L'opéra Garnier, l'esprit divin réjouira l'âme en voyant l'éternité du monde.

La grouillante salle était comble. L’excitation était à son paroxysme. Des personnes du monde entier, princes arabes, duchesses russes, commerçants de la route de la soie jusqu’en Chine, occupaient les loges et balcons coquettement arrangés avec des fauteuils si confortables que certains s’endormaient lors des représentations de Cromwell de Victor Hugo. Mais ce soir, personnes n’avaient sommeil, chacun se toisait de son bout de salle. La très belle duchesse Catharina, coincée dans une robe du Premier Empire bleu roi mouchetée de larmes argentées, surplombait l’assemblée d’un regard absent, sa suivante la plus proche, femme d’une quarantaine d’années aux cheveux blonds virant sur le gris, lui tendant un plateau de pâtisseries françaises tel des mille-feuilles, choux et macarons. De l’autre côté le prince arabe venant de la bande de Gaza, entre Égypte et Palestine, pour faire affaires à Paris, était escorté d’une myriade de musulmans et domestiques voilées.

Émile était perdu au milieu de la foule agglutinée dans le parterre. Méril avait disparu, cette grande perche chauve, dans un groupe de grands nordiques blonds. Le jeune homme, aux cheveux fraîchement coupés au-dessus des oreilles, ne se donna pas la peine de crier le prénom de son ami. Il croisa les bras, ouvrit ses jambes pour plus de stabilité et resta immobile autant que possible, bousculé par la foule braillarde. S’il restait sur place, peut-être son mai finirait-il par le retrouver.

« Je suis là. Grommela, en soufflant d’effort, la voix profonde de l’astronome en posant sa grande main, aux doigts fins, sur l’épaule du trentenaire brun.

– Bravo. Félicita sarcastiquement son ami.

– J’ai pu nous dénicher des places côté cour, nous serons assis dans les gradins. Je ne peux pas m’imaginer avec cette foule de pécore durant tout un ballet.

– Grâce au ciel ! S’extasia Émile, soulagé. »


 

La cacophonie était totale dans les coulisses, les filles vomissaient de trac, et qui nettoyait ? Marie et les autres bonniches. Super. La seule parfaitement calme était la chanceuse Mélinda, dans sa loge silencieuse, fredonnant en se faisant coiffer et apprêter par trois costumières (Césarine n’en faisant pas partie, la paysanne aux doigts boudinés étant trop gauche). Marie regrettait de ne pas pouvoir être auprès de celle qu’elle considérait comme sa maîtresse, au lieu de cela elle consolait les hystériques qui s’évanouissaient dans leurs tutus. L’un des sous-metteurs en scène, un homosexuel anxieux, criait les dernières indications, de sa voix haut perchée se brisant comme du verre sur chaque mot angoissé. Ce remue-ménage donnait un mal de crâne monstrueux à la Provençale brune. Elle entrevit Amanda avancer majestueusement, enfin tel un automate guindé, devant son ex-fiancé sans le voir. Celui-ci ne put cacher sa déception sur son visage défait. Mais une fois passés les musiciens, la ballerine au corps exigu s’effondra sur une caisse en sanglotant mollement.

« Des fleurs pour vous de la part du marquis Decompoix. Déclara platement, d’une voix traînante et nasillarde, un page en donnant un vieux bouquet de Camélia sans odeur (cadeau du vieil allergique au pollen).

– Merci ! Caqueta Virginie, un brin déçue, arborant son sourire hypocrite le plus étincelant.

– Ho chouuuette ! Un bouquet de fleurs ! Se moqua son éternelle commère Césarine.

– Tais-toi ! Répliqua la danseuse en arrachant les camélias des mains du page. »


 

Et la lumière ne fut plus. La salle plongée dans le noir pour quelques secondes cessa peu à peu sa nuisance sonore, au grand bonheur des deux étudiants regrettant déjà leurs venues. Jean-Antoine avait bien charrié Émile pour être allé dans « ce nid à couillons qui pètent dans la soie » et avait fini, voyant la détresse du garçon, par lui donner une fiole de sa création : solarisation de soufre de romarin, sensée le protéger des énergies parasites et lui assurer la tranquillité. « J’ai envie de te revoir vivant après le bain de foule au sein des Parisiens aux dents longues bien plus sauvages que les pseudo-cannibales indigènes ». Une essence qui jusque-là stabilisait émotionnellement l’étudiant, curieusement peu ébranlé par les bruits et les mouvements.

