L'or de tes veines

Par Bleiz
Notes de l’auteur : Ce chapitre représente un tournant dans l'histoire, et je pense que c'est pour ça qu'il est aussi long -il s'agit peut-être même du chapitre le plus long de toute cette histoire. J'espère que malgré la longueur, il vous plaira. Comme toujours, n'hésitez pas à me faire part de vos retours et de vos théories, j'en raffole. Bonne lecture !

Un long cri plaintif déchirait la lande. Il perçait le roulement de l’orage. La pluie n’osait pas tomber de peur de l’interrompre. Un maigre puit de lumière s’était creusé entre les nuages ; une faible brume en descendait. Elle flottait juste au-dessus de l’herbe folle et rare. Elle recouvrit peu à peu la lande qui, toute pénétrée des pleurs qui retentissaient, se laissa faire.

La cape de Sterenn avait glissé de ses épaules et gisait à côté d’elle. Son corps tout entier était secoué de violents sanglots. Des larmes rondes comme des billes glissaient de ses cils et s’écrasaient sur les trèfles, sur la terre. Ses cheveux lui couvraient le visage, lui cachait la vue. Quand bien même elle l’aurait réalisé, elle ne s’en serait pas soucié. Qu’y avait-il à voir désormais ? Les arbres n’étaient que des troncs sans âmes, les rochers ne dissimulaient plus aucun trésor, les fleurs restaient plantées dans le sol. L’Artiste était parti et sa magie des mots avec lui. Sterenn n’était plus une danseuse, elle n’était même plus une jeune fille. Elle n'était plus qu’un bête automate. 

« Plus qu’une poupée. Plus qu’une poupée, » se répéta-t-elle malgré tout. Elle entendait presque sa voix le lui chuchoter. Tout pourtant criait le contraire. Ses poignets apparents aux cercles dorés emboités les uns dans les autres, les jointures métalliques de ses doigts, les cercles roses peints sur ses joues. Il n’y avait personne d’autre qui lui ressemblait : son père le lui avait assuré, comme une promesse, et l’Artiste l’avait confirmé avec gravité. Mais quand elle fermait les yeux, qu’elle enfouissait son visage dans ses mains et que le monde au-dessus et au-dessous d’elle disparaissait, alors Sterenn pouvait croire au mensonge de l’Artiste. Sterenn était une vraie fille et elle était capable de tout ce qu’une vraie fille pouvait faire. Elle pouvait s’occuper des tâches domestiques, dessiner, marcher, crier…

Crier ?

Les pleurs s’arrêtèrent. Le silence retomba. Sterenn n’osait plus bouger. Ses doigts tremblants vinrent effleurer sa gorge. Elle entrouvrit les lèvres et sa langue vibra. Une longue note sortit avec son souffle. La jeune fille se redressa aussitôt. Il fallait qu’elle réessaie. Elle s’éclaircit la gorge. Sous sa main, toujours plaquée sur son cou, ses cordes frémirent.

—Aaah…

Elle referma la bouche. Quelque chose vibrait dans sa poitrine, étranglait les rouages de sa gorge si fort qu’elle sentait le monde tourner autour d’elle. C’était par trop étrange. Jusqu’à aujourd’hui, toutes ses tentatives de parler s’étaient soldées par un échec. Et maintenant que l’Artiste avait disparu, elle avait trouvé sa voix ? Était-ce pour ça qu’il était parti ?

« Non, » lui souffla quelque chose à l’oreille. « Ce n’est pas son départ. C’est la brume. »

Alors elle releva la tête et ce qu’elle vit l’effraya. Sous l’épais brouillard gris, la lande avait disparu. Elle ne pouvait pas voir plus loin que ses mains. Il y avait bien une longue colonne lumineuse qui tranchait le ciel noir d’orage, mais la terre aurait pu aussi bien s’évaporer sous ses pieds. « Nous sommes à la pointe du continent, Sterenn, » lui disait souvent son père. « Rien n’est normal ici. Les éléments sont violents, la forêt est pleine de bêtes… Les choses les plus bizarres arrivent, par ici. C’est pour ça qu’il faut que tu sois toujours bien prudente. » Le souvenir de son père fut chassé par un autre : l’Artiste qui pointait le ciel du doigt en parlant de sa Déesse, comment elle l’avait amené jusqu’à la chaumière. Alors Sterenn sut quoi faire.

