Sous la poussière et les racines

Par Bleiz
Notes de l’auteur : Sterenn commence son voyage, et sème des indices pour les récits à venir. Comme toujours, n'hésitez pas à me faire part de vos réflexions. Bonne lecture !

Une flopée d’oiseaux s’envola à son approche. Sterenn les suivit du regard, bouche bée.

Les rayons du soleil matinal perçaient l’épais dôme de feuilles au-dessus de sa tête et l’éblouissaient. Jamais elle n’était allée aussi loin dans la forêt. 

Les arbres derrière elle avaient déjà avalé la chaumière et la lande. Dès lors, elle baignait toute entière dans l’or et le halo émeraude des feuillages. Le sous-bois lui révélait désormais tous ses secrets. Ce parfum riche de terre humide, protégée par les longues herbes et les feuilles mortes où fouissaient les corneilles au bec curieux, cette odeur si épaisse qu’elle aurait pu la moudre dans son poing, n’avait rien à voir avec le sel amoureux du vent qui secouait la lande. Elle inspirait ce nouvel air à pleins poumons ; elle refusait d’en laisser échapper ne serait-ce qu’une goutte. 

La chemin la guidait sans s’interrompre. Sterenn l’arpentait lentement, le nez en l’air. Parfois, elle s’arrêtait pour piocher un caillou brillant ou un insecte au cliquetis joyeux. Elle l’observait, le retournait dans tous les sens jusqu’à ce que, satisfaite, elle le repose et reprenne la route. Le tracé l’amena sur des pentes abruptes qu’elle descendit avec prudence, ses doigts s’accrochant à la terre meuble. Il l’amena face à un imposant tronc d’arbre, cassé, couché au milieu du sentier. Comme frappé à terre, ainsi allongé au milieu de ses frères agités par la brise, il n’en paraissait que plus grand. Lui aussi sentait bon. Sterenn se mit sur la pointe des pieds, mais l’arbre mort lui barrait la vue. Il avait dû transpercer le ciel autrefois et Sterenn essaya de se souvenir si elle avait déjà pu l’apercevoir, depuis le bord de mer. Rien ne lui revint. Cela importait peu : l’arbre jonchait désormais le sol. La jeune fille se remit à bouger. Elle escalada le tronc tant bien que mal, ses vêtements s’accrochant aux éclats de bois. Elle avait beau planter ses doigts dans ses fissures, sa porcelaine glissait résolument contre l’arbre. Ses pieds avaient des difficultés à trouver des appuis et plus d’une fois, elle crut tomber. Enfin, elle parvint à s’asseoir. 

L’espace d’un instant, tout lui sembla clair. Elle chevauchait le tronc et celui-ci lui montrait gracieusement tout ce que la forêt avait à offrir. Les mains fermement accrochées dans l’écorce, Sterenn tentait de capturer chaque détail. Du bleu brillant du ciel à la brise qui secouait ses cheveux, au troncs gris et bruns qui formaient les rangées les plus improbables, à tout ce vert enfin, vert d’herbe et de feuille que la fin de saison mordait de rouille. Elle pouvait voir le chemin serpenter au loin, disparaître au détour d’un buisson.

La jeune fille plissa les yeux. Elle n’aurait pas pu le jurer, mais n’était-ce pas une personne, là-bas ? Mais oui, elle ne se trompait pas. L’herbe avait beau lui cacher les pieds et sa robe orange être couverte de terre, il n’en restait pas moins qu’il y avait une petite fille. Elle aussi la regardait. Sterenn fit un geste de la main. La petite n’y répondit pas. Sans plus attendre, Sterenn glissa du tronc. Son père lui avait répété maintes fois qu’aucun humain ne vivait dans les Fonds Sombres. Se pourrait-il qu’il ait eu tort ? Mais en s’approchant d’elle, une drôle de pensée se forma dans son esprit : « Voilà quelqu’un qui n’existe pas. » La chair rose de ses avant-bras laissait voir de minces filets bleus aux poignets, ses petits yeux marrons avaient le même éclat humide de ceux de son père et de l’Artiste – des yeux de vraies personnes, pas des yeux de verre – et elle n’avait ni ailes d’oiseaux, ni écailles de poisson. Juste une humaine qui vivait comme tant d’autres au-delà des bois, apparemment, et donc bien sûr qu’elle existait ! Sterenn se répétait cela et pourtant, au fur et à mesure qu’elle avançait vers l’enfant, l’incertitude la gagnait. On aurait dit qu’un coup de pinceau avait alourdi son regard d’une ombre. Dans les livres, les enfants riaient, jouaient, pleuraient, faisaient des caprices. Cette enfant-là ne bougeait pas d’un pouce. Des mèches de cheveux, courts et hirsutes, lui tombaient sur le front sans qu’elle les en empêche. Sa bouche traçait une ligne dure sur son visage rond. Ce n’est qu’en arrivant enfin à sa hauteur que Sterenn réalisa que la fillette ne se trouvait pas sur le sentier.

