cherché ses mots :
— Sa Majesté est très déçue. Elle me fait savoir qu’une enquête a été menée par son cabinet et qu’il a mis ses hommes en charge de cette histoire. Ils ont contrôlé eux-mêmes les documents avant de laisser la nouvelle se rependre. Tous les papiers sont faux, tous ! Même les justificatifs et le dossier médical de Giselle datant de sa naissance !
— Mais… Votre Grâce, ne put s’empêcher de dire Clovius, qui aurait fait une chose pareille ?
— C’est Giselle, répondit le Duc d’une voix blanche. C’est Giselle qui a fait ces faux documents ! Pour préparer le mariage, ils consulté le premier rapport médical, celui qui a été fait avant que ses fiançailles ne soient faites avec le Prince Dusan. Il est contrefait. Elle aurait appris sa stérilité à ce moment-là, celui qui l’a auscultée est notre ancien médecin de famille. C’était il y a des années…
— Vous voulez dire, répéta Iphigénie en partant dans les aiguës, qu’elle a appris sa stérilité lors de ses examens gynécologiques et qu’elle a falsifié tous les papiers pour pouvoir épouser Dusan ?
Le Duc hocha la tête à l’affirmative
— Ce n’est pas moi qui ai fait tout cela, je vous l’annonce franchement. Jamais il ne me serait venu à l’esprit de tromper ainsi la…, le Duc eut un hoquet.
— Votre Grâce, reprit Clovius, comment peuvent-ils être certains que c’est bien la volonté de Giselle et sa propre main qui ont rédigé ces documents ? Mademoiselle a toujours été…
— Ils ont des preuves ! coupa le Duc d’une voix effroyable.
Le corps de l’homme tremblait, son regard fixait les lignes alignées sur le papier :
— Des gens ont témoigné et ils ont trouvé des preuves, des lettres qui ont été reconnues, de l’argent, les commandes qu’elle a passées pour obtenir le même papier…
— Mais, enfin… Mademoiselle ne ferait jamais une telle chose.
Mais le Duc de Hautebröm n’écouta pas, accablé, il prit encore sa tête entre ses mains.
Iphigénie se leva et vint vers son époux, faisant au mieux pour le réconforter. Elle s’adressa sèchement à Clovius :
— Nous rentrons à Comblaine dès que possible, Giselle doit nous attendre. Faites en sorte que le personnel continue de travailler en toute discrétion. Faites venir également ma fille.
— Mademoiselle Léonie est sortie, répondit le majordome d’un ton morne.
Iphigénie bégaya :
— Ah oui, elle devra alors… Elle… Vous lui direz que nous sommes partis sans elle, je vais lui écrire une lettre. Veillez à ce qu’elle ne sorte pas voir ses amis jusqu’à ce que cette affaire se termine.
Léonie ouvrit un œil et un sourire se dessina sur ses lèvres. Elle baya à s’en décrocher la mâchoire, un baiser se posa sur sa hanche :
— Bien dormi ? fit la voix de Dusan.
— Avec vous, je dors peu !
Elle se mit rire, replaçant ses longs cheveux d’un revers de main.
Un valet entra, poussant un chariot rempli d’un copieux petit déjeuner, d’une large pile de journaux et de lettres.
Il a les mêmes habitudes que Giselle, s’amusa Léonie en observant les revues en tout genre et le courrier en attente.
La jeune femme se releva à son tour, cachant à peine sa nudité au valet de pied. Léonie se cala ensuite contre son amant et lui réclama d’un regard quelque chose à manger. Le jeune homme glissa entre ses lèvres un morceau de fruit fraîchement coupé et l’embrassa.
Il vit la jeune femme sourire, Dieux, qu’elle était belle ! Il aimait ses grands yeux noirs, bordés de cils épais, sa bouche d’un rose gourmand. Elle était belle de jour comme de nuit, du soir au matin.
D’un geste, sa maîtresse replaça sa chevelure sombre, lisse comme de la soie, elle secoua la tête en riant. Tout chez elle était d'une distraction agréablement fascinante.
Léonie avisa les appartements du Prince et son regard se posa sur le secrétaire, rempli de dossiers.
— Vous travaillez également beaucoup… Je sais qu’après ce déjeuner, vous allez m’abandonner pour vous isoler toute la journée.
— Oui, après la mort de ma mère, j’ai pris de nouvelles responsabilités. Je souhaite poursuivre son travail et ses volontés du mieux possible, c’est mon devoir. Mon père m’a également donné plusieurs de ses tâches…
— Elle vous manque beaucoup ? demanda Léonie en caressant l’épaule de Dusan, une expression concernée sur le visage.
Le jeune homme tourna la tête vers elle et lui dit :
— Tu es une fée Léonie, tu te préoccupes toujours des sentiments des autres…
Dusan devint songeur. Il n’avait pas de nouvelles de Giselle depuis plusieurs jours. Toute dévouée à porter le deuil de sa mère, Léonie lui avait apprit qu’elle en était tombée malade, il envisagea un instant à aller lui rendre visite.
— À quoi pensez-vous, Votre Altesse ? questionna Léonie en remarquant les sourcils froncés de son amant.