Depuis son siège, d’où son corps fondait littéralement, Catharina se demanda si c’était cela la mort. Peu à peu le silence, quand la lumière s’éteint et que l’obscurité (qu’elle connaît peu avec les cierges et chandelles allumés presque en permanence) dévore les chaires. Elle trouva cela cocasse et eut envie de hurler dans la salle pour voir quel effet ça ferait au beau Paris de voir la nouvelle duchesse, sur toutes les lèvres, devenir hystérique.

Marie souffla enfin, les ballerines se concentrant enfin pour leur entrée imminente sur scène, l’orchestre déjà en place. Mélinda, dans sa sublime robe blanche représentant une reine sylphide, ses jupons diaphanes retombants en pétales sur ses hanches amples, apparut enfin avec lenteur, sortant tout droit de la légende, déesse paisible. Elle lança un clin d’œil à son amie et lui mima discrètement les vomis et évanouissements, soutenant moralement la bonne qui avait dû faire face aux problématiques des danseuses.

Et la lumière fut.

Les allumeurs enflammèrent les chandeliers et les éclairages au gaz, centrant la scène nue aux rideaux ouverts.


 

Adrénaline, musique, applaudissements. Grisée, Mélinda était sur la scène et ne devait vivre nulle part ailleurs. Dans ces moments-là elle se rappelait la raison de son existence. La mondaine disparaît, l’orgueilleuse et la renarde. Ne restait plus que son corps, la musique et la grâce. Celle que parfois elle touchait et lui permettait de croire un peu aux anges et à un Dieu d’amour. Elle savait bien qu’une fois fini et les fleurs récoltées, elle vivrait un moment de léthargie, comme un manque après une prise de drogue. Mais elle était vivante, et cette énergie coulait dans ses veines, mouvant son corps et ondulant sous sa peau. La Vénus de Paris, étoile au firmament de l’art, illuminait la salle de sa dissolution dans l’absolu.


 

Émile et Méril se levèrent de leurs chaises avec la foule, dans une vague unanime, sans même s’en rendre compte. Le fait qu’ils applaudissaient ne leur vint même pas à l’esprit. Ils sont hypnotisés par la ballerine blonde qui avait dansé le rôle principal, celle-ci saluait au centre des autres, sur scène, et pourtant on ne voyait qu’elle. Une énergie fébrile s’emparait du théâtre, les peaux frissonnaient et les poils s’hérissaient. Énergie. Émile laissa le mot en suspens flotter devant ses yeux humides, un sourire de jubilation figé sur ses lèvres qu’il ne contrôlait plus. Il fit l’effort de regarder, non plus la danseuse, mais les gens attroupés. Certains pleuraient, d’autres riaient, mues par le même sentiment. Mais est-ce réellement un sentiment ?

« Voilà la trouvaille d’une puissance capable de mettre unanimement une foule dans un même état. Murmura le jeune étudiant en sentant germer dans sa tête cet irrépressible besoin d’approfondir sa découverte. Tout est énergie. »


 

Catharina, comme les autres, applaudissait follement, et cette sensation de ne pas contrôler ses mouvements l’agaçait grandement. Oui, elle avait adoré le spectacle comme les autres et avait partagé des sensations grandioses, mais tout cela avait été « influencé ». Quelque part elle subissait encore, soumise à quelque chose qui la dépassait. Ne contrôlant plus rien. Elle sentit le sol tanguer sous ses pieds. Soudain la salle lui semble lointaine, la gravité s’inversa, elle se sentit flotter. Une paume chaude attrapa sa main, Natacha la regardait avec un sourire inquiet. La sensation physique ramena la duchesse aux cheveux platines et à la robe découvrant sa gorge laiteuse bleue roi.

« Je dois me reposer… Souffla-t-elle avec émotion sans parvenir à retrouver son calme.

