Lucidité

Par Rachael

1650 AÉ, 066ième

Ma cabine sur le Maxilien Roska, il y a douze ans

 

Dans ma cabine, le calme règne après l'agitation des dernières heures. Une lampe éclaire d'un halo pâle le bureau sur lequel j'écris, tandis qu'à la tête du lit, une bougie se consume. Les gens de mon peuple ont toujours apprécié le côté archaïque et traditionnel de cette petite flamme vivante. Ils finiront empaillés dans leur précieuse nostalgie des temps passés. Moi, j'aime les bougies pour la vie qu'elles prêtent au décor le plus banal, en projetant des ombres mouvantes incertaines. Je hume avec délice l'odeur boisée qui dissipe les relents artificiels de l'air recyclé du vaisseau. Je me fais régulièrement tancer par l'ingénieur chargé de la maintenance pour avoir contaminé les circuits de ventilation et répandu partout mes « relents nauséabonds ».

Mon esprit part à la dérive. Je ne contrôle plus toutes ses petites pensées parasites. Je me sens vidé, physiquement et nerveusement. Hébété. Incapable d'analyser ce qui s'est produit.

Mais encore vivant.

Surpris de l'être. Agréablement surpris, cela va sans dire.

Dans le lit, j'ai installé l'Autre. Tout a fonctionné selon son plan d'urgence. Il m'a protégé et quand Bengor m'a attaqué, il m'a fait disparaître à ses sens. Je suis devenu celui qui frappe par surprise. Seule variation au plan, je l'ai visé lui aussi. Il n'avait qu'à se pousser de ma ligne de mire. Deux spions à zéro pour moi.

J'ai dû le porter - cela ranime de vieux souvenirs - pour le soustraire au regard de tous ceux qui ont investi le bord dès que Bengor a été neutralisé. Profondément endormi, il a joué les passagers clandestins pendant les opérations de sécurisation et de remise en état du vaisseau. Bengor, lui, est reparti vers son caisson et le lieu de stockage ultra secret qu'il n'aurait jamais dû quitter.

Moi aussi je devrais songer à me reposer, toutefois j'en suis incapable. Je le contemple tandis que les images du combat repassent malgré moi devant mes yeux. Le bruit, le feu, la puissance de mille orages autour de nous. Ses émotions reviennent m'envahir : l'exaltation de l'action, mais plus que cela, une formidable euphorie à maîtriser ainsi les flots d'énergie. Et sa peur en filigrane, une angoisse insidieuse qui me dévoile une facette inconnue troublante. Il est rare qu'il laisse voir ses faiblesses.

Je ne sens plus rien entre nous, la drogue a produit son effet et l'a rendu « normal » pour quelques heures. Elle m'a libéré aussi.

Mais on n'est jamais content. Ses paupières papillonnent, sa respiration se précipite ; il prend quelques petites inspirations saccadées avant d'ouvrir vraiment les yeux. À ce moment-là, précisément, j'aimerais cueillir au vol ses émotions pour comprendre pourquoi ses yeux s'embuent. Je m'assois sur le lit à côté de lui, posant une main sur son cou pour recueillir son pouls affolé qui s'apaise petit à petit.

- Tout va bien, situation maîtrisée. Désolé de t'avoir envoyé au pays des rêves, mais tu te baladais en plein dans ma ligne de visée.

Il ne répond rien ; il se contente de me regarder les yeux grands ouverts comme un naufragé qui aperçoit quelque chose dépasser de la surface de l'eau : bouée ou requin ? Mes doigts quittent son cou pour se frayer un chemin dans l'écheveau de sa tignasse hirsute.

- Dis quelque chose, ce n'est pas censé rendre muet, ce produit.

- Tu mens, tu n'es pas désolé. Un jour, dans ton armure de fantôme, c'est pour moi que tu viendras ?

Ma main se crispe sur ses cheveux tandis que je me penche pour chercher ses yeux.

- Ce n'est quand même pas moi qui te faisais peur, là-bas ?

- J'avais peur de tout un tas de choses. De ce qui peut arriver dans la confusion du combat. De ne pas réussir à le contenir, à te protéger. De te servir de cible et de ne jamais me réveiller.

- Tu es réveillé, il me semble, grommelé-je. Quoi ? Tu me crois capable de te faire du mal alors que tu viens de me sauver la vie ?

J'expérimente l'étrangeté de me tenir face à lui sans rien ressentir. Pas si confortable. Quelle ironie : Jusqu'à cette privation, la seule idée de partager ses pensées me révulsait jusqu'à la nausée.

- Cette... armure, elle fait ressortir la noirceur en toi. Quand tu la portes, c'est comme si tu étais capable de tout. Accusateur, juge et bourreau.

Son ton incertain, presque effrayé, lance des frissons le long de mon dos. Les mots d'Hido me reviennent en mémoire :

- Tu estimes que je suis un homme froid et insensible ? Cruel ? Tu as peur que je te range du côté des monstres ?

Ses yeux grands ouverts interrogent les miens, et je chavire dans ses iris. Seule ma main posée sur le bord du lit m'empêche de m'y noyer.

- Tu l'as déjà fait depuis bien longtemps, reproche-t-il.

Nous nous fixons un moment sans rien dire. Mon cœur bat au bout de chacun de mes doigts ; je cherche désespérément une vérité qui se dérobe, celle des sentiments complexes que j'éprouve envers lui.

Les yeux étrécis en une mince fente, il finit par rire doucement et me délivre d'une parole :

- Froid ? Tu n'es pas froid. Ta haine pour moi brûle toujours aussi fort. Ses flammes illuminent mes nuits quand je ne peux pas dormir. Au fond, je me heurte à elle depuis notre première rencontre.

Sa phrase me percute, elle me renvoie des lustres en arrière ; pourtant je n'ai aucun mal à parcourir le chemin en sens inverse. Je revois soudain cette réunion au sommet de l'état-major où je l'ai aperçu pour la première fois et ma réaction viscérale. Je l'ai repoussé de toutes mes forces.

Avant de savoir.

Avant même d'appréhender ce que j'avais en face de moi.

Je réalise dans un instant d'une étrange lucidité que mes souvenirs ont toujours été faux, une reconstruction de mon cerveau. Je me suis menti à moi-même en croyant le haïr pour ce qu'il représentait.

Comment ai-je pu m'abuser autant ? Et ce moment de vérité, pourquoi faut-il que je le vive en face de lui, maintenant, alors qu'il ne peut rien comprendre, rien entendre ?

D'ailleurs, il me dévisage un peu ahuri, comme un fou rire me prend, me courbant à bout de souffle sur le bord du lit. Des larmes s'échappent de mes paupières brûlantes, me délivrant d'un poids dont j'ignorais l'existence. Mes doigts sont salés, ils cachent le sourire qui naît, qui grandit, mais n'effacent pas la joie qui plisse mes yeux.

Ce que j'ai gardé au fond de moi, si profondément enfoui sous des couches de raisonnements indignés, si bien lesté que cela n'aurait jamais dû remonter à la surface, ce que j'ai enfermé et qui a fini par émerger aujourd'hui, c'est le choc que m'a laissé mon tout premier regard sur lui : un vertige profond, un instant de clarté sans pareil, une confluence improbable avec un autre être, pourtant inconnu, étranger et bientôt inquiétant, haïssable.

C'est ce vertige que j'ai repoussé, le reste n'est que rationalisation. Le lien entre nous est bien plus ancien que celui qu'il a créé pour me protéger.

Je l'avais choisi en premier.

 

 

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