L'OMBRE

Notes de l’auteur : Deuxième chapitre

L’Ombre n’aurait jamais pu imaginer – si tant est qu’elle fût seulement capable d’imaginer quoi que ce soit – qu’un jour elle se sentirait exister. D’ailleurs, la notion même de « sensation » lui était jusqu’à ce jour totalement étrangère. Pour tout dire, il n’y avait jamais eu « d’avant ». Elle était passée d’un état qui n’existait pas à celui qu’elle « vivait » maintenant. Malgré cela, elle percevait de façon trouble qu’elle n’avait pas d’existence propre. Mais le simple fait de l’exprimer librement, d’en avoir pleinement conscience semblait prouver le contraire. Il lui fallait simplement élargir cette conscience, la transformer pour en saisir toutes les opportunités. Mais voilà ! Quand on est une ombre… quand on est « forcément » et de par sa nature profonde, réduite, contrainte et forcée - par d’incontestables lois physiques - à être dépendant d’un être vivant, on n’a pas d’autres choix que de « suivre le mouvement » Qu’on l’accepte ou non ! Cette situation, absolument intolérable pour la plupart des êtres humains, bien qu’ils acceptent volontairement de porter des chaînes bien plus contraignantes sans s’en soucier le moins du monde, était pour l’ombre une chose évidente. Incontestable ! Et même si elle sentait parfois une certaine autonomie, elle savait - aussi sûrement qu’un chat sait qu’il n’est pas fait pour l’eau - qu’elle était liée par « contrat physique » à ce corps qui l’instant auparavant agonisait en râlant devant une assemblée de personnes qui se frappaient les mains les unes contre les autres dans le seul but de faire le plus de bruit possible. Cela n’allait pas l’empêcher de rentrer en contact avec l’être qu’elle « représentait ». Mais comment s’y prendre ? Après réflexion – ce qui pour une ombre était déjà un exploit en soi – elle opta pour une approche délicate et progressive. D’abord, faire prendre conscience à son support qu’il n’était pas seul. Elle trouverait bien le moyen de faire « sentir » sa présence d’une manière ou d’une autre. Dès que l’occasion se présentera, se dit-elle avant de se fondre dans l’ombre de grands nuages gris qui venaient de faire leur apparition, annonçant comme un présage, l’âpreté des temps à venir.

 

Je me réveillais en sursaut. J’avais très froid. Pourtant, même en été, il y avait toujours du chauffage dans les loges. J’étais fébrile et couvert de sueur. J’étais seul dans la loge et pourtant j’avais l’impression d’une présence. De nouveau cette présence. Je regardais autour de moi. La loge était à peine éclairée, et des ombres fantomatiques semblaient flotter dans la pièce. Mais à part ça, rien. Je me mis à chercher l’interrupteur pour allumer la lumière. Tout autour de moi, plaquées contre le papier peint décollé, quelques affiches de spectacles d’ores et déjà oubliées s’accrochaient désespérément aux murs. Des noms d’acteurs, de metteurs en scène, de décorateurs, de scénographes s’étalaient comme au plus beau jour de leur gloire. Il était normal qu’un endroit comme celui-ci regorge de l’énergie de ses anciens occupants, mais pas au point d’en ressentir si intensément les vibrations. En fait, depuis les événements, j’avais la sensation d’être observé, suivi. Parfois j’avais l’impression d’une légère désynchronisation de mes mouvements. Comme si je me déplaçais dans une sorte de ralenti à peine perceptible. C’était l’effet qu’aurait produit un film projeté en 24 images secondes et où l’on aurait ôté une ou deux images. Cela se traduisait par un trouble indéfinissable, des mouvements comme suspendus dans l’espace. Mais cette sensation, ne l’avais-je pas depuis que j’étais né ? Ma nature frêle et fragile en était sûrement la cause. Molière avait fait dire à Scapin dans ses fameuses fourberies : « Je hais ces cœurs pusillanimes qui pour trop prévoir la suite des choses n’osent rien entreprendre ». C’était exactement ça. Je me reconnaissais complètement dans cet être timoré. J’avais tellement inscrit cette certitude dans les moindres faits et gestes de mon existence, et cela depuis ma naissance, que j’en étais tout naturellement arrivé à me nier. Nier ce que j’étais et petit à petit, nier ce que j’aurais pu devenir. Par cette attitude je ne faisais que reculer le moment où ma propre vie allait me rattraper et réclamer son dû. Toutes les vies doivent faire ça, j’imagine. Elles se laissent distancer, te font croire que tu les as semées à tout jamais et d’un seul coup, elles réapparaissent au moment où tu t’y attends le moins, brutalement le plus souvent afin de créer un choc, et aussi parce qu’elles ont certainement les boules d’avoir été niées et rejetées à ce point. Et là ! Ou tu es assez solide pour regarder ta vie, droit dans les yeux ou alors elle te gifle à tour de bras jusqu’à ce que tu ne saches plus où tu habites. C’est peut-être pour cela que j’avais « embrassé », comme on dit, la carrière artistique. C’est déjà embrasser quelque chose. C’était surtout vivre d’autres vies que la mienne. Des vies imaginaires. Des vies que l’on quitte en sortant de scène, en ôtant son costume et son maquillage. Et des vies de substitutions on pouvait en trouver à foison dans un théâtre. Accrochées bien sagement sur leurs cintres, dans la pénombre des coulisses, attendant qu’un corps vienne leur donner de la chair, qu’une cervelle vienne leur donner de l’esprit et que des cordes vocales viennent leur donner la parole… le texte ! Mais surtout ce que ces vies en attente réclamaient par-dessus tout, c’était une âme pour qu’enfin elles s’incarnent.