—Déesse, s’écria-t-elle. C’est toi, n’est-ce pas ? Rends-moi l’Artiste, s’il te plaît. C’est mon seul ami. J’ai besoin de lui.

Mais personne ne lui répondit. Des filaments de brume, épais comme des anguilles, naviguaient lentement autour d’elle. La gorge de Sterenn lui semblait remplie de feu. Pourtant elle se mit debout avec peine et reprit :

—Déesse, si tu ne peux pas me le rendre, alors dis-moi où il est allé et je le retrouverai.

Mais il n’y avait personne hormis elle et aucune voix pour accepter sa requête. Alors Sterenn s’exclama avec désespoir :

—Déesse, si tu ne peux pas me dire où il est allé, pitié, au moins dis-moi comment partir d’ici ! Je le retrouverai seule. Je ne demanderai plus rien. Sa voix toute neuve se brisa, gorgée de larmes. Je ferai n’importe quoi.

L’orage éclata. Il s’abattit sur la jeune fille. Des trombes d’eau frappèrent la terre mais Sterenn scrutait le ciel, attendant une réponse. Le brouillard se dissipa lentement. De même, les nuages se refermèrent. La lumière disparut et le ciel redevint d’un gris uniforme. La pluie nettoya tout. Seule restait Sterenn, plantée sur la falaise. Quand elle comprit qu’on ne lui dirait rien, elle frappa le sol du pied en criant :

—C’est ridicule ! Je ne comprends pas ! L’Artiste et toi, vous êtes pareils. Incapables d’entendre comme de parler. Sauf aux mauvais moments !

Elle ramassa sa cape et la jeta par-dessus ses épaules. Le tissu était trempé et collait à la base de sa nuque, mais elle n’en avait que faire. Elle fit demi-tour. La nuit était complète. Dans sa hâte, elle n’avait pas pris de lampe. Cette pensée fut la goutte de trop. Ses cheveux humides lui collaient au visage, la pluie ruisselait jusque dans son dos et la gelait jusqu’à la moelle. Elle avait beau serrer l’étole autour d’elle, rien ne la réchauffait. Ses yeux se mirent à piquer. Elle les frotta rageusement du dos de la main et accéléra le pas.

Ce ne serait pas la fin. L’Artiste, elle le devinait, était parti pour des raisons très précises. S’il s’était simplement agi d’un vague désir ou d’un de ses plans abracadabrantesques, il en aurait parlé. Il était incapable de se taire quand son intérêt était piqué. Mais il s’en était allé sans ses trésors, sans sa peinture, sans dire au revoir. Plus elle y pensait, plus elle sentait qu’elle avait raison. Était-il tenu au secret par sa Déesse ? Avait-il reçu une nouvelle importante de l’extérieur, quelque chose de dangereux qui l’avait empêché de revenir à la chaumière ? Mécaniquement, son index caressait la pulpe de son pouce. À moins que son père n’ait dit quelque chose de trop offensant ?

Sterenn soupira. Toutes ces réflexions étaient futiles. Aucune ne lui dirait ce qu’elle voulait entendre et aucune n’était preuve de vérité. Elle pouvait aussi bien accumuler les hypothèses jusqu’à ce que le soleil soit avalé.

—Sterenn ! C’est toi ?

Son père, tremblant sous un parapluie fabriqué de ses mains, accourait. La porte grande ouverte laissait entrevoir l’âtre rougissant. Bientôt il fut à côté d’elle et la protégeait de la pluie battante. Il écarta une mèche humide de devant ses yeux en disant :

—Ma chérie, ne refais jamais ça. Sterenn ouvrit la bouche mais il fut plus rapide : Tu ne peux pas partir comme ça. Tu m’as fait une peur bleue !

