Louise n'avait jamais vraiment aimé faire une science de la vie. On ne pouvait pas calculer tous les événements qui se produisaient dans celle-ci. On ne pouvait pas tout prévoir, ce serait baisser l'engouement de l'existence. Même s'il y avait certaines choses qu'on aurait voulu éviter, elle savait que c'était impossible de le faire. C'était comme si la vie se calquait à un roman pour se plaire. C'était un livre où il y avait des rebondissements et non des redondances. Accroc à la littérature romantique, elle savait ce que c'était. En adéquation avec son caractère, elle se faisait lire facilement entre les lignes quand on la draguait. Cependant, ce n'était pas une bonne gageure pour ses prétendants attitrés. Elle n'était pas facile à séduire ni même à approcher. Après tout. Après ce qui avait été vrai. Après ce qui avait été gâché. Non, elle, ce qu'elle aimait, c'était discourir sur l'amour à travers de beaux poèmes. Cela la rassurait de s'entendre lire des je t'aime.
À chaque fois, elle se faisait l'anicroche à l'anathème. Le soleil mangeait peu à peu les zones d'ombre et les étals des commerçants. Bientôt, on se retrouvait dans les cafés pour discuter et s'abriter. Louise, elle souffrait encore plus de la chaleur mais se souciait plus d'être à l'air libre qu'enfermé. Se plongeant dans une foule d'idéaux pour se trouver un endroit de quiétude, elle se fondait parfois dans l'ombre d'une impasse pleine de décrépitude. À quelques endroits de l'immeuble blond d'une dizaine d'étages, les murs ne tenaient que par les briques rouges et le lierre d'une impression vivante, qui bouge.
— Pardon mademoiselle. Vous êtes perdue ?!!
Ne perdant pas de temps, elle se retourna d'un bloc. Évitant de justesse la main baladeuse agrippant son sac à main, elle en fit un coup d'estoc. De suite, elle fit un pas en arrière et regarda rapidement son environnement complet. Deux hommes aux larges épaules étaient derrière elle. Plus le troisième beaucoup plus chétif, bronzé, presque vermeil. Il se massait la main douloureusement et la regardait d'un air mauvais fiévreusement. Elle était encerclée.
— Ma chère. Sachez que ce ne sont pas mes manières de bonne femme d’agresser un homme comme cela.
Louise fut un temps décontenancée par le langage soutenu du caucasien aux larges lunettes de soleil noires. Elle remarqua à peine ces propos misogynes et trébucha un peu plus sur son accent pied-noir. Elle pensa alors qu'il l'avait retrouvé après tout ce qu'elle avait dû faire pour se cacher.
— Voyez ! Il est temps de s'assagir et de revenir dans les rangs que vous avez quitté.
— Et si je ne le veux pas...
Un grand sourire d'une blancheur inouïe fendit les semi-ténèbres et la face ronde râblée par le soleil. Elle demandait dans le vide car elle savait déjà la réponse, et par ce signe elle s'était délivrée impitoyablement d'un heureux sommeil.
— Ah ! Il est vraiment pénible de se répéter avec vous. Vous en paierez les conséquences.
Dans l'air empuanti par des poubelles, le vieux beau frappa deux fois dans ses mains. Deux colosses blonds aux yeux verts se dirigèrent vers elle, tels des assassins. Avec leur mine de molosse, ils avaient l'air farouche et prêts à en découdre, ces deux rustauds. Ils étaient si identiques que cela ne l'aurait pas étonné qu'ils soient jumeaux. À une différence près, un avait une cicatrice à l'arcade sourcilière droite,
Elle aurait dû avoir peur. Par chance, elle avait sa bonne étoile avec soi ou plutôt l'art de manier ses gestes avec fracas. Elle se souvenait de l'air glacé qui avait giflé sa face aquiline, la campagne herbeuse qui se profilait en lignes et la haute silhouette qu'elle avait tout le temps combattu. Couverte sur tout les bords, contrairement à elle, elle qui gelait à pierre fendue. Elle s'évertuait à survivre, à plat ventre et bouche cousue. Cette présence autoritaire, qu'elle reniait effrontément maintenant, l'avait guidé au début de sa vie de ténèbres et de ressentiments.
Elle recula d'un pas, analysant la scène qu'il allait se passer. Les pavés brunâtres faisaient le bruit d'un chaos trop reconnaissable pour elle. Elle ne pouvait faire autrement que d'affronter ces obstacles délétères. Le premier se propulsa vers elle et ce fut sa première faute ; pendant que l'autre surveillait ses arrières et ce fut la deuxième côte. Le premier reçut un coup de paume surpuissant en plein menton. Le deuxième se prit son confrère qui recula, en pleine confusion. Les fossettes de Louise se creusèrent à ses joues. Parmi la pénombre de ce début d'après-midi, l'éclat des carillons se faisait dans l'obscur et aiguisait ses sens. Elle les taquina.
— Vous êtes sûrs que vous voulez continuer ?
Après un instant, se massant la glotte, l'homme à la cicatrice n'abandonna pas et fendit l'air d'une traite, augmentant sa vitesse déjà. Louise aurait pu se prendre le coup de poing en pleine face s'il n'avait mis ses deux bras en croix pour se protéger. Malgré cela, ses os craquèrent sous la force de l'impact et de quelques mètres elle se mit à reculer. Elle vit au dernier moment que l'autre jumeau était derrière elle et faillit se faire enserrer. Elle prit appui sur l'épaule de son adversaire, sauta vivement tel l'éclair alors que les bras musculeux se refermèrent sur le vide éphémère.
Ne perdant pas de temps, elle se rétablit derrière lui, aux aguets, et lui décocha une balayette du tranchant du pied. Elle prit ses jambes à son cou, non sans une pointe d'amertume, dégoûtée. Elle n'était pas du genre à fuir devant les problèmes, même s'ils étaient gros et volumineux. Cependant, elle s'était tout de suite dit qu'elle ne connaissait pas leurs capacités. Il valait mieux déguerpir face à eux dès qu'elle le pourrait. Elle s'en allait donc, ses pas foulant bruyamment le pavé doré à souhait.