Lueur

Par MimiJoy
Notes de l’auteur : Je ne sais pas encore si les chapitres resteront dans cet ordre-là, mais pour le moment, c'est ce qui me sort de la tête ! Bonne lecture...

« Paul, viens par ici ! Rapproche-toi !

La voix fluette de ma mère et celle de l’oncle Charlie, tonitruante. L’oncle Charlie qui discute et rit avec un ami dans le corridor. Clémentine danse sur un air de Louis Armstrong. Comme à son habitude, elle amuse toute la galerie, à commencer par mon père qui rit aux éclats, un verre de champagne à la main. Marie fait le service au bar. J’adore regarder avec quelles délicatesse et rapidité elle remplit les coupes, taille les carottes en julienne, dispose les rondelles de citron autour du saumon et beurre les tranches de pain de seigle.

- Paul !

Ma mère me regarde et me fait signe d’approcher. Je me lève et la rejoins sur le canapé. Elle passe son bras autour de mon épaule, se blottit contre moi et brandit de sa main libre le petit polaroid. « Cheese ! »

Le cliquetis retentit mais j’ai les yeux rivés sur mon père. Les siens sont rivés sur ma sœur. Il y a dans son regard un éclat. Une lueur. Une lumière que je ne lui connais pas.

Mon oncle revient dans le salon, un cigare coincé entre l’index et le majeur. Il porte une chemise blanche et un pantalon de costume noir avec une paire de bretelles assortie. Il ne ressemble pas du tout à ma mère. Maman est petite, elle a la taille fine, les cheveux bouclés et blonds de sa mère, l’air mutin de la femme enfant. Oncle Charlie est costaud comme son père, un géant brun aux traits épais et à la voix de baryton.

- Paul, qu’est-ce que c’est que cette tête ? Bon sang ! C’est Noël !

Je m’efforce de grimacer quelque chose qui ressemble à un sourire. Ma mère m’embrasse sur la joue. Des effluves de jasmin me chatouillent les narines.

- Il n’est pas content parce qu’il n’y a pas son livre au pied du sapin.

- Son livre ? Quel livre ? demande Oncle Charlie, surpris.

- Le livre sur les fantômes, répond Clémentine en sautillant vers moi.

Je lève les yeux au ciel.

- Mais ce n’est pas grave, Paul, continue Clémentine en secouant ses longs cheveux blonds vers moi. Je te l’offrirai pour ton anniversaire…

Elle s’approche de moi, cherche à monter sur mes genoux. Je la saisis par les aisselles pour l’aider à grimper.

- Il est trop jeune pour lire ça, lance mon père en se levant. Il se dirige vers le buffet et s’empare de la boîte à cigares.

- Chéri… soupire ma mère.

- Juste un, promis, répond mon père en ouvrant dans la boîte.

Oncle Charlie pousse un cri exaspéré :

- Bah ! Il a onze ans ! C’est normal que ces choses-là l’intéressent. Dieu sait les bêtises que je pouvais lire quand j’avais son âge !

- Ce ne sont pas des bêtises.

Je me raidis. Les adultes et leur manière impitoyable de décréter, de juger, de faire de leur point de vue une règle générale.

- Je préfèrerais que tu lises tes classiques, Paul.

Le ton de mon père est glaçant. Il se dirige vers le canapé et se plante devant moi. Je sens l’odeur du cigare. Je devine ses traits derrière les volutes de fumée. Je devine son visage anguleux, son nez aquilin et ses yeux gris-vert. Trois choses que nous avons en commun. Pour le reste, nous sommes deux êtres que tout oppose. C’est du moins ce que je veux croire.

- Lis les grands auteurs, cultive-toi, imprègne-toi de leur intelligence, leur finesse, leur sensibilité, et ensuite, tu liras ce que tu veux.

Je voudrais rétorquer mais je me tais. Sa main se pose sur mon épaule. Elle est chaude. Elle est grande. Incroyablement grande.

- Je pourrais lui offrir pour son anniversaire avec mon argent de poche, répète Clémentine en se tortillant sur mes genoux.

Mon père sourit. Ce n’est pas un sourire hypocrite comme les adultes savent si bien le faire. C’est un sourire franc et vrai. Un sourire d’amour.

- Toi, garde plutôt ton argent pour acheter la jolie guirlande que tu voulais pour ta chambre.