– Très bien madame. Acquiesça avec soulagement sa dame de compagnie en hochant la tête. »

La duchesse souhaitait tout de même féliciter la ballerine pour sa performance grandiose. Elle n’avait apporté ni fleurs, ni étoffes précieuses et encore moins des parfums… Elle fouilla du regard son balcon et ses yeux se posèrent enfin sur une idée. Voilà le cadeau idéal.


 

Émile se fraya un chemin dans la foule opaque qui bloquait l’entrée des loges des artistes. Il fallait absolument qu’il parle à la grande femme blonde au corps sculpté de courbes divines. Méril le suivait sans peine, le grand chauve nonchalant était piqué par la curiosité du feu qu’il avait vu s’allumer dans les yeux de son ami. Avait-il été touché par la belle ?

Marie observa la foule se pressant dans les loges, comme d’habitude suite à la fabuleuse prestation de son amie. Les gens se bousculaient sans ménagement, avec des rictus retroussant leurs babines comme des animaux. Les gardes retenaient avec difficulté les marauds. Et quand une grosse bourgeoise réussit à pénétrer dans les loges elle heurta Marie de plein fouet sans un regard. La jeune Provençale tomba à la renverse, le souffle coupé. Personne n’eut cure de son sort et intérieurement elle maudit ces grenouilles de bénitiers qui léchaient les pieds des vedettes éphémères du moment. Une main puissante aux longs doigts fermes agrippa l’épaule de la brune pour la remettre sur pieds. Quand elle releva les yeux, elle vit un jeune homme chauve qui avait tout d’un intellectuel, ses petites lunettes rondes vissées sur ses yeux intelligents où brillait une sourde colère. Il se tourna vers la populace qui était passée devant la bonne sans faire mine de lui porter secours :

« N’avez-vous donc point remarqué la demoiselle en mauvaise posture ? Clama-t-il de sa voix grave qui p

orte.

– Laisse tomber, Méril. Personnes n’écoutent. Affirma très justement un autre étudiant brun à la peau blafarde. »

Marie fixa de ses immenses yeux de biches les deux inconnus qui avaient l’air d’être de bons amis. Les deux gentilhommes affichaient des moues méprisantes pour la foule grotesque et son manque d’humanité, réduite à l’état d’un égrégore.

« Venez messieurs, j’imagine que vous êtes là pour la danseuse principale, je vais vous conduire à elle. Laissons les stupides rustres ici. Chuchota-t-elle avec un clin d’œil devant la mine ébahie des deux autres qui n’en croyaient pas leurs oreilles. »


 

Mélinda portait ses sous-vêtements légers en coton, une culotte bouffante, des bas et un corset. Assise face à sa glace, elle sifflotait des airs de son enfance en peignant ses longues boucles blondes. La pièce était envahie d’énormes bouquets de fleurs en tout genre, que l’on doit enjamber pour traverser la loge saturée des odeurs suffocantes dont le mélange est écœurant. Pour la ballerine cela illustrait les différents gens qui se rendaient à ses prestations et comment cette mixité sociale pouvait amener à vomir de trop de mélange.

« Mélinda, deux jeunes gens souhaitent te voir. Déclara simplement la voix étouffée de Marie derrière la porte en bois.

– Entre. Intima de sa voix chantante la blonde en se tournant avec une surprise ravie. »

Lorsque son amie lui ramenait de la compagnie c’était toujours intéressant, elle avait le goût pour dénicher les perles rares. Au contraire de s’habiller plus décemment, elle déboutonna un bouton de son décolleté pour approfondir la vue dans son décolleté. Si les deux jeunes gens n’étaient que d’autres mâles obsédés parmi d’autres ils perdraient la capacité de penser en voyant son corps de déesse au ventre souple et aux hanches fermes. Et quand les étudiants entrèrent ils furent en effet scotchés par la sublime créature, et sa petite tenue. Le grand mince au crâne dégarni en trébucha sur un vase de jonquilles qui se brisa sur le sol encombré.

« Laissez, ce n’est rien ! Le rassura la ballerine avec un sourire chaleureux factice, derrière son masque ses yeux de renarde pétillaient, inquisiteurs.

– Pardonnez-moi, madame. Marmonna le trentenaire de sa voix grave étranglée.

