Lui - Scène 23

Le patron lui a filé 600 euros. Avec la moitié, Samuel a pris le métro jusqu'à Nation pour rencontrer un vendeur du bon coin. Il espère que le vélo est pas trop pourri et qu'il n'est pas volé. Ou du moins que cela ne se voit pas qu'il a été volé.

Alex est à la Fac toute la journée et lui a dit qu'il verrait avec les autres étudiants s'il peut récupérer une chaîne et un casque. Ils ont quand même le temps. Il doit encore envoyer son extrait de casier judiciaire, et aussi recevoir le sac isotherme adéquat. Encore 60 euros dans la nature.

Alors qu'il attend le revendeur, Samuel sent son estomac se tordre. Il ira courir après. Ça va aller. Il va y arriver. C'est pas comme si sa vie était pas faite de galères depuis qu'il est parti de chez lui et du lycée, en même temps, à 17 ans.

Il faut absolument qu'il gagne un peu d'argent. Il n'a pas encore 25 ans. Le RSA il peut se le mettre où il pense, et là-dedans, c'est plutôt une partie de l'anatomie d'Alex qu'il aimerait avoir.

La pensée ne le fait pas rougir plus que ça (ses joues sont déjà bien colorées par la fraicheur du matin), mais ça le rend vraiment chose dans le pantalon. Il a envie de rentrer et de rester au pieu avec Alex tout le reste de la journée.

Sauf qu'Alex n'est pas là et ça y est, il a l'esprit qui part en boucle.

— Contrôle des attestations !

Et c'est bien sa veine.

— Vous achetez quoi ici ? Y'a pas de magasin.

Le flic regarde son attestation d'un air suspicieux. Purée il n’a pas besoin d'une amende maintenant. Il fera comment pour le cadeau d'anniversaire d'Alex ? Et pour survivre, aussi, en plus ?

— Il est avec moi je pense !

Ils sont interrompus par un grand type, genre fils de bonne famille, bien blond et bien blanc, et Samuel souffle de soulagement malgré lui. Le nouvel arrivant tient un vélo de course plutôt vintage à la main, avec un casque (!) et le sourire de surfer qui va avec.

— Je viens lui vendre mon vélo. Attendez, j'ai notre échange sur mon portable et...

— C'est bon...

Le flic en a déjà marre. Le voilà reparti pour aller faire chier d'autres civils. Si possibles basanés. Ou jeunes. Ou les deux. Samuel ne savait même pas qu'il les haïssait à ce point.

— Merci.

Le revendeur (pseudo : CamilleDu86) hausse les épaules.

— J'ai le casque, je vous le revends avec ? Pour 20 euros de plus.

Samuel n'a même pas envie de marchander. 

Les vélos sont interdits dans les bus, tram et métro, c'est parti pour remonter la moitié de Paris en pédalant.

Les rues sont vides.

Il passe par Opéra.

Sa vie est une grosse merde, mais cette partie-là est particulièrement grisante.

 

Alexandre n'est pas encore rentré quand Samuel arrive dans le studio. Il a déposé l'engin sur le palier, en espérant que cela ne gênera personne. La clé du garage à vélo est sur le trousseau d'Alex et il ne voulait pas le laisser dehors sur le trottoir, ou même dans la cour de l'immeuble.

Il a fait des détours pour rentrer tellement la sensation de rouler à fond sur des boulevards vides était incroyable. Il y a des taxis, des ambulances, des scooters qui font des livraisons, pourtant il avait l'impression d'être seul au monde. Pas un bruit, pas un passant, pas un touriste.

Il se change vite et sort un carnet de son sac à dos. Un texto d'Alex lui signale qu'il ne sortira pas de la fac avant 19 heures. Cela lui laisse, avec le temps de transport, deux bonnes heures. Il ouvre son carnet ; voilà la seule chose qui l'aurait vraiment fait retourner chez ce connard de Kevin.

La couverture est noire, cartonnée, dure. Il y avait des carnets plus beaux et luxueux dans la boutique, mais celui-ci correspondait plus à ses prix. Le papier est épais, c'est fait pour l'aquarelle. Il utilise un stylo. Il ne sait pas pourquoi, mais il ne veut pas qu'Alex sache ça. Qu'il dessine. Gratuitement. Et pas forcément très bien en plus.

Il écrit aussi, il fait plein de fautes.

— Sur une place, à minuit, quelle ombre m'attendait.

Les lettres sont déliées, un peu trop, comme l'écriture d'un enfant, l'orthographe vérifiée cent fois sur le net. Alex va se foutre de sa gueule...

Mais non, c'est pas le genre. Ça ira. Au pire, s'il n'a pas envie de donner le dessin, Samuel a un autre cadeau de prévu. Ils ont de la vraie bonne bière dans une des épiceries du quartier, qu'il a repéré pendant son jogging matinal. Il ira demain matin.

Ceci dit, cela lui ferait plaisir que...

Son stylo bille crotte un peu. Il a souffert à rester dans son sac tout le temps.

Rembourser le vélo, rembourser le casque, rembourser le sac de livraison, rembourser une partie du loyer, même si Alex ne veut pas. Et ensuite il pourra s'acheter un meilleur stylo. Ou mieux : une mine à encre, bien noire, une plume qui peut faire des lignes à peine visible et des traits épais comme l'ongle. 400 euros à gagner, sans compter le loyer, pour pouvoir en dépenser 12. On dirait un résumé de sa vie.

L'église est là sur le dessin, elle a un côté un peu gothique, façon film d'horreur, comme sur les couvertures des romans d'horreur que sa sœur lisait. Qu'elle lit peut-être encore d'ailleurs. Les arbres, le muret, et deux silhouettes dessus, à peine éclairées par la flamme d'un briquet.

Il a commencé le dessin avant même de revoir Alex, quand il créchait encore chez l'enflure. Il l'avait laissé un peu à l'abandon. Qu'Alex annonce son anniversaire, cela lui donne l'occasion de le finir.

Non il ne lui offrira pas finalement.

Mais travailler dessus lui permet de se vider la tête jusqu'à la sonnerie qui lui annonce un nouveau texto. Alex sort de la bouche de métro. Samuel range soigneusement son dessin. Il est presque fini.

Il y a des œufs et une conserve de champignons, un fond de lait, ce sera parfait pour une omelette. Il reste une demie bouteille de bière aussi. Un pot de crème au chocolat. Le dîner est prêt.

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