Lentement, la jeune fille hocha la tête et esquissa un sourire désolé. Le vieillard passa un bras autour d’elle et ensemble, ils retournèrent chez eux. Les vêtements furent vite suspendus devant la cheminée, les cheveux séchés dans un torchon. Une fois qu’il eut vérifié chaque doigt, que la rouille aurait pu menacer, le vieil homme se lança dans son sermon. Sterenn n’en entendit pas la moitié. Par-dessus l’épaule de son père, elle pouvait voir la fenêtre. On ne distinguait plus l’extérieur tant la pluie faisait rage. Le craquement des éclairs résonnait à travers toute la maison. L’Artiste devait avoir quitté la forêt, maintenant. Il tomberait malade, avec ce temps, sans manteau. Sterenn ne pourrait pas suivre ses traces. Demain, tout aurait été effacé. Elle reporta sur son attention sur son père. Elle s’en voulait déjà pour ce qu’elle allait faire. Il ne comprendrait pas. Peu importe qu’elle puisse parler ou non : il n’écouterait pas ce qu’elle avait à dire. Ce serait trop dur. 

Le vieil homme s’arrêta au milieu de sa phrase, essoufflé. Il se frotta le visage, fixa un moment le parquet, puis tira une chaise. Une fois face à elle, il dit :

—Sterenn. Tu comprends pourquoi j’étais inquiet ? Elle acquiesça. Tu crois que j’ai tort de m’être emporté ? Elle secoua la tête. Il l’observa longuement. Tu sais que je t’aime ?

La jeune fille sentit sa gorge se serrer. Elle se saisit de la main de son père et l’embrassa. « Pardon, » pensa-t-elle. « Pardonne-moi pour ce que je vais faire. » Mais le vieil homme ignorait ce qu’elle pensait. Il était simplement heureux de recevoir son affection. Il lui caressa le sommet du crâne, puis attrapa une mèche de ses cheveux, encore humide. Leur couleur brune brillait comme de l’or dans les reflets des flammes. Pour la première fois, il se demanda où l’Artiste les avait trouvés. Il n’avait pas posé de question sur le moment, et ne s’en était plus soucié après. Il lui sembla tout à coup qu’il y avait là quelque chose de très important qu’il aurait dû savoir. Mais son invité s’était enfui sans un mot. Il relâcha la mèche, s’étira en grimaçant et déclara qu’il était grand temps de se coucher.

Sterenn se traina jusqu’à sa chambre sans rien dire. Le silence régnait. Les tentures accrochées aux murs absorbaient les hurlements du vent. Elle alluma une bougie et s’allongea sur son lit, cherchant en vain à comprendre ce qui s’était passé. La jeune fille effaça le froncement de ses sourcils du bout des doigts. Si elle avait pu, elle aurait frappé le jeune homme. Un bon coup sur la tête, pour lui remettre les idées en place. Quitte à compter les mots et à les enfiler comme des perles, dans un collier sans queue ni tête, elle aurait préféré songer à ceux qu’elle lui dirait car sa colère et sa hâte à l’idée de revoir le jeune homme la pétrifiaient. Elle ne parvenait tout simplement pas à fixer l’avenir. 

Son imagination s’emballait : une fois, elle se voyait se jetant dans ses bras ; l’autre, lui collant une gifle à lui décoller la tête des épaules. Le plus souvent, elle voyait l’Artiste face à elle et étirait l’instant. Pas besoin d’agir si le temps n’existait plus et pour eux, il n’était qu’une illusion. Dans ses rêveries, le visage du jeune homme s’illuminait en croisant son regard. Ses yeux pétillaient comme les émeraudes de ses bracelets. L’illusion se brisait au moindre bruit de pas devant sa porte.