– Ne vous a-t-il pas rendu service en évinçant l’une de vos barricades odorante, madame ? Plaisanta le brun, un brin gringalet dans ses habits simples coton confortable. Le mélange de parfum prend à la gorge, bien que je comprenne que vous chérissiez vos admirateurs, j’ignore comment vous vous extirperez de cette pièce recluse dans un labyrinthe végétal… J’espère que votre pied délicat ne piétinera pas de roses aux épines mortelles.

– Quelle attention délicate ! Ria la ballerine, heureuse de trouver enfin un peu d’esprit. Jetez donc par les fenêtres ce concours de présents floraux et vous avez ma bénédiction. Je crois que je fais la fortune des jardiniers de Paris. »

Émile s’affala contre le mur dans un coin libre, un sourire complice partagé avec Mélinda qui reboutonna discrètement son décolleté, le test passé. Marie lui mima une main sur le cœur et une moustache pour lui signifier que les deux zozos étaient de fiers gentlemans. Puis elle s’éclipsa avec un clin d’œil et un tapotement à l’oreille, concluant qu’elle voulait tout savoir.

« Cela m’intrigue que vous ayez des amitiés avec une domestique. Aborda Méril en déglutissant, le visage calme de l’astronome d’une rare couleur pourpre.

– De la même raison que vous lui avez portée secours. Devina la blonde avec un geste de la main désinvolte, ce qui fit hausser les sourcils du chauve, surpris que la ballerine soit déjà au courant.

– Étoile du Palais Garnier… Commença Émile.

– Appelez-moi Mélinda.

– Mademoiselle Mélinda, je me permets de vous faire une requête, qui est la raison de ma venue.

– Dites. Toute ouïe la belle se pencha, piquée par la curiosité, cela faisait bien longtemps que personne de si intéressant ne l’avait trouvée à la fin d’un spectacle, surtout un homme qui ne soit pas une idiote bête.

– Connaissez-vous le concept de l’énergie, de sa capacité à influencer et à charger un objet ou un réceptacle de sa substance ?

– Du tout.

– Laissez-moi donc vous le présenter. L’énergie est partout, en la lumière du soleil ou dans le mouvement même. Mais certaines sont plus « pures », ou en tout cas véhiculant un message, que d’autres. Il y a deux polarisations : l’énergie émettrice et l’être, l’objet ou la chose, soumise à cette énergie et donc réceptive. Quand je vous ai vue danser j’ai été pris d’une émotion générale qui m’a captivé, m’ôtant presque ma pensée propre, me forçant à obéir au mouvement de foule.

– Madame, un autre présent d’admirateur. Lança d’une voix traînante et las une vieille bonne de l’opéra derrière la porte en bois.

– Laissez Janette ! Intima avec impatience la ballerine, trop intéressée par son visiteur.

– C’est de la part de la duchesse soviétique, madame, reprit la vieille avec une pointe de gravité dans sa voix grésillante, celle-ci a dû partir précipitamment, mais je vous transmets son message : « depuis longtemps je n’avais vu pareille performance, vous enchanter ainsi mon retour sur Paris après un long moment à Moscou. Merci Vénus de Paris de votre inégalable talent que vous me faites l’honneur de partager sur les planches. Ici un maigre cadeau face à votre immense talent. Catharina Weinsberg ». C’est des pâtisseries françaises qu’elle vous offre dans ce coffret.

– Des gâteaux français ? Ria avec stupeur la ballerine qui avait rarement eu un présent tel que cela. Hé bien je vous le donne ! Régalez-vous avec les autres bonnes, Janette !

– Merci madame ! Saliva la gourmande, en claquant ses chaussures contre le parquet, avec empressement, alla annoncer la bonne nouvelle à ses collègues.

– Reprenons trésor, voulez-vous ? Demanda de sa charmante voix séductrice Mélinda, habitude qu’elle avait presque oublié tant c’était naturel lorsqu’elle parlait aux hommes.

