Je ne porte pas souvent de capuches. Même quand il pleut, j’ai toujours un parapluie sur moi. Mais ce soir, j’aurais aimé en avoir une pour cacher le désastre que Juliette a expérimenté sur ma figure.
Elle est loin de maîtriser l’art du maquillage d’horreur. « Elle a le matériel », j’ai pensé, alors pour moi, c’était évident qu’elle savait comment l’utiliser ! Ne jamais sous-estimer la dangerosité des tutoriels sur internet. Je ressemble à une galette de riz badigeonnée de confiture.
— Att- Attends, tu me tires les cheveux, là !
— T’as des trop petites oreilles, ça tient pas…
Je lui assène une tape sur la main pour la forcer à lâcher la pointe de latex. A ce rythme, mieux vaut que je le fasse moi-même. Ou que je ne les utilise pas du tout, si je ne veux pas être confondu avec un elfe et me voir refuser l’entrée.
— Va te changer, on va être en retard.
Elle me tire la langue avant de fuir vers la salle de bain jointe à sa chambre. Quel plaisir d’être enfant unique ! Ses sanitaires, sa penderie… il ne manque plus qu’un réfrigérateur, et elle aurait un studio dans sa propre maison. En même temps, vu le travail de ses parents…
La porte claque et je me remets au travail. Petits ronds de coton, démaquillant et hop ! Je me sens déjà mieux avec une couche en moins. Je profite de la tablette de Juliette, allumée sur le bureau, pour chercher un peu d’inspiration. Il me faut un moment avant de tomber sur une vidéo qui correspond à mes attentes. Heureusement que je maîtrise l’anglais ! L’accent américain de cet homme et son débit de parole me forcent à couper la vidéo à chaque étape. Je fais ce que je peux avec les moyens du bord, passe toute la partie fond de teint, galère à dessiner mes sourcils en accent circonflexe, applique un peu de noir sur tout le contour des yeux et, avec un crayon, dessine de petites veines sur mes pommettes jusqu’à mes tempes. Un peu de faux sang sur le menton… et ça devient tout de suite plus convaincant. J’ai plus une tête de crêpe pas cuite. Et avec mon ingrédient secret, le tour sera joué.
Quand Juliette revient enfin de son dressing, je me retourne pour la surprendre, mais nous poussons tous les deux un cri de surprise. Mes lentilles blanches font leur petit effet. Je n’en suis pas peu fier. Mais elle… elle a l’air tout droit sortie d’une série américaine ! Rien n’est laissé au hasard, de ses cheveux crêpés pleins de mèches multicolores – éphémères, j’espère pour elle – aux épingles à nourrice ajoutées sur sa jupe. Elle s’est même dessinée un petit museau noir, assorti à ses lèvres.
— Qu’est-ce qui te fais rire ?
— Rien, j’assure en dissimulant un nouveau gloussement. J’suis surpris, c’est tout. Ça te va bien.
Elle tape dans les mains et se précipite sur ses chaussures à plateforme.
— Par contre… tu vas pas avoir froid ?
— J’ai deux paires de collants, t’inquiète.
Ce n’est pas ce qui m’inquiète le plus, à vrai dire. Mais je ne sais pas comment aborder le sujet.
— Juliette ! Euh… tes parents… vont te laisser sortir comme ça ?
Mes derniers mots l’arrêtent dans l’encadrement de la porte. Je l’ai surprise. C’est vrai que je n’ai pas à m’exprimer à sa place, que ses choix ne me regardent pas, mais ses parents… une jupe au-dessus du genou, c’est déjà beaucoup pour eux. Alors qu’on puisse distinguer son ventre à travers sa veste, j’imagine que ça ne leur plaira pas.
— Je vais prendre un manteau. T’auras assez de place dans ta besace ?
Un soupir. Je déteste cacher des choses aux adultes. Si on se fait prendre, ils pourraient lui interdire de sortir, ou pire, dire que j’ai une mauvaise influence, ou…
— Je te parle, Loïc.
— Ouais. Mais faut qu’on bouge, on va être en retard.
Lumières éteintes, on passe devant sa mère qui nous souhaite une bonne soirée depuis le salon. Je ne reprends ma respiration qu’une fois dans la rue. C’est pas passé loin. Surtout que Juliette fait un boucan pas possible avec toutes les chaînes à sa ceinture !
— On attend Tobias ?
— Il nous rejoint là-bas.