Mais on ne peut changer l’esprit d’une jeune personne. Leurs cœurs sont trop vifs et bruyants : les passions y deviennent des monolithes. Sterenn était donc décidée à partir. Chaque jour, en préparant son départ, elle pensait à son voyage, aux multiples aventures qu’elle vivrait et à son ultime rencontre avec l’Artiste. Et chaque jour, alors que les vêtements et les provisions s’accumulaient dans sa sacoche de cuir, son père lui confiait des tâches et lui demandait son aide. La vie ne s’arrête pas quand on fait des plans, mais Sterenn ne pouvait s’empêcher de réfléchir à ce qu’il allait advenir de lui une fois qu’elle serait partie. Il lui avait tant répété que son réveil avait été le but de sa vie. Maintenant qu’elle était fonctionnelle, Sterenn s’interrogeait : si son but était atteint, ne pouvait-elle pas à son tour faire ce qu’elle désirait ? Ses doigts noueux, son visage ridé et ses gestes tremblants : tout en lui attachait Sterenn à la bicoque de pierres. Alors chaque jour, elle repoussait son départ au lendemain. Le destin pouvait bien attendre un peu. Ses rêves aussi. Il n’y avait qu’à se taire.

Mais un matin, Sterenn se rendit à la lisière de la forêt. Le panier d’osier qu’elle tenait sous son bras devenait de plus en plus lourd, chargé de fleurs et de plantes au parfum douceâtre. Elle longea les bois, ramassant tout ce qui piquait son intérêt. Soudain, elle aperçut une fleur particulièrement belle : violette, lourde de clochettes bombées, Sterenn ne pouvait que la cueillir. Elle s’agenouilla et en cassa la tige. La faisant tourner ses doigts, elle l’admirait. Le monstre à côté d’elle aussi.

Sterenn s’immobilisa. Du coin de l’œil, la créature au long corps maigre, haut de trois mètres, s’était penché par-dessus son épaule. Son visage de chouette effraie tremblait comme l’eau sous la brise ; son bec claquait et projetait de petits éclats d’os. Puis il se tut. Il tendit une main à cinq doigts, noire d’encre, et caressa d’une griffe un pétale.

Une sueur glacée roula le long de la nuque de Sterenn. « Cours. Cours, » lui criait son esprit. La jeune fille n’en fit rien. Elle se concentra sur son bras. Elle craignait qu’un faux mouvement ne fasse tout voler en éclat.

Le monstre relâcha la plante, pour mieux lui toucher le poignet. Sterenn serra les dents pour ne pas hurler. Elle fixait cette patte abominable contre sa porcelaine et les taches de nuit boueuses qui tombaient sur ses rouages, gouttaient le long de sa peau. Un bruissement froissa l’air et la face d’oiseau se retrouva face à la sienne. Les billes rondes du monstre scrutaient son visage. Sterenn ferma les yeux. Quand elle les rouvrit, ils avaient disparu : la fleur et le monstre.

La peur s’abattit sur elle. Un sanglot lui échappa mais vite, elle plaqua une main sur sa bouche de peur d’attirer l’attention d’autres créatures mal intentionnées. C’est là qu’elle vit le liquide noir couler le long de son avant-bras. Il s’écrasa sur sa robe comme une tache d’huile. Elle se remit debout, alerte au moindre mouvement. Si les arbres cachaient quelque chose, ils n’en dirent rien. Alors Sterenn prit son panier sous le bras et courut. Elle traversait la lande à toute vitesse. Des fleurs s’échappaient de son panier mais elle refusait de s’arrêter. 

Elle n’était pas entrée dans les bois. La fleur était à la frontière de la forêt. Quand bien même elle ne l’aurait pas été, jamais les monstres ne s’aventuraient si près de la lisière. Son père le lui aurait forcément dit. 

Les monstres étaient en train de bouger.

Elle ouvrit la porte de la chaumière avec l’épaule et posa brutalement le panier sur la table. C’est à peine si le vieil homme leva la tête. Mordillant un fusain, il s’arracha à la contemplation de ses esquisses pour lui dire :

—Tu tombes bien ma chérie. Je suis en train de voir un nouveau type de mécanisme pour Ashtar. En fait, ce qu’il manque, c’est un circuit énergétique. Pour bien que ça circule, tu comprends ? Mais je ne vois pas comment transvaser le cristal dans un système de ce genre…

—Père, dit Sterenn tout à trac.

Le vieil homme lâcha son crayon. Il remonta ses lunettes sur son nez, muet de stupeur, avant de dire d’une petite voix :

—Sterenn ? Tu as parlé ?