— À mon frère, Joren, répondit-il évasivement.
— Je ne l’ai jamais vu… Comment est-il ?
— À la hauteur de sa réputation… Père l’a envoyé dans les Antilles, afin de superviser des échanges d’éne… Peu importe. Dusan pinça des lèvres.
— Oh, dites m’en plus ! réclama Léonie, on raconte de lui qu’il est impétueux et du genre téméraire. Il a dû vivre des aventures intéressantes, sur son bateau, à pister les passeurs et autres pirates.
— C’est la version officielle… Mais je pense plutôt que mon père l’a envoyé là-bas pour d’autres raisons, son éloignement est une bonne chose, crois-moi.
— Vous voulez dire… Que le Prince Héritier n’est pas à la hauteur ?
Dusan serra des dents, son expression ne faisait aucun doute.
— N’en parle à personne, mais… Damjan ferait mieux de prendre sa place. Ils ont reçu la même éducation et mon frère a passé toute sa vie dans la capitale. Il connaît tous les fonctionnements du gouvernement et il est apprécié par chacun. Il a aussi la charge de nombreuses responsabilités. Il n’est pas parti à l’autre bout de l’Empire pour tirer sur quelques voleurs de poules en faisant une croisière au soleil ! Je suis certain que d’autres pensent comme moi…
Léonie ouvrit de grands yeux et le prit dans ses bras :
— Par les Dieux, c’est si triste ce que vous dites ! Ne vous fâchez pas avec votre frère, je ne veux pas que vous vous disputiez…
Il lui caressa le dessus de la tête.
— Tu es adorable, vraiment… Mais nous devons penser à ce qui est le mieux pour l’Empire. Joren sait sans doute mener des hommes, mais réussir à gouverner un pays est autre chose.
Ils s’embrassèrent, Léonie sentie le cœur battant de Dusan contre elle. Le Prince se dégagea de son étreinte et commença à manger de bon appétit. Il finit par attraper un journal pour lire en buvant son café et cria subitement. Il posa la tasse sur le plateau, qui se renversa dans l'impulsion sur une partie des draps.
Léonie remarqua que le visage de Giselle étalé en première page. Elle se pencha pour voir, mais Dusan la poussa d’un revers d’épaule. La jeune femme se retira, vexée, mais impatiente d’en savoir plus.
— La garce ! hurla Dusan en lisant l’article.
Léonie avisa un autre journal, possédant la même couverture, elle l’attrapa et l’ouvrit à son tour.
La jeune femme resta stupéfaite à la fin de sa lecture :
— Le saviez-vous ? demanda-t-elle d’une toute petite voix, en voyant le visage furieux de Dusan.
— Non, absolument pas ! Je ne la pensai pas aussi vile, aussi… manipulatrice et avide !
Le jeune homme éclata dans un rire sardonique :
— Tu as toujours eu raison Léonie, j’aurai dû me méfier…
— Mais je… bégaya la jeune femme, jamais je ne l’aurai cru capable de… Elle est si… barbante, eut-elle envie de dire.
Les yeux de Dusan fixèrent furieusement le visage souriant de Giselle qui s’étalait sur le papier glacé. Un mélange de honte et de colère le submergea tout entier.
— Je dois rendre visite à l’Empereur. Je veux savoir pourquoi personne ne m’a informé de tout cela.
Léonie prit un air affecté, des larmes surgirent de ses yeux.
— J’ai de la peine pour ce qui arrive… pour vous, pour elle, pour les Madalberth…
— Tu es vraiment trop gentille, et si naïve…, dit-il en la la serrant dans ses bras, si seulement tout le monde pouvait être comme toi. Tu sais ce que cela veut dire ?
— Non, fit cette dernière, se collant à lui tel un oiseau tombé du nid.
— Que je suis à nouveau un cœur à prendre, aux yeux du peuple et du gouvernement. Aux Dieux, Giselle ! s’exclama-t-il en balançant le journal d’un geste, avant d'attirer Léonie par la nuque pour mieux saisir sa bouche.
Cette dernière gloussa, les pupilles luisants de satisfaction.
Quelques heures plus tard, Dusan était en route pour le Palais Impérial. Des journalistes attendaient depuis l’aube sur le trottoir qui bordait l’avenue de son entrée. Le jeune homme ignora de toute sa superbe les auteurs de la presse à scandale, mais garda la mâchoire serrée, tout aussi impatient que ces pisse-copie de mauvais goût sur les aboutissants de cette affaire.
Le jeune Prince resta de longues minutes les yeux dans le vague, Giselle avait été son premier amour. Quand sa mère lui avait présenté la jeune fille, il avait été attiré par son regard franc et son caractère obstiné. Elle était d’un tempérament calme, avait de l’esprit et accomplissait ses tâches avec beaucoup de sérieux. C’était également une personne habile, ayant reçu la meilleure des éducations. Il le savait, elle était à la hauteur pour se tenir à ses côtés. Les premières années, au fur et à mesure que la réputation de sa dulcinée grandissait, il était fier de l’avoir comme promise.
