Le révolver du lieutenant entre les mains, elle attendait : des cris inquiétants avaient poussé Athéna à récupérer l’arme sanglée aux sacoches de Chahida. Deux heures s’étaient écoulées depuis le départ des chasseurs, elle souhaitait naïvement leur retour, espérant entendre tousser Grégor derrière le mur ou voir Akram accourir vers sa jument.
Une rumeur surpuissante s’éleva au-delà des bois, comme un mantra répété par le vent inlassablement; lorsque la forêt s’illumina, elle comprit que quelque chose n’allait pas.
- Pardonnez-moi les chevaux, mais je dois vous abandonner ici… Sultan, tu sais bien que je vais revenir te chercher… Chahida, je crois qu’Akram a besoin de moi.
Anticipant le pire, elle suivait les rayons concentriques découpés par l’ombrage des arbres. Des cris, des plaintes : plus elle progressait, plus se dessinait l’ampleur du désastre. La lumière se tari dans un grognement ultime, Athéna rallia la cour pavée du château anéanti.
Près d’une centaine d’aliénés déambulaient sous la lueur rouge du cratère, certains bramaient de désespoir, d’autre trainassaient en mort-vivant écervelé, d’autres encore, recroquevillés se balançaient pour oublier leur existence. Dans ce jardin de déments, une fille figée, vêtue d’une robe rougeoyante, l’antenne déployée, attira l’attention d’Athéna. Clic. Elle arma son révolver derrière son dos.
- Vous êtes une myrme n’est-ce pas?
- Oui. Je crois que je suis la dernière. Vous pouvez m’abattre si vous le souhaitez… Prenez soin de jeter mon corps dans le brasier, je régénère, sanglotait Anna.
- Retournez-vous… êtes-vous le monstre que traquaient Akram et Grégor?
- Les chasseurs? Oui… Ils sont morts… Tous les deux… et les autres sont devenus fous.
- Vous les avez tués ! accusa Athéna, l’arme pointée et tremblante.
- Non. Celui au crochet a combattu éperdument la Reine, ils se sont rejoints dans la mort… Le géant s’est sacrifié pour détruire ses ennemis, il s’est immolé avec le nid… Je suis la dernière des myrmes. Allez-y, vengez vos amis et tirez.
- Je ne peux pas, avoua Athéna en baissant le révolver. Qu’allez-vous me faire maintenant?
- Je ne sais pas. J’ai le crâne bourré…je vais commencer par rassembler ces misérables sous le grand chêne là bas, signifia Anna.
- Pour dévorer leurs cervelles?
- Euh? … Non, pour éviter qu’ils ne finissent consumés dans cette fournaise où perdus dans les bois.
- Je suis idiote… C’est la trouille, désolée. Laissez-moi vous aider.
- Je comprends. Déplacez-les au pied de l’arbre, je vais chercher une solution à ce Chaos.
Dans la tête d’Anna se confondaient les consciences : celles d’inconnus, des mineurs ou des domestiques, celles des chasseurs, celle de Diane, celles de ses amis, Gwion et Irène, celles des innombrables vies transversées par Iota. Balles de laine entremêlées, elle n’arrivait plus à dénouer le fil de ses pensées, sac de boutons disparates, elle ne trouvait pas comment agencer les égos désordonnés.
Étourdie par l’anarchie mentale, elle ferma les yeux. Elle se laissa porter par un flux cérébral qu’elle captait depuis un moment. L’émanation émotionnelle, semblable à un parfum amalgamé, exaltait le souvenir des amours sucrés, le piquant de la peur, la colère sulfureuse, les regrets amers.
Assis sur le sol, pleurait un homme d’une quarantaine d’années, béret entre les mains, il ressemblait à un enfant venant de se faire chiper ses billes. Anna s’accroupit devant lui avec bienveillance, posa l’antenne sur son vaste front dégarni.
- On se connait? demanda Émile.
- Tout le monde vous connait, monsieur Zola.
- Zola? Je suis Émile Zola? Je crains avoir perdu la raison… je suis désolé, je dois être triste à regarder, chiala-t-il.