– Quel est votre secret ? Reprit Émile, nullement détourné de ses ambitions par l’interruption, toujours affalé en une silhouette contre le mur, seuls ses yeux intelligents perçant l’ombre. Ce n’est visiblement pas l’effort physique humain qui crée cette alchimie, car aucun autre danseur n’a produit le même effet. Non, vous avez une sorte d’aura qui se dégage de vos mouvement sur scène qui conquiert l’audience. »

Mélinda eut un rire pur, venant de son cœur d’enfant, complètement surprise par la requête flatteuse et pertinente. Puis elle réfléchit à cette question très intrigante qu’elle s’était en son for intérieur parfois posé : pourquoi les gens sont-ils si bouleversés par sa danse ? Et pourquoi, lorsqu’elle est sur scène, elle est emportée par une grâce transcendante qui l’a fait se sentir unifiée lorsque en temps normal elle se sent morcelée.

« Puis-je vous interrompre dans vos pensées, madame, se racla la gorge le grand chauve aux lunettes rondes, encore rouge pivoine. Je m’excuse de ma pauvre condition d’homme au corps capricieux, mais vous voir en cette tenue éveille mes instincts naturels. Toute la faute est sur moi qui ne peux juguler mes pulsions, mais, seriez-vous aimable de vous couvrir d’un châle, ainsi je ne vous dévisagerais pas comme je le fais et je retrouverais un peu mes esprits. Encore mille excuses pour mon comportement déplacé. »

Guindé en un gentleman à l’éthique parfaite, le trentenaire à la morale puissante se tenait droit comme un militaire. Mélinda trouva ce personnage charmant, sa façon tout à fait élégante de s’excuser et de demander poliment lui donna envie, pour une fois, de ne pas faire sa capricieuse, et se voila d’un chaste châle en cachemire indien aux couleurs pastelle.

« Vous êtes admirable madame… je ne vous blâme pas pour être née d’une beauté divine mais voyez mes pauvres yeux mortels ne savent supporter votre corps vénusien. Murmura Méril, emporté, portant avec honte sa main sur son front, ses mots dépassant sa parole.

– Bon, puisque mon ami ici présent a décidé de vous faire un récital de ses plus beaux compliments je vous propose de vous rencontrer en de… meilleures conditions. Proposa le brun avec un sourire en coin, s’extirpant de la pénombre pour s’approcher de la ballerine avec une main tendue en signe d’accord, tout comme il le ferait avec n’importe quel homme respectable. Réfléchissez à mes questions si vous le voulez bien, j’aimerais beaucoup échanger avec vous sur ce sujet qui me fascine depuis plusieurs mois ! Et si vous acceptez, j’apprécierais que vous rencontriez un bon ami alchimiste qui est une sorte de mentor pour moi en ce domaine. (Émile pensa que ce dernier n’allait pas en revenir de l’idée de son apprenti, et risquait d’effaroucher, de son langage puant l’égout, la belle dame). Avez-vous une date de libre ?

– Avec grand plaisir ! Mélinda serra avec vigueur la main tendue, aux anges d’être considérée non pas comme une belle femme mais comme un être digne d’intérêt par un homme. Sans vous mentir, mes rendez-vous sont souvent pris des mois à l’avance, pour cause de mon travail prenant et des nombreux galas, réceptions et bals (et rendez-vous galants) où je suis conviée… Car je dois propager mon image mondaine pour que les gens assistent à mes représentations ! Mais pour vous, je peux bien annuler un thé prévu vendredi après-midi. Retrouvons-nous dans un endroit que vous chérissez, voulez-vous ? »

Cette dernière demande était le fruit de la curiosité pour l’exotisme de Mélinda, elle considérait le jeune comme un pan rare ou une perruche africaine qu’elle aurait capturée dans sa belle verrière. Mais celui-ci avait la faculté de pouvoir retourner à son état sauvage et donc la mener dans les lieux typiques où elle n’avait pas l’habitude d’aller. Rares étaient les étudiants, car manque d’argent, qui s’entichaient d’elle et qu’elle rencontrait. Tous étaient issus de riches familles et souvent imbus d’eux-mêmes. Elle voulait découvrir les endroits que les intellectuels fréquentent.

« Marie chérie ! Haussa Mélinda, se doutant que la bonne venait de revenir après ce quart d’heure. Peux-tu raccompagner nos visiteurs par la voie la plus calme s’il te plaît ?

