Vendredi. Quinze heures.
Ils sont tous les deux allongés sur le lit, défait. Les draps puent. Ils puent. Et ils n'ont pas envie de se lever.
— J'ai pas envie d'y retourner.
— Fais une pause pour ce soir.
— Mais vendredi ! C'est là qu'on peut faire le plus de courses...
Samuel écoute ses propres paroles, mais le corps ne suit pas. Il est crevé. Il bosse depuis ses 17 ans mais là, c'est au-delà de tout. Le vélo, les accélérations et ralentissements intempestifs, le stress, les clients impatients et ceux qui prennent leurs temps pour ouvrir, les attentes de commandes, les tensions entre les différents livreurs. Il a dû annuler deux matinées de jogging cette semaine, et il sait déjà que pour demain, c'est foutu. Il n'ira pas. Il s'est fait à peu près 300 euros entre lundi et aujourd'hui. C'est une bonne moyenne.
— Mes parents paient le loyer tu sais. Je paie les charges, c'est prévu dans mon budget de l'année.
Alexandre s'est tourné sur le côté et le prend dans ses bras. Il a des cernes plus grandes que lui sous les yeux. Un vrai panda.
Il continue avant que Samuel puisse répliquer.
— J'ai décroché deux cours de soutien à distance pour des lycéens qui préparent le bac de français. Deux heures chacun par semaine. Ça fait 80 euros. Et j'ai mis une annonce en bas pour faire la lecture aux mioches de l'immeuble quand leurs parents sont en train de bosser.
Samuel finit lui aussi par se retourner. C'est foutu pour la soirée taff du vendredi. Si seulement il trouvait le courage d'aller se laver et se changer...
— Mais avec tes recherches ? Ça doit te prendre du temps. Toi aussi tu dois te reposer.
Alex lui sourit :
— Bah, en fait j'ai autant de taff que s'il n'y avait pas toute cette merde. Et je ne sors plus le week-end. Il faut juste qu'on arrive à trouver un rythme qui ne nous tue pas plus vite que ce foutu Covid.
Samuel soupire. Il n'est pas convaincu. Et il y a toujours la culpabilité de ne pas payer au moins une partie du loyer.
— Je vais payer la moitié des charges, et la moitié des courses.
— Tu n'es pas... Enfin les charges sont de toute façon payées...
— On utilise plus d'eau que d'habitude, et l'électricité pour les plaques et le chauffage. Je paie la moitié des charges.
Il doit être assez convaincant parce qu'Alex ne réplique pas. Alors il continue :
— Et la moitié des courses : alimentaire, alcool et lessive. Par contre pas les clopes.
Depuis qu'il n'a plus une minute à lui, il a arrêté de fumer. Par contre pour Alex c'est le contraire. Les mégots s'accumulent dans la boîte de conserve qui tient en équilibre sur le bord de la fenêtre.
— Oui ben je ne paierai pas ton matériel de dessin, voilà.
Samuel ne savait pas vraiment comment Alex allait réagir à son cadeau, le mardi précédent.
Quand il est rentré de sa longue nuit de livraison, son petit-ami dormait déjà, mais le dessin était soigneusement épinglé à côté de la fenêtre, au-dessus du bureau. Alex doit deviner qu'il n'aime pas trop en parler, donc il s'est contenté d'un très long baiser pour le remercier, suivi d'une partie de jambes en l'air improvisée dès le mercredi matin.
Mais ce sont les retours qu'il commence à avoir sur Instagram qui le motivent encore plus (même si le corps d'Alex est déjà en soi une excellente motivation) Quelques likes, des commentaires, des conseils aussi pour avoir plus de visibilité. L’hashtag #lockdownparisart a son petit succès.
— J'aimerai avoir le temps de plus dessiner.
Il sent les lèvres d'Alex dans ses cheveux. Pouah, ça doit puer la friture et la transpiration. Mais du coup Samuel se trouve juste à portée de dents du cou de son amant et commence à soigneusement le recouvrir de suçons.
— Ils ont fermé le rayon papeterie à la Supérette, fait Alex entre deux gémissements hypers mignons. Tu veux qu'on passe une commande en ligne ?
Samuel le mord un peu plus durement. Il sent aussitôt l'entrejambe d'Alex se frotter contre sa cuisse de manière très directe. Purée, qui a eu la fichue idée de ranger la boîte de préservatif dans la salle-de-bain ? C'est le seul truc rangé dans ce foutu studio !
— Ça ne coûterait pas forcément grand-chose, continue Alex, de plus en plus difficilement. Un carnet c'est 10 euros, pareil pour des crayons de couleur de base, et pour des stylos à dessin. Y'en a pour 30 euros maximum. Ça va non ? C'est quand ton anniversaire ? Ce sera mon cadeau.
Samuel a arrêté les suçons et ses mains ne sont plus en train de malaxer les fesses d'Alex. Il se redresse sur le matelas. Alex a l'air tout gêné mais il le regarde droit dans les yeux. Il y a réfléchi ? Il le voit tellement bien comparer les prix sur Amazon et faire ses comptes.
— Je suis né en décembre, finit-il par dire.
— Cadeau des un mois ?
— Mais...
— Cadeau surprise ? C'est de famille, ma mère fait ça tout le temps.
— Tu n'as pas...
— Mais j'y tiens.
— Tu as déjà passé la commande, c'est ça ?
— Elle arrive demain ?
— Purée, Alex...
Est-ce qu'il doit s'énerver ? Il a horreur de dépendre des gens. La dernière fois, ça s'est mal fini. Il ne peut faire confiance qu'à lui-même. S'il y a bien une chose qu'il a apprise dans la vie, c'est ça.
Mais depuis qu'il a rencontré Alex, cette certitude s'amenuise.
Pas juste à cause de son copain, non. Les coups de fils de Corentin tous les deux jours, les texto de Mylène aussi. Le fait de montrer son travail... D'être out devant de plus en plus de gens. Marc lui envoie des messages sur WhatsApp aussi.
— T'es fâché ?
Samuel soupire et finit par se laisser retomber sur le matelas. Alex n'ose pas le toucher alors il finit par le prendre dans ses bras.
— Laisse-moi le temps de m'habituer, ok ?
Il ira faire des livraisons le samedi soir.
Le lecteur espère une fin positive, sans pour autant deviner où le récit le mène.