Alexandre s'effondre sur le lit dès sa dernière cuillère de crème avalée.
Samuel lui dépose un baiser sur le front avant de se lever pour faire la vaisselle.
— Vas au moins prendre une douche.
— Je me souvenais pas que réfléchir était aussi crevant !
—J'ai fait presque vingt kilomètres en vélo aujourd'hui.
— Mais euh...
Le grand dadais finit par se secouer et revient en pyjama dix minutes plus tard se mettre directement sous la couette.
— Mais quel grand-père !
— J'ai trop parlé aujourd'hui.
Samuel lève les yeux au ciel. Il n'a rien à dire, il vient de leur préparer deux tisanes avec du miel. Ils ont 24 et 21 ans. Plutôt 74 et 71.
Une fois qu'ils sont tous les deux calés dans le lit, mugs dans les mains et Netflix allumé sur un vieux film des années 90, Samuel se détend enfin et glisse littéralement, sa tête se retrouvant au niveau des coudes de son compagnon.
— Alors, t'as fait quoi qui t'a tellement fatigué ?
L'autre prend une gorgée de sa boisson fumante.
— J'avais rendez-vous d'abord à dix heures avec ma directrice de mémoire. On a discuté jusqu'à midi. Elle est spécialisée dans les mouvements féministes, mais vieille école tu vois. Du coup elle se sent un peu dépassée mais, et je cite : « pas comme ce paquet d'andouilles qui pensent que nous sommes encore en 1968 »
— Eh ben, même les profs pètent les plombs ?
— Oh elle était déjà un peu spéciale avant. Elle est beaucoup plus loquace en vrai que dans ses mails. Bref, mon nouveau sujet de mémoire est a priori validé si j'arrive à le lier aux recherches que j'ai déjà effectuées depuis juillet dernier, quand j'ai validé mon master. Ça devrait le faire, mais bon, j'ai du taff. J'ai plein d'organisations et d'associations à contacter.
— Tu fais genre ça te gonfle, mais t'as les yeux qui brillent.
Sa tisane terminée, Samuel dépose la tasse vide au pied du lit et se love un peu plus contre Alex qui, du coup, le prend par les épaules.
— Du coup elle t'a offert le repas ?
— Non. Après j'ai vu Yasmina, c'est avec elle que j'ai déjeuné, et avec Haimi.
— Qui ?
Alexandre lui explique qui est Haimi, un mec très vénère, responsable d'un groupe d'étudiants LGBT, tellement dans l'associatif, le soutien, et la lutte contre le racisme qu'il en néglige ses études. Mais hyper intéressant aussi.
— En fait ça me fout la trouille. Y'a tellement de trucs à faire.
Samuel fait un petit hm fatigué. Ses yeux se sont fermés sans qu'il fasse attention. Il sent le bras d'Alex se resserrer autour de lui alors qu'il enfonce son visage contre la poitrine de l'étudiant. Purée il empeste la vanille de son maudit savon.
— Achète un autre savon, s'te plaît.
— D'accord Majesté.
Un mouvement large, le bras qui le retient pour qu'il ne tombe pas du lit, et le clac du mug qui est posé par terre. Retour en arrière, clic d'un ordinateur qu'on éteint. La lumière reste allumée. Son d'un livre qu'on ouvre.
— Mets tes lunettes, arrive-t-il à baragouiner.
Soupir. Nouveau mouvement du bassin pour récupérer les lunettes sur la table.
— Bonne nuit Samuel.
— Bonne nuit Alex.
Marc l'attend au coin de la rue le lendemain à sept heures et demie très précises. Ils se saluent du coude et commencent à s'échauffer.
Samuel l'a rencontré en début de semaine alors qu'il finissait son heure de sport avec le point de côté le plus monstrueux qu'il n’ait jamais subi. Il avait couru trop, trop vite. Il ne sait plus pourquoi, sans doute le stress, un cauchemar dans la nuit, ou la frustration de ne pas savoir quoi faire avec la gentillesse et la beauté d'Alex.