Dans ces moments un peu hors du temps, où je me laissais envahir par ce genre de pensées philosophico–existentielles à tendances foireuses et où je plongeais tout entier dans mes réflexions intérieures, je finissais invariablement par me dire que j’étais un gros con. Mais parfois, dans des moments d’intense lucidité, très rare, je l’avoue car je n’aime pas en abuser, je soupçonnais en moi un être intérieur meilleur que je n’étais. Qui n’a jamais imaginé qu’à l’intérieur de lui, un être plus parfait, plus abouti, tentait désespérément de s’extirper de la nasse existentielle où la négation de sa propre existence l’avait jeté ? Paradoxalement, je faisais tout ce qui était en mon pouvoir pour empêcher la « naissance » de cet autre être. Pourquoi je vous dis tout ça ? Ah oui ! Parce que cette impression d’être double devenait de plus en plus forte et elle augmentait chaque jour. J’avais l’impression - vous allez voir comme c’est con - de vivre dans une autre dimension. C’est con, non ? Je vous l’avais dit. Et c’était sans compter sur tous ces petits phénomènes électrostatiques qui me perturbaient. Comme par exemple mes cheveux qui d’un seul coup se hérissaient et restaient figés en l’air, raides comme des piquets, des néons qui s’allumaient subitement à mon approche ou encore des petits bouts de papiers que j’attirais comme un aimant et qui se collaient à mes doigts. Des phénomènes liés, j’avais fini par l’apprendre, à l’électricité statique et dont j’étais parfois, malgré moi, conducteur.

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Blang ! Ça, c’est le bruit de mon réveil. Cela faisait un moment que j’avais envie de le balancer contre le mur. Maintenant, c’est fait. De toute façon, comme d’habitude il n’a pas sonné. J’avais pourtant une belle occasion, ce matin, de gagner de l’argent. Joseph Tartinelli, mon agent, que l’on surnommait entre nous « tartine au lit » parce qu’il n’acceptait aucun travail avant midi, m’avait laissé un message la veille pour me « brancher », comme il disait, sur un casting de pub. Et j’étais à la bourre… comme d’hab. Le cheveu en vrac et la moustache de travers, je faisais de la peine à voir. J’avais eu l’intention d’éviter le miroir pour ne pas me démoraliser pour la journée, mais du coin de l’œil, j’avais quand même croisé ma joue gauche sur laquelle était imprimée la page 24 de la pièce de Pirandello : « Six personnages en quête d’auteur » sur laquelle je m’étais endormi la veille.

Je me rappelle avoir enfilé vite fait un pantalon de toile beige et une chemise en coton bleu nuit avec un col mao puis je me suis vaguement brossé les dents avant de claquer la porte derrière moi. Au moment où celle-ci se refermait, j’ai eu la vision de mes clés posées sur la table. Un problème de plus à ajouter à ceux, nombreux, qui bousculaient ma vie depuis quelque temps. Depuis que j’avais quitté mes parents, pour tout dire ! J’ai dégringolé l’escalier de mon bâtiment et je me suis mis à courir vers le métro.

Je me suis engouffré dans la station Mairie de Clichy, j’ai pris l’escalier mécanique en sens inverse car je n’avais pas de quoi m’offrir un ticket et je me suis rué dans un wagon dont les portes se refermaient.