—Père, répéta-t-elle avec plus de force.

Sa voix était enrouée, à force d’être délaissée. Fusain et feuille tombèrent au sol tandis que le vieil homme serrait sa fille dans ses bras. Elle se raidit, puis lui rendit son étreinte. « Chaud, » chuchota son esprit en sentant ce corps fébrile contre le sien. Elle aurait pu s’endormir dans le confort de ces bras. Elle se força à repousser doucement le vieil homme.

—Je dois vous dire quelque chose.

—Quelque chose ? Mille choses plutôt ! Et j’en aurais mille en retour ! Depuis combien de temps parles-tu ? 

—C’est très récent. J’ai encore des difficultés… Mais père, j’étais près des bois.

—Oui, je vois ça, dit-il en désignant le panier.

—Non, vous ne comprenez pas. J’ai vu un monstre.

Il cligna des yeux.

—C’est impossible.

—Je le pensais. Mais il était là, juste à côté de moi… Père, et elle prit ses mains entre les siennes. Je crois que les Fonds Sombres s’agitent.

Le vieil homme soupira. Il écarta une mèche folle du front de sa fille en affirmant :

—C’est impossible, Sterenn. Je vis ici depuis trente ans et rien n’a jamais bougé. Rien ne change ici.

—Mais il était là ! s’exclama-t-elle. Tenez, regardez ! Il a même taché ma robe !

—Voilà qui est étrange en effet… Oh ma chérie. Tu as dû avoir peur.

—Oui, répondit Sterenn. Et j’ai encore peur. Nous ne pouvons pas rester là.

—Que racontes-tu maintenant…

—Nous n’allons pas rester là, à attendre que les monstres se jettent sur nous ! S’ils peuvent sortir de la forêt, rien ne les retiendra de venir jusqu’à chez nous. Qu’adviendra-t-il alors ?

Mais le vieil homme s’était rassis et, bien qu’il la regardât avec attention, sa main cherchait déjà sa feuille volante. Une fois qu’il l’eut trouvé, il essuya la poussière qui s’était glissée dessus, puis affirma :

—Sterenn, je crois que tu as bel et bien vu un monstre. Tu as dû être trop proche de la forêt. Tu y es même sans doute entrée, sans le vouloir, se dépêcha-t-il d’ajouter. Mais nous ne partirons pas. Nous sommes ici chez nous, et ils sont là-bas chez eux. Nous n’avons aucune raison de nous en aller. Et maintenant assieds-toi avec moi : nous allons rattraper le temps perdu !

Sterenn, hébétée, obéit. Son père se lança dans une série de questions dont chaque réponse le faisait rosir de joie et de fierté. La jeune fille se cala sur son rythme, comme à son habitude. Toutefois, l’étrange masque de chouette hantait sa mémoire.

Elle ne dormit pas cette nuit-là. 

Rien ne put convaincre son père. Ni les explications, ni les cajoleries, ni les pleurs ou les cris. Il était déterminé à ne pas changer ses habitudes – surtout pas pour un monstre dont on n’était même pas sûrs qu’il s’agisse bien d’une de ces créatures des Fonds Sombres. Jusqu’à ce qu’un jour, Sterenn s’exclame avec rage :

—Mais si jamais ils venaient ? Mettons que j’aie raison ! Vous pourriez mourir !

—Qu’y a-t-il de mal à cela ? lui avait répondu le vieil homme en levant les bras au ciel. Au point où j’en suis, je fais partie de la lande. Son destin est le mien. Et arrête avec tes bêtises maintenant. Ça devient lassant.

Cette nuit-là, Sterenn rêva de l’Artiste. Sa chemise blanche était couverte de peinture. Des taches d’aquarelle venaient éclore sur le tissu. Quand la couleur recouvrit le vêtement entier, l’Artiste disparut. Sterenn se réveilla avec l’horrible sentiment qu’elle n’avait plus de temps.

Le soleil se levait à peine que déjà, elle allait vers la forêt. Tout en marchant, elle parlait :

—Ça n’a pas de sens. Je ne sais même pas pourquoi je fais ça… En vérité, je vais me retrouver nez à nez avec cette drôle de chouette et je vais me faire casser en morceaux.