Marc est un ingénieur d'une petite quarantaine d'années. Il vit encore en colocation, avec deux autres mecs, un agent de communication et un journaliste. Il est déjà divorcé, ne sait pas pourquoi il s'est marié, et a couru le marathon de Paris. Une fois quand il était étudiant.
— Du coup je m'y remets. Attention à ta foulée. Déplie bien la cheville, tu iras plus vite et tu utiliseras moins tes muscles.
Ils longent les murs d'une école élémentaire, silencieuse, jusqu'à la papeterie du coin, fermée, traverse la rue pour joindre une librairie dont les rideaux sont abaissés. Ils vont faire deux fois le parcours avant de s'arrêter à la boulangerie. D'habitude Marc offre un croissant à Samuel et se prend un café pour lui.
Mais aujourd'hui est un jour spécial. Samuel attend que Marc ressorte avant d'entrer lui aussi dans le petit commerce. Deux petits pains au chocolat sont rangés soigneusement dans le petit sac à dos qui contient sa bouteille d'eau.
— Ah, petit-déjeuner au lit avec ta copine ?
— Euh. Ouais, c'est ça.
— Allez, on en est à la moitié.
La course reprend. Talon, balance jusqu'aux orteils, pousser jusqu'au genou, et même chose de l'autre côté. En rythme, régulièrement.
Il fait frais. La sueur sur son visage se mélange à la condensation de l'air sur sa peau. Samuel se surprend à ouvrir a bouche pour boire cette rosée bizarre. Son sourire disparaît dès qu'il voit un groupe de flics de l'autre côté de la rue. Il accélère instinctivement. Puis il voit Marc leur faire un salut de la main, leur dire bonjour et merci. Oui, avec un type comme lui, il ne risque rien. Si ça se trouve les poulets le prennent pour son fils.
C'est pas que Marc soit pro flic. C'est juste qu'il dit bonjour à absolument tout le monde.
Les éboueurs du mardi matin, la mamy qui promène son chien et s'assoit toujours sur le même banc, à la même heure, tous les jours, le taxi qui passe de temps en temps et vient aussi prendre son café à la même boulangerie. C'est juste... Il a l'air d'un type bien.
À un moment ils bifurquent vers la placette devant l'église et se mettent à courir côté à côte. Il y a de la place pour deux. C'est presque la fin de la course. Ils vont redescendre vers le boulevard et se séparer.
— C'est pas pour ma copine les petits pains.
— Ah.
Inspirer. Expirer. Ralentir pour se préparer à l'arrêt complet dans dix minutes. Commencer à s'étirer les bras.
— Un copain alors ?
— Oui.
— J'espère que c'est pas le mec très musclé qui habite dans ton immeuble.
Samuel éclate de rire.
— Ah non. C'est le voisin de mon mec. Et il est très hétéro.
— Il a l'air pas très futé. Beaucoup de travail sur les bras, pas grand-chose dans les jambes.
— Je l'ai jamais vu. Il est en Staps il paraît.
— Eh bien il risque de se faire recaler.
Le coin de séparation.
Étirement des jambes.
Il est un peu plus de huit heures et demie.
— Marco, le journaliste, il est gay aussi.
— Pas vous ?
— Ça dépend des jours. Mais ça m'intéresse pas tant que ça. On se voit demain ?
— Ça dépend si j'me réveille.
— Tu te réveilleras. Tu n'es pas le genre à rater une occasion de te dépenser. Quand tout ça sera fini, je te rencarderai sur une salle de boxe. Ça t'irait parfaitement. À demain !
Quand Samuel arrive au sixième étage et ouvre la porte du studio, Alexandre dort encore, même s'il note une tentative avortée de travailler : l'ordinateur est ouvert sur le lit, en mode veille.
Un café, une douche, les petits pains sur une assiette, un baiser sur le front.
— Bon anniversaire.
(Je t'aime)
Quelques mots à peine pour un maximum d’effet.
J’aime bien ces personnages secondaires qui sont ajoutés petit à petit. Ça donne une saveur toute particulière à ton histoire. Des tranches de vie qui sont liées sans l’être vraiment. L’œil de la caméra qui montre, et c’est au lecteur de combler les blancs.