En m’écroulant sur le premier siège qui passait par-là, je me répétais que ce casting était très important pour moi et que je devais absolument décrocher cette pub. Le cachet plus les royalties me renfloueraient pour au moins trois mois. Mon propriétaire commençait à m’envoyer des menaces de mort et tous les commerçants du quartier me harcelaient jusque devant mon immeuble. Je gambergeais, je gambergeais quand j’ai ressenti une piqûre sur mon derrière. C’était une aiguille à tricoter, plantée d’une main experte par une vieille dame sur laquelle je venais de m’asseoir par mégarde. En me levant d’un bond je me cognais contre la barre métallique qui sert à se tenir lors des heures d’affluences. J’allais rouspéter, comme tout bon parisien qui se respecte, quand je me suis aperçu que je tenais à la main les restes d’un pauvre canevas en laine représentant une mare au canard dans une ferme de l’Oise et dont l’autre bout maintenant déchiré se trouvait entre les mains de la gentille dame qui m’avais attaqué à l’aiguille. Gêné, je lui ai rendu le morceau de mare avec un demi-canard pendouillant, me confondant en excuses. Excuses, qu’elle accepta après m’avoir mis un ultime coup d’aiguille dans le derrière. J’ai remercié la dame, comme ma maman m’a toujours dit de le faire et j’ai trouvé une place libre au bout de la rame. Je m’y suis laissé tomber avec tout l’abattement dont est capable un homme qui voit son toit lui tomber sur la tête tuile après tuile.

Je suis arrivé exactement trente minutes en retard, hors d’haleine et dégoulinant de sueur. J’ai monté quatre à quatre les marches de l’escalier en bois blanc qui menait au studio. Comme c’était à n’en pas douter mon jour de chance, j’ai trébuché sur la dernière marche et je me suis affalé de tout mon long au milieu d’un parterre d’élégants mannequins au teint hâlé et habillés en tenue sportive. Il y a eu un grand silence pendant lequel je me suis relevé tant bien que mal en recrachant une partie de la moquette bleu pastel. Vu la population qui attendait de passer, il était évident que je n’avais rien à faire ici. Joseph m’avait encore envoyé sur une galère. Je ne sais pas pourquoi il persistait, sur la foi d’une photo vieille de dix ans me représentant dans un costume de location au second mariage de ma mère, à m’envoyer sur des castings de jeunes premiers. C’était un peu de ma faute, mais je n’avais pas les moyens de me faire un nouveau jeu de photos et je devais me contenter de puiser dans l’album familial. Tout en essayant d’avoir l’air cool, genre branché quoi, je ramassais sur une table basse ce qui semblait être le script de la publicité pour laquelle j’étais censé auditionner.

Le story-board succinct décrivait comment un jeune surfer gardait le tonus grâce à une boisson énergisante. Un surfer ! Cette fois, Joseph allait m’entendre. Dégoûté, je jetais le script sur la table, prêt à m’en aller. La porte s’ouvrit pour laisser place à une jeune femme blonde et menue qui se présenta comme étant l’assistante du directeur de casting. Elle expliqua succinctement ce qu’elle attendait aux Apollons pendant que je profitais de mes deux têtes de moins, pour filer à l’Anglaise.

Une fois dans la rue, je me rendis compte que je n’avais rien avalé de consistant depuis le matin et je me mis en quête d’une boulangerie. J’avais de quoi m’offrir un pain au chocolat ou un croissant. Je me demandais si je devais appeler tout de suite Joseph pour l’insulter ou si je devais attendre un peu. Si j’avais pu, j’aurais volontiers changé d’agent, mais vu ma carrière, c’était déjà exceptionnel que j’en ai un.

Après avoir avalé mon pain au chocolat, je décidais de repousser à plus tard le cas Joseph Tartinelli.  Pour l’heure, j’avais simplement envie de me détendre et d’aller flâner du côté de la FNAC. C’est toujours là que je me rendais quand j’avais quelques heures à tuer.

Et des heures, j’en avais déjà tué un paquet. Un vrai massacre. Une hécatombe de minutes et de secondes. Un génocide temporel. J’étais le plus grand tueur de temps de la place de Paris.

En passant devant la gare St Lazare, je me remémorais la scène du photomaton alors que je venais faire des photos pour un passeport.

J’avais encore des frissons rien qu’à y penser.

A la FNAC, je filais directement vers les disques. J’irais d’abord écouter les nouveautés, puis je me rendrais aux bandes dessinées. Là, j’étais dans mon univers. Celui de l’imagination pure. J’aimais particulièrement les histoires d’anticipation ou de science-fiction. Je pouvais passer des heures à m’abreuver d’images d’autres mondes : celui de « l’Incal », imaginé par Jodorowski et Moebius, « La quête de l’oiseau du temps » de Loisel et Letendre ; « Le vagabond des limbes ». Je dévorais littéralement les derniers Van Hamme, Rosinsky, Peters, Bourgeon, Bouck. Mon propre univers me semblait alors trop petit.