Elle s’admonestait encore de sa prétendue folie quand elle arriva à la lisière de la forêt. Elle retraça son chemin, suivit ses pas aussi près que possible, jusqu’à ce qu’elle atteigne le lieu de sa rencontre avec le monstre. Il n’y avait plus de fleur ; un chemin traçait sa route à travers l’herbe battue. L’automate se plaça devant, sans oser y poser le pied. Elle plissa les yeux, observa les alentours avec suspicion. Ni bruit, ni mouvement. Elle aurait aussi bien pu être seule. Elle osa finalement murmurer :

—De plus en plus bizarre.

On aurait dit le début d’un conte. Ceux plein de princesses, de sorcières et de princes damnés. Le chemin avait été dessiné pour elle, n’est-ce pas ? Elle se pencha légèrement, ses pieds restants bien sagement sur la lande. La route se perdait dans la distance mais il n’y avait pas de doute : elle menait de l’autre côté. Son cœur fantôme se mit à battre plus fort, au point qu’elle dut mettre une main sur sa poitrine pour l’apaiser. Enfin, elle allait partir ! Quelle chance ! La jeune fille ignorait juste comment elle allait tenir jusqu’au lendemain.

Était-ce la légèreté de son pas ? L’éclat nouveau de son regard ? Le rythme saccadé de ses gestes, qu’ils attrapent le balai ou tournent les pages des livres ? Quoi que ce soit, le vieil homme ne pouvait la quitter des yeux. Parler lui avait donné une énergie étrange, qu’il ne se rappelait pas avoir insufflé. Mais ce jour-là, au-delà de tous, Sterenn brillait et son père en conçut de la peur. Il vint s’asseoir à côté d’elle :

—Que lis-tu ?

—Pas grand-chose, dit-elle – et quelle voix c’était ! Juste des poèmes. Je ne comprends pas tout.

—C’est le propre de la poésie, ma chérie. Il pianotait sa cuisse de ses doigts, observant sa fille par-dessus ses lunettes. Et si demain, nous allions aux grottes ? J’avance vite sur Ashtar et je crois que stocker quelques cristaux serait une bonne idée.

Toujours plongée dans sa lecture, la jeune fille hocha la tête. Rasséréné par cette scène quotidienne, le vieillard retourna à son établi sans même voir le sac plein à craquer qui trainait sous la table. Sterenn attendit un moment. Un, deux, trois, puis la porte claqua. Elle lâcha un profond soupir : un peu plus et il l’aurait vu ! Elle avait fini ses préparatifs : dedans étaient rangés des fruits secs et du pain, une gourde que son père lui avait offerte et ses bijoux préférés, quelques vêtements et surtout, les trésors perdus de l’Artiste. Elle savait qu’il serait content de les retrouver. Du bout du pied, Sterenn poussa le sac dans l’ombre.

L’heure vint. Tout voyage commence avec un départ et celui-ci ne faisait pas exception. Armée de sa cape et de sa robe préférée, Sterenn faisait les cent pas. On n’entendait rien sinon l’eau sous ses pieds qui martelaient la mousse. Il fallait qu’elle parte et vite, avant qu’elle ne change d’avis. Dire au revoir à son père lui brisait le cœur, mais cela aussi il fallait le faire. Il dormait toujours. Les six marches de pierre lui paraissaient plus hautes que d’ordinaire. Elle craignait qu’en les grimpant à nouveau, elle ne redescende jamais. Ce n’est que lorsque la silhouette de son père se découpa sur le palier que Sterenn sentit le poids de sa décision. 

Il ne lui avait jamais paru aussi âgé. Elle dut se faire violence pour ne pas se précipiter vers lui. 

—Père… ! 

—Alors ça y est. Tu t’en vas. Le vieillard sembla s’amuser de la surprise de Sterenn. Quoi ? Tu ne pensais pas que je ne le verrais pas, quand même ?

—Je ne savais pas comment vous le dire. Les excuses se précipitaient sur sa langue et y mourraient aussitôt. 