– J’arrive ! Répondit la voix lointaine de la domestique arrivant avec de grandes enjambées assurées.

– Si vous le souhaitez j’apprécie grandement la bibliothèque de la faculté des sciences. Une de ses ailes à des architectures arabiques et de très bon thé d’orient… enfin si vous appréciez les aromates. Conlut le jeune homme avec un dernier hochement de tête. »

Mérile n’osa aucun au revoir, de peur que les mots qui sortiraient de sa bouche le trahissent une nouvelle fois, sa grande tête perchée sur sa nuque penchée en signe de honte et de remords. Il se traîna à la suite de son ami, ne risquant pas de regard en arrière sur l’objet de son émotion. Marie les accueillit avec un grand sourire ravie, son intuition avait vu juste, les gentilhommes qu’ils étaient s’étaient montrés élégants et intéressants. Elle allait en demander des nouvelles à Mélinda mais les mots « université et rendez-vous » qu’elle avait capté lui avait mis la puce à l’oreille d’une affaire intriguante.


 

La blonde danseuse lâcha ses pointes avec bruit sur le parquet, produisant un claquement mat qui se répercuta dans l’immense salle vide. Parfois elle s’autorisait le plaisir de rester une fois le Palais Garnier vidé et de danser sur les planches. Seulement pour elle et pour peut-être les quelques rats et fantômes qui habitent les lieux.

Ni justaucorps, ni jupons. Seulement dans sa culotte en coton blanc et avec une chemise souple en soie tout aussi claire, son infâme corset bien rangé dans ses armoires. Libre dans son corps aussi bien que dans ses mouvements, elle ne regretta que la musique. Dans la semi-obscurité, seules quelques lampes à gaz qu’elle avait rallumées, elle ne craignait aucun accident, connaissant l’amplitude de la scène par cœur.

Elle déposa les mains sur sa poitrine, là où bat son cœur et inspire profondément. Ce soir elle sentait la magie continuer de circuler dans sa chair, irriguant sa peau veinée de bleu. Son corps entier vibrait sous l’effet de la pulsation commençant sous sa plante de pied et finissant en onde frétillante au sommet de son crâne.

Sa tête se vidait tandis que ses bras s’ouvrent comme une rose. Elle pivota sur elle-même sentant l’air opaque des ténèbres l’envelopper. Ses pieds nus frôlaient le bois ciré, électriques. Elle bougeait de plus en plus vite, yeux mi-clos, ondulant comme de l’eau vive. Puis elle s’élança et sauta, s’éleva, montant encore plus haut et quitta terre pour rejoindre le néant. Là où tout est flou et pur. Sa peau était la carapace de son âme qui rayonne, émanant d’une substance palpable mais invisible. Une chaleur transcendante fendit son être de part en part. Elle n’était plus Elle, le monde n’était plus. Elle était enfin tout et rien, elle était en vie, rien d’autre ne comptait.


 

Mélinda se rhabilla à la lumière des lampes de gaze. Elle endossa ses jupons et robes pour finir par sa capeline avec une maîtrise impeccable. Une mélancolie portée par les regrets s’abattit sur elle en la prenant par surprise. Elle savait pourtant bien pourquoi. Après avoir connu la grâce et son transport reconnaître la mauvaise utilisation de ses charmes, à des fins terrestres pour une fortune et des plaisirs, est la piqûre de rappel de son âme pour l’aspirer à une plus haute dignité et à une vie plus saine. Son corps lui-même avait commencé à témoigner de la dure vie des ballerines, multipliant les douleurs. Elle savait qu’en continuant elle ne vivrait pas vieille. Elle savait aussi que sa carrière s’arrêtait aussi avant trente-cinq ans.


 

Catharina était étendue sur son lit aux draps en soie douce et lisse telle une Ophélie dans un étang sombre. Ses longs cheveux blonds platines formant des racines sur ses oreillers voluptueux. Plongée dans le noir par sa propre volonté, la Soviétique laissa rouler ses pleurs humides sur ses joues fraîches. Elle n’arrivait pas à s’arrêter de sangloter. Et c’est ainsi qu’elle s’endormit, au milieu des ténèbres et des larmes.

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