Ouverture

Par MimiJoy
Notes de l’auteur : Ceci est la toute première histoire que je partage. Je vous remercie par avance de vos retours, vos suggestions et... votre bienveillance :D :D . C'est vraiment un très très grand pas pour moi.

Si la vie est un chemin sur lequel s’aventurer, comment savoir – c’est là toute la question – si celui que nous empruntons est le bon ?

Et si l’on part du principe que tous les chemins sont bons, encore faut-il être en mesure de laisser ses regrets et ses rêves derrière soi.

Mais est-on sincère, est-on authentique quand on abandonne les choses du passé ? Les déceptions et les erreurs n’ont-elles pas leur place sur le mur de notre vie au même titre que nos moments de réussite et de fierté ? Comment apprécier ces derniers si nous n’avons pas au préalable éprouvé les affres de l’échec et de l’abnégation ?

J’imagine que la vie toute entière oscille continuellement entre frustration et satisfaction. Chacune, chacun d’entre nous apprend à composer avec ces deux faces du miroir. Je ne crois pas en la théorie de la chance. Je crois que le bonheur se provoque. Ou, à défaut de bonheur, je crois en la course effrénée vers le plaisir.

J’ai toujours cherché à provoquer le plaisir par les voies terrestres les plus évidentes – alcool, nourriture, amitiés, amours, luxure – mais aussi par des canaux moins immédiats. L’apprentissage, la connaissance, j’irais même jusqu’à dire une certaine expérience de la spiritualité.

 

Lise me surnomme « le trou noir ».

J’aspire dans mon antre tout ce qui vient à moi. Je ne laisse rien à l’entrée de ce gigantesque estomac. Je ne laisse rien ressortir. Tout est absorbé, ingurgité, avalé, digéré. La moindre sensation me nourrit.

Lise me décrit ainsi parce qu’elle a toujours vu en moi le principe de la gloutonnerie. Si elle est néfaste pour le corps physique, la gloutonnerie a d’immenses vertus sur le plan intellectuel : qui ne rêve pas de se gaver de multiples savoirs sans craindre le risque de l’indigestion ? Chez moi, la gloutonnerie est essentielle. Je l’ai adoptée à l’âge de dix-sept ans. Je me souviens du jour exact. Ce fameux jour.

Elle s’était débattue pour garder la tête hors de l’eau, faisant apparaître d’immenses vagues à la surface.

J’ai toujours aimé le Lac. Le lieu de nos jeux d’enfants. Histoires de pirates, d’aventuriers et de chasseurs. Le lieu où seules nos lois régnaient. La nature était notre institutrice, notre nourrice bienveillante, celle à laquelle nous acceptions volontiers d’être livrés durant ces longs après-midis pour fuir le Manoir plein de monde. Le monde qui travaille avec Papa et Maman, comme on disait à l’époque.

En étant le premier et unique témoin de sa mort, je compris que la vie pouvait s’arrêter sans préavis. L’enfance volée à cet être innocent me conduisit à adopter la gloutonnerie pour deux, autant dire jusqu’à la folie.

*****

         Tout ça, j’en parle à mon psy. Il est souvent silencieux, il m’écoute beaucoup. Il faut croire que le silence est une parole sacrée : son mutisme a sur moi le plus grand des effets. Il me rappelle celui qui suivit la mort de Clémentine : notre famille absorbée dans une prière muette, une imploration au cœur du vide, celui d’un foyer brisé. Une famille exsangue de la moindre parcelle de joie. Dans ce silence pesant et éternel, le hurlement constant du père qui ne m’a jamais pardonné la mort de sa fille.

Ce hurlement, c’était pendant un matin du mois de mai, quelques jours avant mes dix-sept ans. Un matin déjà lourd, promesse d’un été caniculaire. Une pluie chaude s’abattait sur la Plaine et venait tambouriner contre la baie vitrée du salon.

Le visage de Clémentine trônait religieusement sur le buffet, dans ce cadre kitch que ma mère avait ramené un dimanche de la brocante. Je détestais ce cadre et je détestais ce portrait. Il ne mettait pas en valeur sa nature spontanée et joyeuse. Son visage était fermé, son regard était dur, le regard dur d’une adolescente de treize ans. Comme si elle avait déjà, à cette époque, conscience de son sort funeste.