- Non. Monsieur Zola, j’ai adoré vos livres, adoré lire les Contes à Ninon… et les nouveaux ! J’ai lu également Nana… Je vais m’abstenir de commentaires sur celui-là…
- Tout cela n’a plus d’importance petite, ce que j’ai vu aujourd’hui… La haine, l’innommable folie… l’horreur est imprimée profondément en moi, tremblait l’homme.
- Je peux vous soigner et…je vais avoir besoin de vous pour secourir les autres.
- Comment? Je ne suis plus que l’ombre de moi-même… douta Émile.
- Vous êtes un merveilleux romancier, vos histoires sont empreintes de vérités… aidez moi à récrire les pensées, à redonner une vie cohérente à ces hommes et à ces femmes, que leurs souvenirs soient plus paisibles, plus tendres, qu’ils soient changés pour le mieux, que leurs familles s’en réjouissent, que leurs amis s’en inspirent… transformez cette démence en une douce folie…s’il vous plait, aidez-moi à me débarrasser de cette cacophonie de psychés agitées.
- Ensuite, vous pourrez me faire tous oublier? supplia Émile.
- J’effacerai cet affreux voyage de votre mémoire.
*
Athéna avait mené les forcenés comme ses chevaux dressés, ils tournaient maintenant autour du chêne, dans une inexplicable circonvolution.
- L’incendie du château va certainement être découvert au petit matin… Si j’étais vous, je fuirais rapidement, proposa Athéna.
- Je n’ai pas l’intention d’abandonner ces malheureux. En désertant, je les condamne à une vie à l’hospice, répondit Anna. Vous pensez être capable de les conduire encore? Sur un kilomètre par exemple?
- Oui, je crois… Ils suivent tous cette fille au dos tordu…
- C’est Diane… la pauvrette, elle est terrassée par la tristesse, remarqua Émile.
- Sa psyché n’est pas détruite…elle a besoin d’une lumière pour retrouver son chemin… Si vous êtes partant, je pense qu’à nous trois, nous pouvons les rescaper.
- Je suis partante. On me surnomme Athéna.
- Je suis Anna et voici monsieur Émile Zola. Il y a une serre au fond du terrain, une pièce secrète y est aménagée… nous pourrons y œuvrer tranquillement… le temps de leur redonner une humanité.
- Allez-y, je vous suis, avec Diane et la ribambelle de fous. Dis la dresseuse.
*
Il roulait, sillonnant entre les trous d’eau, évitant les grandes plaques de boue emprisonneuses de roues. Il fuyait le ciel couvert de nuages noirs menaçants, pas question de se faire prendre par la pluie. Et puis soudainement cette racine qui l’éjecta de son vélo. Le coude fracassé, il se releva pour se remettre en selle: la bicyclette ressemblait à une vieille paire de lunettes tordue. Les pieds enfoncés dans la gadoue, le tonnerre grondait, l’angoisse montait, il attrapa le guidon de son véhicule pour le redresser. Une force l’attachait au sol: enroulé autour du cadre, la racine se développait à une vitesse impossible, envahissant le dérailleur, torsadant entre les rayons. Émile s’enlisait de plus en plus, il cherchait à s’extraire, mais la vase s’emparait de lui. Non, non ! Laissez-moi ! La peur le tenaillait lorsque le ciel se déchira d’un éclat aveuglant.
Émile contemplait l’ange lumineux, chaleureux comme un soleil d’hiver qui chasse la froideur du logis, apaisant telle une comptine retrouvée de son enfance, réconfortante et dorée comme la goutte de miel que l’on ajoute à son thé le dimanche matin, les pieds contre le socle du foyer; la terreur, délayé dans ce brassement de souvenir heureux s’était assoupi. La route s’était asséchée, la racine s’était contractée, la bicyclette brillait sous le ciel bleu.
L’illumination omnisciente s’adressa alors à lui :
- Monsieur Zola… Monsieur Zola… revenez à vous monsieur Zola, chuchota Anna en éloignant l’antenne de sa tête.
- Quel étrange cauchemar… mais quelle magnifique finale…
- Comment vous portez-vous?