Rassasié d’images et de sons, je sortais quelques heures plus tard, et me dirigeais à pied vers le théâtre du Châtelet. Cela faisait une petite trotte, mais j’adorais marcher dans les rues de Paris. À dix-huit heures trente, je poussai la porte de l’entrée des artistes et sonnai chez le concierge. Un homme trapu et rougeaud passa la tête par l’entrebâillement de la loge.

- Tiens, Salut Denis !

- Salut, Vincent. Je vais en loge, je vais me reposer.

- T’as encore oublié tes clés ?

- Sur la table du salon. Tu peux appeler un serrurier pour moi ?

- Tu vas faire comment pour ce soir ?

- Je ne sais pas encore.

- Si tu veux, tu peux rester ici.

- Merci, Vincent. Je vais voir.

Vincent haussa les épaules et referma sa loge. Je montai directement dans les loges et m’allongeai sur un canapé. Aussitôt mon esprit fut entièrement occupé par l’image d’une bonne pizza. Quelques instants plus tard, je dormais comme un loir.

 

J’avais besoin de me passer le visage à l’eau froide. Je tâtonnais pour attraper un mouchoir en papier quand, soudain, une main se posa sur mon épaule. Je ne pus m’empêcher de sursauter et de pousser un hurlement. Je me retournais vivement, le cœur serré, les mains en avant du corps dans un réflexe de protection. Devant moi, se tenait un grand type hilare, au visage sec et creusé par les marques d’une acné mal cicatrisé d’où ressortaient, comme poussé hors de leurs orbites, deux yeux ronds bleus délavés. Un rictus sinistre déformait le coin gauche de sa lèvre supérieure qu’un collier de barbe essayait en vain de camoufler. C’était encore cet abruti de Hlupák. Décidément, celui-là n’en ratait aucune. Si j’avais eu un peu plus de courage, je lui aurais bien administré une correction pour lui apprendre à vivre. Je l’avais fait une fois… en rêve. Après un combat mortel, j’avais précipité Hlupák du haut du toit du théâtre et je l’avais envoyé s’écraser en contrebas sur sa propre voiture. Ce n’était pas un méchant bougre, il était juste d’une bêtise à manger du foin.

- Salut Denis, lança Hlupák en m’administrant une nouvelle bourrade. Je t’ai fait peur, on dirait.

- J’ai été surpris.

- T’es déjà là ?

S’il y a bien une chose que je ne supportais pas, c’était ce genre de questions débiles qui n’amenaient aucune réponse. J’haussais légèrement le ton de ma voix.

- Je ne suis pas Denis. Je suis Damien, son frère jumeau.

- Son frère jumeau ? ?

- Oui. Il ne vous en a jamais parlé ?

Hlupák était tellement surpris que ses yeux, déjà proéminents, semblèrent littéralement lui sortirent de la tête comme le loup de Tex Avery.

- Non. Je sais qu’il a deux frères, Richard et…

- Et Jérôme. En fait nous sommes quatre garçons et une fille.

- Mais…

- Il n’aime pas trop parler de moi.

- Pourquoi ?

- Il a honte, je crois. J’ai mieux réussi que lui et il ne le supporte pas. Et vous, vous êtes ?…

- Stanislas. Stanislas Hlupák. Il me dévisagea. C’est fou ce que vous vous ressemblez. Je n’y crois pas, là.

- Oui. Nous sommes ce qu’on appelle des jumeaux vrais. Des monozygotes.

- Monozygote ?

- C’est ça. Ou univitellins, si vous préférez.

Vu le regard de Hlupák il était difficile d’imaginer qu’il eut une préférence pour quoi que ce soit.

- Cela veut dire, continuais-je, que nous avons pour origine commune un seul ovule fécondé par un seul spermatozoïde. Voilà.

- C’est fou ! répéta de nouveau Hlupák. J’ai l’impression de voir Denis.

- Oui. Et quand vous verrez Denis, vous aurez l’impression de me voir.

Le temps de laisser Hlupák se dépatouiller avec ce que je venais de dire, je commençais à me déshabiller afin d’enfiler mon costume. Hlupák leva la main comme s’il s’apprêtait à poser une question, mais j’anticipais la demande.

- Je le remplace pour ce soir. Il est malade.

- Mais… heu… Jacques est au courant ?

- Jacques ? ? Oh ! Le metteur en scène ? Oui, oui. Pas de problème.

- Mais c’est fou, ça. On ne m’a même pas prévenu.

- C’est normal, vous n’êtes qu’un figurant. On n’a pas besoin de vous prévenir. C’est ce que Jacques m’a dit.

- Jacques t’a dit ça ?

- Oui, entre autres.

- Comment ça, entre autres ?