—Bonjour, la salua Sterenn.

—Bonjour, croassa la gamine.

—Je ne savais pas que des gens vivaient dans les bois. Je croyais qu’il n’y avait que des monstres. 

—Il y a moi maintenant, répondit-elle. 

Elle ne la lâchait pas du regard, comme obnubilée par quelque chose sur son visage. La jeune fille toucha du bout des doigts sa joue et se rappela du cercle rose qui l’ornait. Elle dit, presque comme une question :

—Tu me trouves étrange.

—Un peu, répondit la petite. Je n’ai jamais vu quelqu’un de pareil. Et puis, tu portes mes cheveux.

—Pardon ?

—Tu es jolie. Juste, différente. J’avais une poupée qui te ressemblait un peu, à la maison, mais mes parents l’ont donnée à mes cousins quand nous sommes partis. Elle s’appelait Émilie. Je l’avais appelée comme ça parce que, quand j’étais petite, je pensais que ça commençait par un « M », comme mon nom. 

—Ton nom ?

—Maurine.

—Pourquoi… murmura Sterenn avant de reprendre avec plus de force : Pourquoi dis-tu que j’ai tes cheveux ?

—Parce que c’est vrai. Regarde, et elle pointa du doigt sa tête, et Sterenn dut admettre qu’ils étaient bien de la même couleur que les siens. Maurine remonta ses manches et trois bracelets d’or apparurent : C’est monsieur l’Artiste qui me les a vendus, en échange de mes cheveux. Ah, et j’ai eu des pêches aussi.

—Pourquoi l’Artiste aurait-il fait ça… ? murmura Sterenn. Pourquoi t’a-t-il laissée ici ?

À ces mots, Maurine se tut. Sterenn s’accroupit et demanda à nouveau :

—Ne t’a-t-il pas dit de le suivre ? Ou t’a-t-il laissée derrière ?

—Non. Il voulait que je vienne avec lui. Il voulait que j’attende mes parents dans une maison sur la lande. 

—Il avait raison. La maison est toujours là-bas, dit Sterenn. Tu n’as qu’à suivre le sentier dans cette direction. Mon père y vit. Tu pourrais le rejoindre ?

—Je ne peux pas, lâcha Maurine.

—Pourquoi ?

—J’ai quitté le chemin des hommes. Les bêtes me l’ont dit.

C’était incompréhensible. Sterenn ne savait pas ce qui était plus fou : l’Artiste abandonnant une enfant à son sort ou cette même fillette insistant pour rester ici. Celle-ci continuait :

—Je dois rester dans les bois. Je ne peux aller nulle part ailleurs maintenant. Les Fonds sombres me restent fermés et le monde des hommes aussi.

—Je croyais que nous étions dans les Fonds sombres ?

—La forêt est la porte, répondit Maurine en haussant les épaules. Mais j’ai passé trop de temps ici. Je ne peux plus sortir. Si j’enlevais mes bracelets, peut-être, mais je crois que les monstres me mangeraient. Ils ne m’aiment pas trop. Et puis, c’est trop tard. Il n’y a rien pour moi dehors.

—Qui t’a dit ça ? s’écria Sterenn. C’est faux ! Tu peux sortir d’ici ! Je vais t’aider, juste…

Elle tendit la main. Alors le visage de Maurine se tordit de colère. Elle repoussa sa main d’une claque et s’exclama :

—Non ! Je reste ici ! Mes parents sont ici, ils m’attendent ! Ils me cherchent, si je pars, ils ne me trouveront pas ! 

Impuissante, le ventre noué, Sterenn hocha la tête. Une partie d’elle se disait qu’il fallait continuer sa route, et Sterenn ne savait que faire de cette froideur. L’autre lui hurlait de faire quelque chose, n’importe quoi, tant que les choses changent. Or elle ne savait que faire. Finalement, elle dit :

—Mon ami l’Artiste m’a parlé d’une Déesse. Elle exauce les vœux, quand elle le veut. Pourquoi ne lui demanderais-tu pas de l’aide ?

Maurine fronça les sourcils, hésita et dit :

—Non, pas d’aide. Le pouvoir. Je veux contrôler la forêt, les Fonds sombres et les monstres. 