- Je me sens très bien, la peur… elle a disparu. Merci… merci je me croyais condamné… Vous m’avez extrait de la noirceur, pleurait l’homme reconnaissant. Qu’êtes-vous? Ange ou démone?
- Je suis une fille dont le corps emprisonne un redoutable monstre… confessa Anna. Je crains qu’un jour…
- Terrible fardeau que vous portez… pour le moment, laissez-moi vous escorter dans votre lourde tâche et mettons-nous au travail.
- Par où commencer? demanda Anna.
- Tout d’abord, trouvons un scénario et un plan solide… Que s’est-il passé ce soir du 18 novembre 1884 à Anzin?
- Le château a pris feu, les employés ont tenté d’éteindre le brasier qui couvait dans la réserve à charbon depuis des semaines… proposa Anna.
- … Des ouvriers de la mine leur ont naturellement porté main forte… certains sont morts en héros… ajouta Émile. Ça me semble cohérent. Établissons les personnages principaux… ils seront le liant de notre récit.
- Iris, elle connait tous les domestiques… et… Diane, elle a mené l’insurrection des mineurs. Je crois être capable de retrouver leurs mémoires dans le fouillis de consciences, en espérant qu’elles en sachent assez sur les employés pour monter une histoire logique.
- Comment allez-vous procéder? S’intéressa Émile.
- Je vais les maintenir endormis, rebâtir leur esprit en miette, bribe par bribe, retirer les fragments endommagés, les remplacer… je les éveillerai lorsque l’ouvrage sera achevé…
- Cela semble étonnamment facile… c’est déconcertant. Sommes-nous que des fantoches de chair animée… aussi malléable que la glaise?
- Je n’ai jamais fait ça… Je pense malheureusement que oui.
*
La grande chirurgie psychique était commencée. Athéna se chargeait des patients, elle voyait à les nourrir et à les conduire à la salle de traitement.
Émile avait disposé des dizaines de pages sur le planché, il notait méticuleusement les souvenirs en communs, raturait les traumatismes, composait les trous de mémoire. Il écrivait l’œuvre de sa vie, l’œuvre de cent vies.
Anna, connectée aux cervelles creusait toujours plus loin, minait la conscience des inconscients, partageant leurs joies, éprouvant leurs peines, démasquant leurs plus sombres secrets... Souvent, elle sortait de sa transe enragée, écœurée par la violence des hommes — celui-ci, mettez-le de côté, c’est terminé pour lui. Celui-là me donne le gout de vomir, je ne le répare pas. Celle-ci… trouvez-lui une place parmi les irrécupérables, j’en ai fini ! Si bien qu’après quelques jours de travail, près de vingt hommes et femmes avaient été jetés au rencart, amassés gémissant contre le mur.
- Anna, c’est le dix-neuvième. Vous ne pensez pas que ça fait beaucoup?
- Il a mis la faute sur son propre frère pour éviter le bagne. Le frère est mort en prison… lui a hérité de la maison et de la veuve… Il ne mérite pas de vivre… ni de mourir en héros ! hurlait Anna révoltée.
- Je comprends. Nous ne sommes pas ici pour blâmer ces hommes… Nous les réparons… Vous êtes confrontée à l’humanité brute. Je suis un de ces humains… je m’émeus devant la misère, je plains les veuves, pleure les orphelins et dénonce les malfrats… J’écris leurs histoires pathétiques et je m’enrichis à leurs dépens… Qui d’autre que Dieu à la responsabilité de les juger?
- Ils me font peur… ils alimentent la bête en moi. Je suis épuisée, monsieur Zola.
- Nous avons traité les deux tiers d’entre eux… Rien ne vous oblige à continuer…
- Non, je vais finir le travail… et revoir les hommes que j’ai rejetés, assuma Anna.
- Vous avez une force mentale remarquable, approuva Émile.
La tapisserie mnémonique s’achevait, dans un coin, ne restait plus que trois fous : trois accrocs dans une tenture parfaite, trois mailles qu’Anna préservait, trois ignobles pervers, sadiques, cruels et déviants qui avaient souillé son âme…
- Ces trois-là... Ils subiront les pires tourments, finiront à l’asile, se frapperont la tête contre les murs, torturés par les supplices que j’ai inspirés à leurs esprits.