Il tiqua. D’un doigt tremblant, il désigna le sac qu’elle portait et dit :

—Et ça ? Qu’y a-t-il dedans ? 

—Juste de quoi tenir le voyage… et aussi les affaires que l’Artiste avait oubliées, murmura-t-elle.

La bouche du vieil homme se tordit en un rictus.

—Ses trésors ? Ça aussi tu me l’as caché. Tu ne m’as pas dit pour ta voix, tu n’as rien dit pour ses affaires… Pourquoi ? Qu’est-ce que j’ai fait de mal ? Tu es ma fille, ma fille, pas celle de quiconque d’autre. Je t’ai créé, de mes mains, ces mains ! hurla-t-il en les brandissant. Ses joues, si rouges que Sterenn craignait qu’il ne s’étouffe, ruisselaient de larmes. Pourquoi veux-tu m’abandonner ? 

—Je ne peux pas rester. Père, je suis tellement désolée, mais je dois partir. L’air commençait à lui manquer. Tout est tellement petit ici. Il parait que de l’autre côté de la forêt, il y a un monde si vaste qu’on en voit jamais la fin. Il y a des gens, plus qu’on ne peut les compter et ils sont tous différents…  

—Ce sont des sornettes ! cracha-t-il. Qui t’a raconté ça ? Ah, suis-je bête. C’est l’Artiste. Ce maudit Artiste ! 

—Il n’a rien fait de mal, protesta-t-elle, ses mains tordant la lanière de sa sacoche.  

—Il t’a arraché à moi ! Toi qui existes pour vivre avec moi ! Le vieillard tremblait de tous ses membres, de rage plus que de peine. De quoi as-tu besoin ? Dis-moi, je te le fabriquerai. 

—Je veux voir le monde. 

—Quel intérêt ? Le monde est peuplé de voleurs, de méchantes créatures. Aucune aussi bonne que toi. 

—Même pas vous, mon père ?

Le vieil homme en resta sans voix. Bouche bée, il dévisagea Sterenn comme s’il la voyait pour la première fois. La jeune fille pleurait maintenant. Si elle avait eu un cœur, celui-ci se serait fendu en deux. Mais elle n’était qu’un automate. Ce fut son cristal qui se fendilla, approfondissant la craquelure qui l’avait réveillée. Elle hoqueta :

—S’il vous plaît, ne me détestez pas. 

—Non, Sterenn… jamais, bien sûr que non, balbutia-t-il.

—Je pars. Maintenant, insista-t-elle. Je reviendrai. Je ne sais pas quand, mais bientôt. Je vous enverrai des lettres.

—Qui voudra bien me les amener, avec cette forêt ? demanda le vieillard avec un rire désabusé.

—Je trouverai un moyen. Au revoir Père.

Elle lui tourna le dos. Le vieil homme perdit toute contenance. Il cria son nom tant et plus. Sterenn, les joues trempées de larmes, ne s’arrêta pas. Bientôt, elle ne fut plus qu’une ombre, perdue dans la demi-clarté. 

—Eh bien pars ! Pars, puisque tu le veux ! hurla-t-il au vent. J’aurai d’autres enfants ! Ils seront beaux et nous serons heureux, et nous resterons ensemble toujours.

Secoué de pleurs, il rentra dans la chaumière. La porte claqua derrière lui.

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Syanelys
Posté le 10/05/2025
Coucou Bleiz,

Nos derniers chapitres respectifs lus l'un chez l'autre se terminent par une porte qui se ferme ! Joli coïncidence ! Mais intéressons-nous de plus près à ton chapitre pas si long puisqu'il a pu être lu d'une traite.

Ta description de l'impossible qui amène à l'impossible est très bien pensée, maîtrisée avec justesse. Sterenn peut s'exprimer au-delà de la pensée, le premier impossible qui apporte une nouvelle dimension à la recherche de sa propre identité. On visualise très bien la scène terne, au milieu de la brume, avec sa voix qui apparait comme le rayon de soleil qui perce le ciel. Un signe évident de la Déesse !