Clémentine jubile. Elle sait qu’elle est au centre de l’attention. Elle le sait d’autant plus que mon père fait tout pour qu’elle le soit. Il ne peut pas s’en empêcher. Clémentine est belle. Clémentine est vive d’esprit. Clémentine ira loin. Clémentine est altruiste, déjà pour son âge. Clémentine a une grande sensibilité. Clémentine a de l’humour. Clémentine est bien éduquée. Clémentine est…, Clémentine a…, Clémentine, Clémentine, Clémentine.

- Non, je la donnerai à Maman, dit-elle avec un air princier, comme si le monde avait été fait pour elle. Maman la trouvait belle aussi, donc ce sera pour Maman.

Ma mère lance un « ooooh » attendri. Mon père se tourne vers elle avec un regard complice, plein de sous-entendus. Un sourire se dessine au coin de sa bouche.

- Maman a déjà été très gâtée pour Noël…

 

Un bruit de verre qui se brise derrière le bar. Sursaut général.

La voix de l’oncle Charlie gronde dans tout le salon :

- Qu’est-ce que c’est que ce tapage ?

Je me redresse pour jeter un coup d’œil mais tout le monde s’est amassé près du bar. Je crois apercevoir Marie à quatre pattes en train de rassembler les débris éparpillés sur le parquet. Bientôt, c’est le brouhaha général.

Marie, vous vous êtes blessée ?... N’approchez pas, les enfants !... Où est le balai ?... Mon dieu, cette belle argenterie !!... Attention aux chiens, s’il vous plaît !... Marie, relevez-vous, vous allez vous couper !... Mais où est Mathilde ? Qu’elle vienne aider, bon sang !... Comment est-ce arrivé ??... Poussez-vous, laissez passer… Vous m’avez appelée ?... Ah, Mathilde ! Venez, il y a eu de la casse ici !...

Du canapé, j’observe en silence. Tous ces adultes attroupés au bar me font penser à des insectes agglutinés contre une vitre. Je ne sais pas si je les envie ou s’ils me répugnent avec leurs grands airs et leurs phrases toutes faites.

La chanson de Louis Armstrong a laissé place à un quatuor de jazz. Playlist de Noël à la con.

Je détourne le regard et j’aperçois mon père. Je le croyais avec les autres. Il est pourtant là, adossé contre le buffet, l’air grave. Il se passe le doigt sur la lèvre inférieure, machinalement, perdu dans ses pensées.

A quoi pouvait-il penser ?

Ses yeux rencontrent les miens. Il se redresse et tousse, légèrement gêné, comme si je l’avais surpris au beau milieu de quelque chose d’intime. Au bar, tout le monde crie et s’exclame, mais entre nous, un silence de plomb. Je lui adresse un sourire timide qu’il ne me rend pas. Nerveusement, il boutonne la veste de son costume puis se dirige la porte-fenêtre. Le froid s’engouffre à l’intérieur puis le bruit sec de la porte qui se referme.

Si j’avais été plus sûr de moi, je l’aurais accompagné sur la terrasse, loin de cette agitation interminable. J’aurais regardé le ciel avec lui et il m’aurait parlé des constellations. Si j’avais eu sa confiance et son charisme, j’aurais raconté quelques blagues et il aurait ri, puis il m’aurait serré contre lui, en faisant attention de ne pas me brûler avec son cigare. Il aurait eu un geste tendre, j’aurais senti sa chaleur.

Au lieu de cela, je reste planté dans le canapé. Au lieu de cela, je regarde mon père partir. J’attrape une boîte de chocolats et je choisis au hasard une petite boule noire recouverte de noix de coco râpée. Je croque, le goût du sucre m’envahit. Puis, je repense au livre sur les fantômes.

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Le Diable
Posté le 13/09/2024
Des descriptions de la vie familiale et quotidienne plus vraies que nature. Du coup j'ai bien envie de lire ce livre sur les fantômes, savez-vous où puis-je me le procurer?
H.Monthéraut
Posté le 12/05/2022
Bonjour :)

La mort de quelqu'un, marqueur d'un commencement. Cela me parle tellement. La recherche des plaisirs, la question des regrets et des peines, cela aussi.

La présence du père. La vision du Paul jeune est crédible. Bien que mâture pour son âge (une maturité justement dosée), il reste un enfant avec ses envies, ses jalousies.

J'ai envie d'en savoir plus ! J'ai envie de savoir pourquoi Paul déteste son père. Le lien du père avec les autres : avec ses enfants, avec sa femme, avec Marie au bar aussi.

Désolée, je n'ai pas vraiment de critiques négatives.
Bref, j'attends la suite :)
Vous lisez