- Anna? Ce que vous avez accompli est phénoménal, vous pouvez vous reposer maintenant, proposa Émile, inquiet de la fille transfigurée par l’émotion.
- Pas encore, je me suis gardé le meilleur pour la fin…
*
Gwion était assis par terre, au milieu de la pièce, au milieu des notes d’Émile. Anna prit place derrière lui, pleine de tendresse, enroula les bras autour de son torse, posa la joue sur son épaule, papillonna de l’antenne contre son visage, cherchant l’endroit parfait pour se déposer.
- Gwion, je sais que tu m’entends, je te ressens contre moi et dans mon esprit, écoute le chuchotis de ma voix, perçoit le flamboiement de mon âme. Je ne t’ai pas laissé tomber, je désire le meilleur pour toi… Tu auras une vie merveilleuse, joyeuse et libre, larmoyait Anna… Pardonne-moi, j’ai détourné ton amour pour moi, je l’offre à ta Diane… tu n’auras plus jamais peur des monstres, elle aura la vie qu’elle mérite… elle t’aura toi. Athéna à accepté de vous prendre avec elle… c’est une femme bonne et courageuse, tu m’entends Gwion? Tu auras une mère, une maman qui t’aimera sans compter… Je ne t’oublierai jamais… jamais mon amour… jamais, pleurait-elle en embrassant sa tempe.
Monsieur Émile qui assistait au sacrifice d’Anna se moucha dans son béret, il se préparait à l’inévitable suite, le cœur fébrile.
- C’est à votre tour monsieur Zola.
- Vous allez me faire oublier tout ça? Il se passera quoi après?
- Athéna vous conduira comme prévu à la gare. Vous vous éveillerez dans le train, sortant d’un rêve magnifique… Il n’y aura plus de monstre, plus de Diane, plus de Gwion ni d’Anna… Seulement Émile Zola qui rentre à la maison après un voyage d’affaires éreintant pour promouvoir son nouveau livre... comment se nomme-t-il déjà?
- « Sous terre »
- Loin de moi l’idée de vous influencer, mais… comment trouvez-vous « Germinal »? proposa Anna. — Adieu, monsieur Zola, faites de beaux rêves.
- « Germinal », pourquoi n’y avais-je pas pensé… Adieu Anna…
*
Les chevaux étaient chargés d’Émile, de Gwion et de Diane somnolant. Athéna aborda Anna pour un ultime au revoir.
- Comme vous me l’avez commandé, je vous laisse avec la dernière… Puis-je vous poser une question? demanda Athéna en regardant Irène derrière la princesse.
- Oui, allez-y.
- C’est un œuf qu’elle tient entre les bras?
- C’est ma sœur… Je n’ai pas la force de la détruire… je vais veiller sur elle… Cessons d’étirer ce départ… Merci, Athéna, merci pour tous.
Anna enlaça la femme de cirque, elle s’imaginait la nouvelle vie de Gwion et de Diane, entourée de clowns et d’acrobates. Son antenne s’apposa subtilement sur la tête de la dresseuse — je ne peux pas vous laisser avec ces souvenirs : les myrmes, les fous…l’œuf… je suis désolée, pensa-t-elle.
Son extorsion cérébrale avorta subitement : les oscillations produites par l’antenne, infaillibles jusqu’à présent, avaient réverbéré contre une sorte de miroir déformant.
- Vous ne pouvez pas altérer mes pensées… Je suis Athéna tête de plomb. Jamais je n’oublierai ces terribles myrmes et je ne le souhaite pas, je suis une chasseuse maintenant. Je vais garder votre secret et prendre soin de vos amis…
- Comment puis-je en être certaine?
- Vous allez devoir me faire confiance… simplement.
- Alors je vous dis au revoir, madame Athéna, que chacune de nous sache reconnaitre les monstres là où ils se terrent.
*
Les soignés réveillés retournèrent chez eux, somnanbulants, prêts à recommencer leur vie recomposée. Anna estimait que la mémoire réinventée prendrait quelques jours à se déclarer, ce qui lui donnait le temps de déserter les lieux avec Irène et An-Naja, le temps de conclure cette histoire à sa manière.