Ils travaillaient ensemble d’arrache-pied, faisant au mieux pour satisfaire les demandes de Carolina, qui ne tarissait jamais d’éloges. Giselle était pour lui l’incarnation de la loyauté et il ne se lassait jamais de leurs conversations.
Mais ces derniers mois, les gens chuchotaient sur son passage, des ragots se faisaient entendre. Giselle était trop parfaite, trop investie dans son devoir, trop désintéressée par les mondanités. Dusan savait que certains membres de la cour trouvaient cela louche, une jeune fille de son âge, si perdue dans les études.
N’est-ce pas le privilège des Nobles, que de profiter de leurs titres ?
Dusan avait suivi son impulsion, il était aussi studieux et sage qu’elle. Ils travaillaient de concert, animés par une complicité cérébrale. Face à leur investissement, on disait qu’ils deviendraient deux futurs piliers pour la famille impériale. Dusan l’aimait, à sa façon.
Malgré sa liaison, il pensait toujours l’épouser. Sa fiancée était remarquable, trop reconnue à présent pour s’en séparer. Il grimaça d’amertume et comprit ce sentiment mitigé. Avec Giselle à ses côtés, il se sentait invincible ; avec Léonie dans son lit, il se sentait vivre.
L’Empereur était assis à son cabinet de travail. Dusan le salua, le dos droit, le regard fixe. À l’arrivée du jeune homme, le premier secrétaire envoya tous les assistants hors de la pièce.
Auguste, affalé sur l’immense bureau en cèdre rouge, n’était plus que l’ombre de lui-même. Tenant un long cigare dans une main, les yeux du souverain étaient égarés dans le vague. Il ne sembla pas prendre conscience de l’arrivée de son fils. Habillé de noir, son costume de deuil était trop grand pour lui. Le teint cireux, épuisé et amaigri, l’Empereur était perdu dans des songes inaccessibles.
— Que la lumière de la Mère guide vos pas, père, dit Dusan d’une voix raide.
Auguste ne répondit rien et tira sur son cigare, clignant des paupières pour éviter l’irritation de la fumée dans ses yeux.
— Je viens d'apprendre l’affaire publiée ce matin sur Giselle…
L’Empereur se gratta la barbe. Dusan remarqua quelques poils blancs dans l’épaisse toison de ses cheveux.
Regardez-moi, pensa Dusan, je suis en face de vous, regardez-moi…
Un silence s’imposa dans le bureau. Dusan finit par ouvrir la bouche :
— Avez-vous des nouvelles de mon frère Joren ? demanda-t-il avec agacement.
À l’évocation de ce nom, Auguste sursauta et frotta ses yeux irrités, puis il se tourna vers son troisième fils :
— Non. Vous venez pour Giselle, n’est-ce pas ? Je sais l’estime que vous avez pour elle et l’attachement qu’il y avait entre vous… Et c’est bien normal, vous êtes si proches depuis des années… Je suis vraiment navré pour vous, mais les preuves sont là. Mon fils… Pensez-vous... Pensez-vous Giselle soit capable de ça ?
— Oh, croyez-moi, elle est suffisamment intelligente et douée pour réussir une chose pareille ! tout s’explique à présent ! sa froideur, ses silences… Elle est devenue si dédaigneuse, si aveuglée par le pouvoir. Je ne savais pas qu’elle avait changé à ce point, elle était si douce et calme auparavant, toujours souriante… Et mère… Pardonnez-moi, je ne devrais pas encore parler d’elle… Elle lui faisait confiance.
Auguste hocha lentement la tête, accablé de tristesse et de déception.
— Je pense qu’elle va riposter, nier tout cela, continua Dusan avec force. Elle va certainement passer des examens à nouveau, car les Dalsteinis vont le réclamer. J’imagine qu’elle sera assignée à résidence, puis qu’on la forcera à se confesser. Elle ira ensuite à Sanvre, au couvent de sa mère. J’espère que cette dernière lui ordonnera de le faire… Si elle n’avoue rien, alors elle sera sévèrement punie. On lui demandera de quitter le pays ou de rentrer dans les ordres, sinon on l’enfermera…
Mais Auguste n’écoutait plus. Il continua de fumer son cigare tout en étant profondément absorbé par ses pensées.
— Pourquoi ne pas m’avoir prévenu qu’il y avait une enquête sur elle ? questionna le jeune homme d’un ton plus fort, dans l’espoir de se faire entendre.
Au bout d’un interminable silence, Auguste répondit :
— Ils avaient peur que tu la protèges… Et j’avais autre chose à me rapeller… Je vais envoyer son père dans l’Ouest afin de calmer la cour. Une mission à l’étranger, cela ira très bien… J’ai convenu de cela avec Joren.
L’Empereur détourna ensuite le regard et se remit à fumer. Dusan comprit que la discussion était close.
Vexé et humilié à la fois publiquement par sa fiancée, mais aussi par ce frère toujours absent, Dusan tourna les talons, des larmes de rage dans les yeux.
De plus, j'aime voir les sentiments partagés de Dusan. Même le lecteur en vient à se dire "quel camp choisir".