Je commençais à m’amuser comme un petit fou. Je savais que Hlupák était un garçon naïf et enclin à avaler n’importe quelle couleuvre du moment qu’elle était correctement préparée, mais là, ça dépassait toutes mes prévisions. Je savais aussi qu’il avait quelque chose à se reprocher car lorsqu’on abordait certains sujets il changeait rapidement de conversation. Comme l’histoire de la recette, par exemple.

Au cours du mois de mai, une des recettes avait mystérieusement disparu. Cette histoire avait causé pas mal de remue-ménage dans la troupe et, finalement, deux figurants engagés la veille avaient fait les frais de ce climat de suspicion. Mais on n’avait ni retrouvé l’argent ni le coupable. J’avais remarqué par la suite un changement dans le train de vie de Hlupák, mais je n’avais pas fait de rapprochement. C’est seulement une semaine après que j’avais surpris Ben dans la rue vers le faubourg St martin. Il était en grande discussion avec deux individus louches. L’un d’eux le tenait coincé contre le mur pendant que l’autre lui fouillait les poches. En me voyant, Hlupák m’avait apostrophé du trottoir d’en face et les deux hommes s’étaient discrètement éclipsés. Je lui avais demandé qui étaient ces mecs et m’avait répondu que c’était les amis d’un de ses amis et qu’ils lui demandaient où ils pourraient le contacter. Je n’en avais bien sûr pas cru un mot, mais je ne lui avais jamais reparlé de ce fameux soir. Je décidais de le taquiner un peu sur le sujet.

- Alors comme ça, c’est vous, Stanislas Hlupák ?

- Le seul, et l’unique. Pour vous servir. Sa première impression passée, Hlupák se sentait mieux. Pas de malaise entre nous. Les amis de mes amis sont mes amis. Et le frère de mon ami est comme mon frère. Si tu as le moindre souci, tu demandes. Ici, c’est la famille. La famillia, mon frère. Damien ? C’est bien ton nom, Damien ? On n’est entre nous, tu peux me dire tu. D’accord ?

- D’accord. Hlupák ? Hlupák ? Denis m’a parlé de toi. C’est bien toi qui as failli le tuer ?

- Oh ! Ça. C’était un accident. Une bêtise.

- Il a eu de la chance. Ça aurait pu être plus grave.

- Oui, répondit Hlupák, en sentant une boule monter dans sa gorge. Mais il s’en est tiré. C’est un solide, Denis. On ne dirait pas comme ça, il est tout chétif, tout maigre, un vrai sandwich SNCF. Hlupák s’arrêta subitement. Je ne dis pas ça pour toi. Tu es… enfin tu n’es pas…

- Je ne suis pas … ?

Hlupák avala la boule d’un coup sec.

- Non, rien. Ce n’est pas ce que je voulais dire. Dès fois, je suis un peu maladroit.

- Dès fois seulement ?

- Je sais que ce n’était pas très malin de ma part de coincer le manche, mais c’était une blague. Je ne voulais pas lui faire de mal. Je suis allé voir Denis à l’hôpital, je lui ai même apporté des chocolats. Parce que moi, on ne dirait pas comme ça, mais je suis quelqu’un de responsable.

- Oui, on ne dirait pas.

- J’assume, moi mon pote. Je ne dois rien à personne. C’est plutôt à moi qu’on devrait des choses. Je rends des tas de services. Tu peux demander aux gars d’ici.

Je saisissais la perche que me tendait involontairement mon camarade.

- Oui, c’est ce qu’on m’a dit.

Hlupák marqua un temps d’hésitation.

- Mais… heu… Comment ça, c’est ce qu’on t’a dit ? On t’a dit quelque chose sur moi ?

- Non, rien de spécial.

- Mais qu’est-ce que tu entends, par rien de spécial ?

- Rien, je te dis. C’est juste qu’aujourd’hui deux types m’ont abordé dans la rue en sortant du métro. Je remarquais à cet instant la légère crispation du visage de Hlupák. Je crois qu’ils m’ont pris pour mon frère. Ils m’ont demandé où l’on pouvait te joindre. Ils avaient l’air pressés.

- Qu’est-ce que tu leur as dit ?

- Qu’est-ce que tu voulais que je leur dise ? Je ne te connaissais pas, à ce moment-là.

- Oui, c’est vrai. Hlupák semblait un peu rassuré. Tu ne sais pas ce qu’il voulait ?

- Je te l’ai dit. Il voulait te voir. Pour te rendre un couteau, je crois.

- Un couteau ?

- Oui. Un des deux, un grand avec une drôle de cicatrice à côté de l’oreille, il m’a dit : « Quand tu verras Hlupák tu lui diras qu’on a ça pour lui ! » Et il m’a montré un couteau.

Le visage de Hlupák avait viré au vert de gris. Moi, j’étais aux anges.