« Tu ne seras jamais un homme ! ». C’était tout ce que son cœur avait réussi à hurler après des semaines de mutisme et d’évitement.

En s’agrippant à ma chemise, il heurta le buffet et fit vaciller le portrait. J’étais à la fois apeuré par sa violence soudaine et galvanisé par ma propre colère.

« Tu l’as tuée ! »

 Ces mots le stoppèrent net. Il relâcha son étreinte, recula d’un pas, planta ses yeux éclatants de fureur dans les miens.

« Qu’est-ce que tu viens de dire ? »

La fierté de l’adolescence voulait que je retinsse mes larmes, que je gardasse sur ce corps qui m’échappait un contrôle total. Mais les lois de la nature sont infaillibles : ce physique indompté et puissant, celui du gaillard d’un mètre quatre-vingt-cinq que j’étais devenu en l’espace de quelques mois, abandonnant définitivement ses rondeurs d’enfant, ce physique d’homme avait subitement pris le dessus. D’un geste brutal, mécanique, j’attrapai mon père par le col et je le secouai comme une poupée de chiffon. Ma mère poussa des cris affolés derrière nous. Je hurlai alors : « Tu l’as tuée ! Tu l’as tuée ! C’est toi ! C’est toi ! », déchirant ses tympans à défaut de pouvoir déchirer son âme.

Ma mère, témoin impuissante de la scène, s’étrangla dans ses sanglots. Elle s’abattit sur nous, tenta de nous séparer, nous implora de retrouver notre calme. Mon père finirait-il par m’infliger la correction que je méritais ? Non. Il se défit de mon étreinte et sortit sur la terrasse, laissant la porte de la baie vitrée grande ouverte.

Sous la pluie torrentielle, il se tenait droit comme un « i » face à la piscine. Je regardai sa silhouette de dos. Ce père censeur que je haïssais à l’époque, j’arrivais à prédire le moindre de ses gestes : il allait sortir son paquet de cigarettes de la poche de son jean, trifouiller nerveusement à l’intérieur, porter une cigarette à sa bouche et l’allumer avec son briquet. Il ferait  glisser son pouce sur le silex avec précision et l'étincelle jaillirait. Il ne s'y prenait jamais à deux fois. Le pouce sur la roue et le bouton en même temps. Une étincelle suffit. Je devinais l’allure de son visage débordant de colère avec ses cheveux, noirs comme les miens, collés contre ses tempes et son front. Je devinais sa respiration, la teneur et le bruit de son souffle lorsqu’il rejetterait la fumée par la bouche. Une pensée me traversa l’esprit : comment était-il possible de connaître par cœur, avec une infinie précision, chaque attitude d’une personne que l’on déteste ?

La pluie formait une petite pataugeoire sur le carrelage du salon. Le chat, Milou, s’en approcha avec circonspection. Milou était le chat de Clémentine. Je n’aimais pas les chats, excepté celui-ci. Ma mère, avachie sur le sofa, n’avait pas la force d’aller refermer la porte de la baie vitrée. Un regard rempli de désespoir inondait ses prunelles larmoyantes, tandis que, sur la terrasse, mon père se retourna vers nous. Je me rappelle son visage fermé, son regard noir de tristesse, sa main tremblotante et le mince filet de fumée qui s’en échappait. Cette image de lui, cette image qui reste l’unique tableau accroché au mur de mes souvenirs de famille – l’incarnation de l’homme ravagé – me hante continuellement.

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Edouard PArle
Posté le 22/12/2021
Coucou !
Bienvenue sur PA !
"Ceci est la toute première histoire que je partage." Trop cool ! (= c'est clair que c'est un très grand pas de soumettre ce qu'on écrit aux autres
Le résumé de cette histoire m'a bien plu et je n'étais pas été déçu.
Le style est très agréable et en un petit chapitre on sent déjà venir une intrigue passionnante et émouvante. Hâte de lire la suite (=
A bientôt !
MimiJoy
Posté le 02/01/2022
Coucou Edouard !
Je te remercie pour ce premier commentaire très encourageant !
C'est toujours un grand moment de partager sa première histoire :). J'espère que je pourrai lire l'une des tiennes également :)
A très bientôt !
Marion
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