Catharina, la cage d’or

Paris ne l’enchantait pas plus que ça. Ses rues rances de pisses et d’eaux usées, ses pauvres aux regards vides et aux ventres encore plus lésé que leur intelligence, les prostituées qui accompagnent chaque homme ayant un peu de capital… Ville de l’excellence, du luxe et de l’élégance ? Elle ne croyait plus au romantisme dès le lendemain de son mariage et avait découvert depuis bien longtemps que les éblouissants mirages cachent esclaves et souillures.

Catharina enfourna dans sa bouche un croissant au beurre croustillant, son intérieur mou et gras la fit saliver.

Les Français avaient bien une chose pour eux : l’art et la gastronomie.

Elle épousseta sa jolie bouche rose avec son mouchoir.

« Madame souhaite-t-elle plus de vin ? Se précipita une dame de compagnie voulant se faire bien voir de la Russe.

– Мадам хотела бы, чтобы вы пошли куда-нибудь еще, если она там, чтобы она наконец могла без помех насладиться трапезой. (Madame aimerait que tu ailles voir ailleurs si elle y est, pour qu'elle puisse enfin profiter de son repas sans interruptions.). Répliqua en russe la duchesse, ce qui fit pouffer ses suivantes slaves.

– Pardon ? La simplette ouvrit de grands yeux inquiets.

– Non merci, je n’ai besoin de rien, tu peux disposer. Répondit Catharina en français parfait. Natacha, approche s’il te plaît. »

Sa favorite, une trilingue en russe, allemand et français, s’approcha avec un sourire curieux. Qu’est-ce que sa maîtresse allait encore lui demander ?

« Не воспользоваться очарованием французов было бы преступлением... Я слышал, что в эту субботу очаровательные танцовщицы собираются танцевать балет. Может быть, я мог бы поощрить их лично перед выступлением? (Ne pas profiter du charme des Français serait un crime... J'ai ouï dire que de charmants danseurs allaient danser le ballet de ce samedi. Peut-être pourrais-je les encourager en privé avant leur performance ?). Susurra la slave aux cheveux d’un blond presque blanc.

– Bien madame. Natacha arbora le sourire le plus moqueur et approbateur en une même expression qu’il ait été donné de voir. »

La duchesse se fichait comme de sa première tiare de tromper son mari, Duc autrichien qui lui avait donné son titre. Après tout Alexender ne faisait-il pas lui-même des rencontres intéressantes lors de ses inlassables voyages d’affaires dans toute l’Europe ? Le bougre avait dû apprendre à dire « voulez-vous bien mademoiselle me rejoindre dans ma chambre ? » dans une multitude de langues.

La Russe au visage de lune et aux grands yeux bleus de poupée enfourna un macaron croquant dans sa bouche salivante. Mmh, les Français étaient vraiment les meilleurs dans ce domaine.


 

« La vicomtesse De L’Escompte est insipide. Je refuse aussi d’être installée près du professeur Armand ou encore du docteur Sélius. Les deux sont des coureurs de jupons qui vont baver sur mon décolleté à la napoléonienne durant tout le repas. La femme du député Richeliard, Bertille, parle plus qu’elle ne réfléchit et comme je n’aurais ni arbre ni corde pour me pendre je préfère éviter l’expérience. La duchesse énuméra ses préférences les mains croisées derrière le dos, tournant en rond dans son cabinet parisien, sa fidèle Natacha écrivant la missive pour demander à placer madame dans un coin de table agréable.

– La vicomtesse sera mieux près de sa famille qu’elle a peu l’occasion de voir, le professeur et le docteur apprécieront échanger avec l’ethnologue qui nous honorera lors de ce gala, et la femme du député sera bien mieux près de son époux. Cela vous sied-il ? Reformula la dame de compagnie en ne levant même pas les yeux de sa calligraphie effectuée adroitement avec une plume d’oie.

– Parfait.

– Où souhaitez-vous siéger ? Demanda la slave approchant la quarantaine.

– Pourquoi pas près de quelqu’un qui voit du pays, un voyageur… Mettez-moi près de ce marchand qui a ouvert son commerce avec Pondichéry récemment ! Il faut du bagou pour commercer avec les Indiens… et puis ajoutéez-moi des étudiants discrets désireux de partager leur savoir ! J’imagine que certains assisteront au discours de la vedette revenue de chez les indigènes… Pourquoi pas quelques femmes intéressantes… La baronne Florence qui est gasconne a toujours des traits d’humour fins et la bourgeoise Clémence Baillard dit toujours ce qu’elle pense. Les yeux de la duchesse s’illuminèrent en pensant à la bonne compagnie qu’elle concoctait.

– Très bien…

– La compagnie du nouveau penseur et philosophe Nils Arembourg me sera très agréable, il me semble qu’il sera présent. Et puis pour rendre le tout plus savoureux, invitez donc quelqu’un d’exotique !

– Il y aura ce riche prince arabe qui a pris pour cavalière la Vénus de Paris, dont tout le monde parle.

– Ho excellent ! Elle battit ses mains parfaitement lisses de tout travail. »


 

Le mauvais temps fit regretter la duchesse de ne pas avoir choisi un pays plus ensoleillé pour s’exiler. Les Caraïbes aux champs de cotons ou la belle Italie auraient parfaitement fait l’affaire. Mais son mari surprotecteur la voulait dans une riche cité où elle serait escortée et, en cas de besoin, soignée de tout mal. La poupée habillée de jolies robes en satin et autres fanfreluches devait être exposée dans la jolie vitrine de la ville musée de Paris, exhibée aux bals, opéra et restaurants.