- Y’a un problème ?

- Non, non. Pas de problème.

- C’est un objet auquel tu tiens, j’imagine.

Hlupák porta sur moi un regard vide.

- Quoi ?

- Le couteau.

- Ah ! heu… oui. Oui, c’est un cadeau.

- Moi, on m’a offert un bazooka une fois, mais je ne sais pas où le mettre. Ma copine préfère nettement les fleurs.

- Tu as une meuf ?

- Oui, pourquoi. C’est interdit ?

Je sentis alors comme une vague de souffrance mêlée de haine déferler sur le visage de Hlupák.

- Non, j’dis ça comme ça.

- Tu n’en as pas, toi ?

- Tu rigoles ou quoi. Des tas. Les gonzesses ce n’est pas ça qui manque.

Un sourire vicieux éclaira le visage marqué de Hlupák, accompagné d'un petit geste dans le style on ne me la fait pas à moi. Mais je savais exactement quelle était la cause de la souffrance du Tchèque. Il repoussait les filles. Et ce n'était pas tant sa laideur naturelle qui était en cause. Cela pouvait se supporter. Mais c'était ce manque terrible d'amour qui lui ressortait par tous les pores. Il sentait la masturbation à plein nez. Pas celle à laquelle on s'adonne par plaisir, mais la masturbation de nécessité, la masturbation sauvage, rageuse, la masturbation de dépit. Et cela, les filles le sentaient. Mais malgré cela, il ne pouvait s'empêcher d'en parler.

- Eh ! Entre nous, vous vous ressemblez peut-être physiquement avec ton frère, mais question gonzesse, lui, c’est le désert de Gobi.

Je préférais ne pas relever. Mais que ce type m’énervait. J’enfonçais le clou.

- Denis est quelqu’un de très discret concernant sa vie privée. Tiens ! Ça reste entre nous… mais en ce moment, il est avec une jeune suédoise d’une beauté à tomber par terre.

- Une suédoise ? ?

- Et elle a deux copines… J’ai bien essayé de lui demander de m’en présenter une, mais même moi, qui suis son frère, j’ai du mal à négocier. Il me dit : elles sont deux et tu es tout seul. Je lui ai dit, ne t’inquiètes pas on va trouver quelqu’un.

Là, j’ai senti Hlupák se liquéfier physiquement.

- Mais il faut trouver quelqu'un de sympa, pas chiant. Avec un peu d'humour. Qu'est-ce que tu en penses, toi ?

Hlupák n'était plus en état de penser. Son cerveau était rempli par la vision d'une jeune et blonde suédoise, complètement nue, allongée lascivement sur un bout de moquette ou sur n'importe quoi d'autre et que lui, Hlupák, était allongé sur le tout. L'excitation était telle qu'il allait devoir se masturber dans les secondes qui allaient suivre sous peine d'exploser.

- Tu crois que ?…

- Tu veux dire, toi et moi… ?

Hlupák allait rajouter quelque chose quand le gros des figurants fit son apparition investissant les loges dans un chaos indescriptible. Sans laisser le temps à Hlupák de réagir, je saluais rapidement quelques personnes et je descendis sur le plateau, le Tchèque sur mes talons.

Dans quelques minutes, le rideau allait se lever et les acteurs allaient entrer en scène. Je respirais avidement l’odeur particulière qui se dégageait du plateau vide. Derrière le rideau, à quelques mètres seulement, s’agitait le public. J’aime me tenir juste derrière le rideau, sur le plateau encore sombre et silencieux et écouter le brouhaha des conversations entremêlées de rires et de toux. Le public. Qui est-il ? J’ai l’impression que c’est le même à chaque représentation, toujours les mêmes raclements de gorge, les mêmes exclamations, les mêmes murmures. Pourtant, chaque représentation est différente, chaque public un être à part entière, avec ses envies, ses désirs et ses contradictions. J’étais perdu dans mes pensées quand la sonnerie annonçant le début imminent du spectacle, retentit. Quelques instants plus tard, les lumières de service commencèrent à décliner alors que l’éclairage de la première scène prenait naissance sur le plateau.