—Tu ne veux pas rentrer chez toi ? insista Sterenn.

La gamine la dévisagea longuement, puis lâcha :

—Ça n’arrivera pas. Jamais plus.

Elle pointa du doigt l’horizon, là où menait le chemin :

—Continue par-là. Les bois s’étendent encore un peu, mais tu sortiras bientôt. Il y a une route, mais il n’y a pas beaucoup de monde : Papa s’était plaint pendant tout le voyage. Elle lui jeta un coup d’œil en biais. Ne quitte pas la route. Ils sont là.

—Quoi ? Qui ?

Mais Maurine s’en allait déjà. Peu importait : Sterenn connaissait la réponse.

Bientôt, elle fut seule. Sterenn ramassa l’ourlet de sa robe et reprit sa route. Les mots de la fillette pesaient sur ses pas. Elle gardait les yeux rivés sur le chemin. Le froid s’était abattu sur elle sans crier gare et sa cape ne parvenait pas à la réchauffer. D’ordinaire, Sterenn ne s’en serait pas souciée. Or, elle craignait ce qu’elle avait deviné dans les propos de Maurine ; elle aussi connaissait la vérité sur ces bois. Le masque de chouette et ses longs doigts la hantaient encore. Sterenn avançait donc, de plus en plus vite. Elle ne savait pas si les ombres qui coulaient le long des troncs et qui disparaissaient sous les rochers à sa venue étaient réels ou non. Les croassements d’animaux invisibles craquelaient de toutes parts, comme des branches cassées. Parfois, un lent sifflement s’élevait. Sterenn se forçait alors à regarder la route, seulement la route. Peu importe les mouvements qu’elle distinguait autour d’elle, les murmures crépitants dans son oreille, ou les bruits de pas à côté d’elle. Peu importe les larges pattes pleines d’écailles grattant la terre meuble dans le coin de son œil, l’éclat rouge et translucide des feuilles mortes et le chant mystérieux d’une centaine de langues sifflantes. Sterenn en en eut l’intime conviction : rien ne devait la détourner du chemin. 

RIEN NE DOIT QUITTER LE CHEMIN.

Qui se détourne de la voie tracée ? Qui change les destinées ? Pas une poupée, pas même la précieuse enfant, la Première, la sœur des cinq. Le chemin se dessine, il est creusé par ses soins. 

NE QUITTE PAS LA ROUTE.

Sterenn se mit à courir. La migraine enserrait ses tempes. Elle regrettait presque d’avoir trouvé sa voix : il n’y aurait pas eu de risque de crier. Quelque chose craquait dans sa poitrine. Elle tordit le tissu de sa robe dans son poing en serrant les mâchoires. Une gueule de métal lui mordait le crâne. Son souffle se faisait court. Elle accéléra. 

PARS ET NE TE RETOURNE PAS. VITE !

À qui appartenait cette voix ? Sterenn n’avait rien entendu de pareil. Ça la brûlait de l’intérieur, lui renversait la tête. Le monde était sens dessus-dessous. La terre qui volait sous ses semelles tombait du ciel, se mêlait à ses cheveux. Elle étouffait. Les nuages lui barraient la vue. Les feuilles des arbres lui cinglaient les chevilles. Elle s’accrocha de toutes ses forces à la lanière de sa sacoche et ferma les yeux. Elle courut à perdre haleine.

Enfin, le sol et le ciel revinrent à leurs places. Le soleil n’était plus une pierre glacée. Le poids qui enserrait la poitrine de la jeune fille disparut. Sterenn en aurait pleuré de soulagement. Plus aucun son ne se faisait entendre, juste le vent. Alors elle ouvrit les yeux et vit qu’elle était sortie de la forêt. Elle se retourna : le sentier avait disparu.

Sterenn se laissa tomber à terre. C’était à nouveau de la lande qui s’étendait au loin, mais elle était moins arpentée. Il y avait bien de gros rochers couverts de lichen, et elle reconnaissait les fleurs qui piquaient l’herbe, mais il y avait aussi cette grande route terreuse au loin qu’elle n’avait jamais vu auparavant. Sterenn se releva, sécha ses larmes du revers de la manche et la rejoignit. La route naissait du néant. Sterenn se demanda qui même avait eu le courage d’aller si loin pour la tracer. Des sillons, creusés par de larges roues, avaient séché et abritaient désormais de petites flaques. La jeune fille les enjamba et se mit en marche. 

La côte avait disparu. Pourtant, en tendant l’oreille, le roulis se faisait encore entendre. Parfois, une mouette venait et disparaissait dans les nuages. Elle n’était pourtant plus chez elle et elle le ressentait durement.