Catharina explosa son verre contre le mur. Sa bonne cria.

« Ce n’est rien, le verre blanc porte chance. Déclara simplement la duchesse en secouant son poignet pour détendre sa main crispée. »

La femme de chambre la toisa d’un regard noir, « Quoi ? Je sais que cela coûte cher. » Pensa Catharina en levant un sourcil fin. Celle-ci ramassa les éclats blancs éparpillés sur le sol en bois caramel, des gouttes de vin tintent encore les morceaux de verre. Les bras croisés la duchesse respirait sourdement pour calmer sa fureur. Elle avait envie de tout exploser, et au lieu de cela elle avait simplement brisé cette coupe créée par des souffleurs de verres.

« Des gens crèvent de faim et n’ont pour autre gamelle que de vieilles assiettes en bois et l’autre jette son verre qui vaut une fortune… Grommela la bonne entre ses dents, espérant que la russe parle assez mal français pour ne pas comprendre.

– Pardon ? Demanda froidement la dame soudain glacée.

– Je disais que c’était malheureux que ce verre vous ait échappé des mains ! Si coûteux… Feint la femme d’une bonne cinquantaine d’années, les rides sur son front se plissant en un rictus compatissant.

– Il ne m’est pas tombé malencontreusement des mains. Articula sèchement la duchesse en s’approchant de la pauvre femme, faisant claquer ses talons sur le sol rutilant. Je l’ai jeté, vous comprenez ? »

Elle empoigna les cheveux de la bonne qui gémit sans oser se débattre.

« J’AI BRISÉ CE VERRE COÛTEUX COMME VOUS LE SOULIGNEZ, PARCE QUE JE SUIS RICHE, PUTAIN DE RICHE, PLUS QUE VOUS NE LE SEREZ JAMAIS ET NE POURREZ JAMAIS L’IMAGINER. Je peux acheter vos enfants si je le veux. Hurla-t-elle avant de susurrer ses derniers mots avec une haine dégoulinante de fiel.

– Je vous demande pardon, pardon, pardon ! Sanglota la vieille en tordant ses mains fripées.

– Dégage. Et ne remets plus jamais les pieds dans ma deumeure. La dame se dégagea de la bonne qui se pissait quasiment dessus dans sa robe brune et son tablier blanc. »

La jeune aristocrate à la chevelure quasi blanche dévalant son dos jusqu’au bassin se laissa tomber dans un fauteuil recouvert de cuir. Elle mit sa tête entre ses mains tandis que la femme de ménage disparaissait au plus vite sans cesser de geindre. Voilà, elle avait une fois de plus passé sa colère sur les domestiques. Ses immenses yeux bleus glacés rencontrèrent leurs reflets dans le plateau d’argent sur la petite table face à elle. La poupée était capricieuse. Un monstre d’égoïsme. Cette pensée tordit son visage de porcelaine en un sourire effroyablement torturé, ses lèvres roses déformées. Une larme acide dévala sa joue et elle l’essuya avec raideur. Elle avait besoin d’un verre de vin.


 

Le pauvre danseur s’enfuit en courant, se recevant une chaussure au passage sur son fessier bien moulé d’athlète. Une folle. Voilà ce qu’elle était. La duchesse russe portait une longue robe de nuit blanche, les cheveux blond platine dévalant son visage et sa poitrine, les yeux bleus anormalement grands, sa bouche rouge inspirant et expirant par à-coups. Elle avait tout d’une apparition vengeresse, telle les jeunes filles hantant les lacs après une trahison. Il avait eu la mauvaise idée d’aller (franchement heureux de découvrir l’une des plus belles femmes de l’aristocratie européenne) à ce rendez-vous exotique et excitant sur demande de la dame. Mais il ignorait que plus les gens étaient riches, plus ils étaient fous et incontrôlables. Pour avoir osé mettre des miettes de biscuits parfumés à l’orange et au gingembre sur un fauteuil en velours bleu indigo. Puis, pour avoir assuré avec suffisance « que quelques domestiques le nettoieront, allons chérie, enlève tes vêtements que je puisse te voir nue et contempler ta féminine beauté. ». La dame en étant devenue hystérique, quel manque de respect !

Catharina s’effondra à même le sol, son « supposé amant » détalant comme un lièvre après un coup de canon. Elle entendait les cris de surprises des bonnes, ravies de voir un aussi bel homme à moitié nu. Qu’est-ce qui n’allait pas chez elle aujourd’hui ?

Elle avait fui Moscou pour enfin trouver la paix, sa vie se résumant depuis quelque temps à manger, dormir, parfois prendre un amant et à être plongée dans des sombres pensées en fixant le plafond. Son stupide médecin de famille avait diagnostiqué un « mal commun aux femmes : la mélancolie » pourtant elle n’était absolument pas triste ! Au contraire elle se sentait d’une sourde colère. Comme une stupide poupée oubliée dans un coin, impuissante et effroyablement vide.

Elle resta étendue sur ce sol tapissé de carpettes indiennes douces, aucune domestique n’osant pénétrer son mal-être. Elle finit par s’endormir, une fois de plus, après avoir fixé le plafond à la lumière déclinante des chandelles.

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