Ni une ni deux, on s’installe au fond d’un bus trop peuplé pour ne pas me mettre mal à l’aise. Les gens nous regardent bizarrement. Peut-être qu’on aurait dû se changer directement sur place ? D’autres lycéens arrivent, et leurs perruques fluos détournent l’attention sur eux. Au fil des arrêts, les créatures des ténèbres remplacent les gens normaux si bien qu’au terminus, c’est toute la cour des Enfers qui envahit les trottoirs. Juliette traîne derrière moi. Je la tire par la manche pour intégrer l’une des files formées devant les prépas, chargés de vérifier nos billets.
Un cri dans mon dos me fait sursauter. C’est Roxane, à vrai dire moins effrayante que belle. Je veux dire… bien habillée. Même en loup-garou, elle a trouvé le moyen d’avoir du style.
— Dis-donc, tu es…
Nos trois téléphones vibrent à l’unisson. Le reste de la troupe nous cherche. Après quelques appels et de grands gestes de bras, cinq filles se joignent à nous.
— Vous êtes toutes super classe !
Rachel prend le compliment avec un grand sourire. Ses doigts tortillent ses cheveux qu’elle a dû mettre des heures à boucler à l’anglaise sous sa couronne de diablesse. Heureusement que j’ai réparé le maquillage que Juliette a tenté de me faire… j’aurais eu l’air ridicule au milieu d’elles !
Une organisatrice déchire le bout de notre coupon et nous souhaite la bienvenue au “Château Hanté”. Cette année, le bureau des élèves s’est surpassé : des guirlandes de lampions éclairent les chemins jusqu’au bâtiment principal. Quelques fausses tombes en polystyrène décorent les jardins, avec les incontournables squelettes, épouvantails-citrouilles et fantômes de papier crépon.
La musique résonne depuis l’entrée. Il paraît que le DJ est un ancien élève connu à travers toute l’europe, revenu spécialement pour l’occasion. Enfin, les rumeurs oublient de préciser que c’est d’abord – et surtout – le fils du prof d’anglais, un étudiant en art comme les autres, et que sa « carrière » se limite aux mariages et à la foire du quartier. Mais « DJ Loops », ça fait quand même plus classe que « Martin Ronfland ».
Rachel glisse sa paume dans la mienne pour m’entraîner vers la cantine.
— Vite, ils ont déjà commencé à danser, je suis sûre…
C’est moi ou… on est très proches ? Plus que d’habitude, je veux dire. Rachel est comme ça, très tactile - enfin plus avec moi qu’avec les autres filles selon elles. Mais j’ai l’impression que tout est arrivé si facilement… comme s’il n’y avait jamais eu de barrière entre nous. Comme si on se connaissait depuis toujours.
Le réfectoire est méconnaissable sous les lumières stroboscopiques. D’immenses pans de papier crépon ornent les tables et les murs. Sur une estrade montée spécialement pour l’occasion, les deux enceintes empruntées à l’amphithéâtre projettent des basses à en faire trembler le sol. Le lycée entier se défoule sur la piste improvisée. Rachel se faufile dans la chaleur moite qui émane de la masse.
Mes doigts engourdis ne remarquent qu’une fois au cœur du tourbillon qu’elle m’a lâché la main. Son sourire accentué par son maquillage fendu aux commissures rayonne dans l’obscurité. Il suffit de quelques notes de musique pour qu’elle commence à se déchaîner, contaminée par les lycéens qui s’agitent autour de nous. Le son vibre dans mon corps, une chanson que je ne connais pas, et qui à vrai dire ne m’intéresse pas du tout. C’est Rachel qui me fait danser. Son aura électrique rythme mes mouvements. Je la suis. On s’imite. On s’amuse.
Ébloui par la valse furieuse des lumières, je me perds un instant dans l’amalgame de cris, de rires et de paroles mal chantées. C’est Rachel, encore, qui me tire de mes pensées. Son poignet effleure le mien. Je n’ai même pas le temps de croire qu’il s’agit d’un accident. Sa peau cherche la mienne, si proche que je sens son souffle rapide, écourté par la danse, caresser ma joue.
– Loïc ! me hurle-t-elle dans l’oreille, pour couvrir le capharnaüm ambient.
– Quoi ?
– Tu me plais, Loïc !
Mon cœur rate un battement. Je voudrais arrêter de sauter partout, mais mon corps ne m’appartient plus. Je n’appartiens plus qu’à la musique. Mon cerveau non plus, apparemment.
– Tu me plais aussi, Rachel !
Je pourrais tomber raide, terrassé par l’angoisse ou juste par l’effort de la danse, mais Rachel ne me laisse pas le temps d’accuser le coup. Les yeux brillants, elle enroule ses bras autour de ma nuque et presse ses lèvres contre les miennes.
On a fini par cesser de danser.