Que faisait l’Artiste, à ce moment même ? Lui aussi marchait sur une route inconnue, sans doute. Elle n’avait même pas besoin de fermer les yeux pour le voir : chapeau plaqué sur ses boucles blondes, il arpentait la terre, les yeux mi-clos, un mince sourire accroché aux lèvres. Tout ce qu’il voyait le ravissait à ses pensées : l’horizon éclipsait tout regret. Et peu importe que les fleurs ne soient pas en bouquet ou que l’océan ait disparu de sa vue. Le jeune homme pouvait se distraire seul, préparer ses histoires pour ses prochaines rencontres. Il devait parler à voix haute, fort, presque trop fort pour un voyageur solitaire. Sa voix devait porter loin ; simplement elle s’éteignait avant d’arriver à elle. Sterenn murmura son nom tout bas. Quelque part sur le Continent, quelqu’un l’avait entendue.

Une fois le soleil à son zénith, elle s’assit sur un rocher et grignota son pain et son fromage. À cette heure-ci, son père devait avoir fini ses tâches ménagères. Sa soupe avalée, il s’en irait s’enfermer dans son atelier pour profiter de la compagnie d’Ashtar. L’odeur de l’établi – bois et cire- gonflerait au fil des heures, rempli de la fumée des bougies et du grattement du stylet dans la glaise. Elle se demanda ce qu’il ferait de sa chambre. Elle espérait qu’il la garde en l’état, pour le jour où elle viendrait lui rendre visite. Elle savait déjà sur quelles étagères iraient les cailloux brillants qu’elle avait ramassé dans les bois. La dernière bouchée avalée, elle se remit en route. Des nuages s’amoncelaient au nord, lourds et gris. La pluie ne tarderait plus.

Quand l’orage frappa, Sterenn, engouffrée entre un amas de pierres, put l’observer à cœur joie. Emmitouflée dans sa cape, toute heureuse de voir sa première aventure si bien se dérouler, elle s’endormit sans tarder. À son réveil, il ne restait plus que des flaques d’eau claire et un ciel laiteux.

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Syanelys
Posté le 13/05/2025
Coucou Bleiz !

Il a tardé ce chapitre ! Sterenn à l'assaut des Fonds Sombres, acte 1 ! Notre poupée adorée tombe sur notre Cerbère Maurine qui garde la porte du Purgatoire. C'est le ressenti que j'ai eu en découvrant tes belles descriptions.

Le fait que Maurine connaisse le sentier mais persiste à rester à vivre reclue tant qu'elle n'a pas trouvé son père m'a intrigué. Je m'attendais alors à la Chouette pour "y voir plus clair" mais, elle fut seulement évoquée :/

En attendant, je glane des indices. Première des cinq, épargnée par les monstres (elle vit sa meilleure vie sous l'orage), discute avec quelqu'un qui l'entend aussi bien qu'il l'attend...

Rah, j'ai l'impression d'être passé à côté de quelque chose... Déesse, montre-moi mon sentier à suivre !
Bleiz
Posté le 13/05/2025
Salut Syanelys,

Oui, j'ai un peu tardé, Mirage m'a détourné de Sterenn ces derniers jours ! mais me revoilà et Sterenn aussi.

L'image de Maurine en Cerbère est extrêmement vraie, plus que tu ne le croies ! C'est même un point crucial d'un des prochains cycles - et a, indirectement, un rôle à jouer dans Mirage...

Maurine reste une enfant, qui se doute que ses parents ne reviendront pas, mais ne parvient pas à s'arracher à son espoir. La Chouette a, je le crains, un rôle moins important que je n'ai pu le laisser croire... En tout cas, jusqu'ici.

Des indices, toujours des indices ! Sterenn, c'est le terreau de tout l'univers et de tous les cycles qui viennent après : elle sème littéralement les graines des récits à venir. C'est la Déesse qui se réjouit...

Tu n'es pas passé à côté de quelque chose - dans le sens où je (enfin, la Déesse) n'a pas encore donné les clés. C'est un puzzle où l'image complète n'apparaît qu'une fois la dernière pièce posée !

Merci encore pour ta lecture, la suite arrive bientôt, promis !
Syanelys
Posté le 14/05/2025
Oh, je vais donc devoir lire Mirage ! Noté =)
Bleiz
Posté le 14/05/2025
Pour avoir l'entièreté des infos, oui, mais pour être honnête, tu as aussi des infos dans Sterenn qui dévoilent des éléments clés de Mirage... C'est un grand micmac ! x)
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