Mais il ne faut pas trop en faire. Le deuxième impossible, qui risque de perdurer, est cette frustration partagée avec l'Artiste : la Déesse accorde des chemins (elle en trace même un à la lisière de la forêt) mais refuse de parler. À la place, elle dépose l'énigme de la chouette sur laquelle la poupée et toi-même insistez. Les Fonds Sombres s'agitent et veulent s'étendre chez elle alors qu'elle n'aspire qu'à les traverser pour découvrir le monde à la poursuite de son "ami" (romance, romance, bonjour ?).

J'ai beaucoup aimé son état d'âme que tu as su parfaitement retranscrire lorsqu'elle se décide à partir. Ne rien dire au vieillard pour assurer sa fuite, ne pas se confier pour qu'il l'empêche de découvrir ce qu'il a scellé pour elle. Je m'attendais cependant à plus d'interactions "profondes", au-delà de sessions de questions-réponses, entre les deux.

Je m'explique. Elle doit jongler avec son envie de liberté et l'empathie mêlée à la reconnaissance pour lui. Pour moi, la discussion évidente, pour libérer les deux, était de multiplier les soirées à discuter d'Ashtar. Elle peut à peine cacher ses affaires de départ, elle pouvait aisément mieux "préparer" sa rupture affective avec lui. En tout cas, c'est ainsi que je l'ai perçu.

La chouette sinon... Je crois que je me suis égaré dans ta forêt illusoire. Un monstre de nuit qui porte ce masque en plein jour et qui se dévoile ouvertement. À un endroit qui, tracé par la Déesse muette, l'invite à suivre la voie d'un avenir inconnu. La chouette, celle qui pourrait voir à travers les ronces ténébreuses nourries par les vices et les pêchés des humains ? Tu vois, je m'égare dans tes Fonds Sombres !

Sterenn est un personnage captivant, que tu parviens à faire évoluer avec beaucoup d'émotions et de valeurs qui me sont chères. Les choix, les dilemmes conséquents, le sens à trouver pour les lendemains. On la valide !

Je n'oublie pas le coût ! Perdre le vieillard au profit de la voix ne plaira pas à la Déesse ! Que réclamera-t-elle en échange ? Faire de son coeur un terrain d'expérimentation avec l'Artiste ? Une destinée autre ?

Sachant que Sterenn fait partie d'un autre univers que tu écris à côté, tu comprendras aisément que je refuserai d'aller chercher des indices de l'autre côté de la forêt. Je me contenterai de la lande et de ce qu'il en restera après son départ.

Au plaisir de te le lire pour la suite !
Bleiz
Posté le 10/05/2025
Salut Syanelys,

Effectivement, deux portes se ferment dans ton univers et le mien, pour de nouveaux départs ! Ça fait un écho à travers PA.

Contente que Sterenn te plaise toujours, personnage et histoire. Pour ce qui est du manque de "discussion" entre le vieillard et sa fille, disons que c'est fait pour deux raisons : d'abord parce que le format reste proche du conte, ce qui m'empêche de faire des scènes "superflues" si tu vois ce que je veux dire. La deuxième touche à Ashtar... Et la réponse se trouve dans mon autre histoire, et celles qui suivront. D'où le manque d'explications : le lecteur est censé les avoir dans les autres livres. Mais je respecte ta logique de rester sur la lande et d'éviter les indices !

Quant au coût, je peux bien te le dire : il a été payé dans ce chapitre. Enfin, celui du vieillard. Sa fille a reçu la vie , le prix était qu'elle vive loin de lui. Ce n'est pas dit explicitement, peut-être devrais-je le rajouter. À Sterenn de payer le prix de sa voix !

À bientôt !
Syanelys
Posté le 10/05/2025
Après coup, il n'est pas nécessaire de préciser le coût du vieillard car on le devine assez bien. Il se complait même dans la logique de la Déesse. Quitte à récidiver !

Je comprends tout à fait ton envie de zapper les discussions en guise de transition, c'était un simple ressenti pour approfondir la Sterenn que j'affectionne particulièrement.

Après, sois rassurée, j'irai envahir tes autres univers. Je veux juste profiter le plus longtemps possible de mon "innocence et de ma pureté" de lecteur :)
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