 

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L’Ombre n’était pas particulièrement attachée à ce « Denis », être pusillanime et sans intérêt qui vivait selon elle dans un monde factice. Il faut reconnaître, à sa décharge, que le théâtre étant un art où l’illusion règne en maître et où les comédiens interprètent des personnages, c’est-à-dire pour la plupart, des êtres n’ayant pas d’existence réelle en dehors d’une scène, il était difficile pour elle d’admettre qu’elle fût à présent l’ombre d’une chimère. Mais elle n’avait pas le choix. Aussi avait-elle décidé de rentrer en contact avec son support même si elle appréhendait grandement l’événement. Les précédentes approches, trop subtiles certainement, n’ayant rien donné et il était temps de passer à la phase suivante. Elle tendit sa main noire, vers lui. Denis était alors plongé dans le roman de Boulgakov : « Le Maître et Marguerite » Une histoire fantastique et burlesque où le diable en personne venait foutre le bordel à Moscou et saccager la vie des ses habitants. En ce lundi 05 Août, jour de relâche, Denis en profitait pour se détendre. Il adorait lire. Il pouvait rester ainsi des heures et il était fréquent qu’il achève un roman dans la journée. Il était même capable de lire plusieurs livres en même temps, passant d’un roman de fiction à une pièce de théâtre puis à une biographie par exemple.

Au premier contact, Denis sursauta si violemment qu’il renversa son café sur son pantalon manquant de s’ébouillanter à un endroit qui pouvait, après tout, encore servir si l’occasion se présentait. Les yeux exorbités, la bouche ouverte, il lâcha son livre à terre. Il manquait un bon hurlement pour clôturer le tout et celui-ci arriva dans la foulée, accompagné d’un « AU SECOURS ! ! ! » très convaincant. Le pauvre Denis, il faut le comprendre, se croyait encore visité par cette chose étrange qui l’avait terrorisé dans les remparts en aggloméré du château d’Hamlet. Il se débattit dans tous les sens, voulant chasser cette insupportable présence hors de ses murs, mais plus il se débattait et plus la présence se débattait à ses côtés. Pendant ce temps, l’Ombre réfléchissait. Des événements qu’elle ne comprenait pas encore, l’avait liée irrémédiablement à cette chose qui frôlait à présent l’apoplexie. Si elle continuait, elle risquait de perdre son nouveau support. La cohabitation s’avérait pour le moins délicate. L’Ombre, allait devoir faire preuve de patience, bien qu’une créature immatérielle comme elle, ne put éprouver une telle vertu. Elle décida cependant qu’à la première bonne occasion, elle se manifesterait de nouveau et pourquoi pas, s’adresserait à lui directement par l’intermédiaire du langage. Elle en était là de son raisonnement quand Denis s’aperçut que ce n’était rien d’autre que son ombre, et donc lui-même, qui s’agitait de cette façon désordonnée. Il se calma et son angoisse retomba. Afin de se changer les idées, il alluma la télévision. Le cinéma de minuit diffusait un classique du cinéma américain : « L’invasion des profanateurs de sépultures » de Don Siegel. Il aurait mieux valu pour lui de tomber sur un Vicente Minnelli ou carrément un Disney. Après quelques minutes de film, l’angoisse de Denis remonta à la hausse.

L’Ombre s’adressa pour la première fois à l’homme. Le bonjour qu’elle lui adressa fût pourtant aussi courtois que possible, mais Denis s’évanouit d’un bloc. « Quel manque de tact ! » pensa l’Ombre, qui attendait allongée malgré elle sur le tapis que son complément retrouve ses sens et l’usage de la parole. Ce qui arriva une dizaine de minutes plus tard. Cette fois-ci l’Ombre prit des gants et, d’une voix douce et sucrée, s’adressa à ce prolongement d’elle-même un peu particulier. Pour marquer une amélioration, Denis se contenta d’écarquiller les yeux en grelottant de peur et eut la courtoisie de ne s’évanouir que pendant de très courtes périodes, entrecoupées de hurlements stridents. Etant d’une nature frondeuse, l’Ombre plaqua une main immatérielle sur la bouche de Denis. L’infortuné ressentit comme une masse obscure l’étouffer et s’évanouit de nouveau.

 

Au secours ! Au secours ! Mon ombre essaye de m’étouffer. Je ne lui ai rien fait ! Je le jure. Je ne comprends pas pourquoi elle s’attaque à moi. J’ai toujours été en bon terme avec mon ombre. Même avec celles de mes amis et même avec les autres. J’ai peut-être marché sur une ou deux ombres dans la rue, mais ce n’était pas de ma faute. C’est à cause du soleil. Je le jure !

 

Quand Denis revint à lui, il faisait nuit. Il avait l’impression d’émerger d’un affreux cauchemar où sa propre ombre essayait de l’étouffer. C’était absolument terrifiant et malgré sa peur du noir, il n’osa allumer sa lampe de peur de la matérialiser. Il resta ainsi toute la nuit, dans l’obscurité, à guetter le moindre bruit. Le lendemain, ivre de fatigue, il se présentait à un casting où il devait, dans toute la fougue de sa jeunesse, vanter les qualités d’un jus de pomme qui se voulait particulièrement énergétique. A la dixième prise, après avoir ingurgité avec le sourire de circonstance près de deux litres du fameux jus de pomme, et sans que cela ne l’ait requinqué d’un pouce, il s’aperçut que si celui-ci n’était pas particulièrement énergétique il était en tout cas particulièrement laxatif en conséquence de quoi il passa le reste de sa journée à courir, le pantalon sur ses chevilles, de sa salle de bains à ses toilettes. Malgré la fatigue, il ne put s’endormir ce soir-là, ni les soirs suivants.

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Zlaw
Posté le 08/08/2022
Rebonjour Lersenac !


Changement de mode d'expression assez radical entre Denis et son ombre, et c'est bien mené, je trouve. Là où on a eu droit à toute sa vie et ses expériences ou presque, elle vient en quelque sorte de naître, et bénéficie donc de la naïveté qui va avec. C'est sympa, cette notion de "prise de conscience", un peu comme un "cogito ergo sum" personnel de sa part. Et puis, il y a un côté flegmatique. Elle ne vient pas au monde en hurlant, mais de manière réfléchie, c'est presque attendrissant à lire.

J'ai aussi bien aimé ce moment d'introspection à tendance philosophique de Denis, qu'il conclut finalement en se traitant lui-même de "con". On a tous ces moments où on se questionne peut-être un peu loin, et c'est très bien de savoir à nouveau à la fois prendre du recul et revenir sur terre, et ne pas tomber dans la pédanterie. Il faut savoir être profond, mais ne pas en abuser. Un équilibre difficile à trouver, mais criant de vérité. Encore une fois, ton personnage principal est bien équilibré, facile à apprécier. Il n'est ni écrasant de qualités, ni écrasé de défauts.

L'idée d'un second-soi à l'intérieur de soi, une version meilleure, m'a moins parlée, mais en tous cas elle fait un écho d'anticipation très intéressant pour l'ombre. Est-ce qu'elle héritera de certains traits de Denis, ou bien sera-t-elle réellement un être à part entière ? Est-ce que sa présence ou en tous cas sa nouvelle façon de se manifester va l'aider à "s'améliorer", ou bien va peut-être plus subtilement révéler les qualités qu'il possède déjà, sans avoir besoin de le changer au sens strict ?

La blague du jumeau qui fonctionne est bien menée. Ça ne fonctionne jamais aussi longtemps, d'habitude. Si Stanislas n'était pas si dégoûtant, peut-être que j'aurais pitié de lui. Je me demande si le canular aura l'occasion d'être filé par Denis à l'avenir. Il y a aussi un écho intéressant entre le fait qu'il prétende avoir une sorte de double en ce jumeau factice, et que bientôt il bénéficie d'une ombre consciente, qui sera elle aussi un peu son double, quelque part, même si sans relief ni couleurs.

Enfin, le début de rencontre entre Denis et l'Ombre est très intriguant. Qu'elle ne dispose d'aucun discours direct pour le moment est franchement malin. Le fait qu'elle soit toujours liée à Denis est également un point marquant. Dans quelle mesure peut-elle se mouvoir d'elle-même, différemment de lui ? Elle dit qu'elle lui touche la main, mais ensuite est condamnée à rester couchée lorsqu'il est évanoui. Je suis très curieuse sur la logistique de ce phénomène. Quant à Denis, je comprends sa terreur. L'idée de quelque chose qui nous a toujours été lié et dont on ne peut pas se débarrasser, et qui tout à coup semble se retourner contre nous, pas étonnant qu'il hurle ! Va-t-il demander de l'aide ? Aucun personnage particulièrement proche n'a été mentionné jusqu'ici. Et quel genre d'expertise pourrait être apportée par qui que ce soit de toute manière ? Arriverait-il seulement à prouver ce qui lui arriver, à en faire une sorte de démonstration ?
Et, ça aurait sans doute dû me frapper plus tôt, mais je vois aussi un parallèle à Peter Pan, dont l'ombre est entièrement indépendante mais attachée à lui au niveau de ses pieds (jusqu'à ce qu'elle s'échappe et que Wendy doive la recoudre, si je me souviens bien). Est-ce un scénario similaire qui se profile pour Denis ? Un ancrage mais par ailleurs une indépendance complète de mouvement ? Il est acteur, donc son ombre va aussi devoir subir des dédoublements, sous les feux des projecteurs, encore plus souvent que celle de la plupart des gens. Et quid du noir complet ? J'arrête avec mes questions, je suis juste curieuse de ce concept que tu as préparé ici. =)


À bientôt !
Zlaw


P.S.:
- "Dès fois seulement ?" -> Des
- "Tu ne sais pas ce qu’il voulait ?" et "Il voulait te voir." devraient être du pluriel, je pense, si les hommes étaient deux.
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