Lundi, dix-sept heures. Batterie pleine, blouson léger sur les épaules, sac isotherme sur le dos, Samuel est prêt. Les roues du vélo sont bien gonflées, et il se trouve à un carrefour, à égale distance de plusieurs fast-food et autres services de restauration rapide.
2,85 euros par course, 0,81 euros par kilomètre.
Il se donne une semaine pour tester ça. Et pour se faire accepter par les autres livreurs, une demi-douzaine, qui discutent entre eux à quelques mètres, les hauts-parleurs à fond sur du RnB. Samuel ne les reconnait pas, et il y a tellement de livreurs à Paris que tomber sur un habitué du restau où travaille Kevin... Ce serait vraiment la loose.
Vers dix-sept heures vingt, les premières commandes arrivent sur leurs applications. Elles partent à toute vitesse.
— Allez, on se calme. La livraison, t'en fais depuis tes dix-sept ans.
Clic, enregistrement.
Trois pizzas et une bouteille de coca à livrer à quelques rues d'ici. Sans doute des habitués du restau.
Attente de la commande, vingt minutes.
Rangement dans le sac, se mettre en selle, rouler en se demandant si la nourriture ne s'abime pas. Bon sang pourvu que tout se passe bien.
Portail. Le digicode se trouve sous l'identifiant du client. Appel. Ils n'ont pas le droit d'aller jusqu'au pas de porte. Mais le client est déjà là. Il lui tend une pièce de 1 euro, récupère ses pizzas et le sac avec la boisson. Un « bon courage » et la porte de l'ascenseur se referme.
Ok.
On recommence.
Il rentre à deux heures du matin, éreinté.
Demain, se dit-il en montant les six étages jusqu'au studio d'Alex, il fera le midi, et seulement le début de soirée. Sinon il faudra qu'il fasse une croix sur le sport du matin, et il sent que c'est ça qui va l'aider à tenir, mentalement et physiquement.
Et puis il a envie de passer du temps avec Alex aussi.
Lui éviter de rester debout à l'attendre en se bousillant les yeux sur son ordinateur.
— Comment ça s'est passé ?
Alex est appuyé contre le cadre de la porte de la salle-de-bain. Samuel finit de se brosser les dents avant de répondre.
— Ça va. Tu habites un foutu quartier sur une colline, je vais avoir les cuisses d'un mec du Tour de France. Mais la plupart des clients sont des bobos, ils ont des tunes, donc j'ai récupéré des pourboires.
— Beaucoup de commerces refusent le paiement en monnaie maintenant. Du coup ils s'en débarrassent plus facilement ?
— Ouais. Ça doit être ça.
Samuel offre un baiser profond et mentholée à Alex. C'est si doux.
— Tu veux faire un truc ?
— Je suis vraiment trop crevé. Et faut que je retourne courir demain. Entretenir ce corps de rêve.
Alex lui explique sa soirée alors qu'ils préparent le lit. Samuel avale un yaourt et une tranche de jambon en même temps.
Mathieu est effectivement claquemuré dans sa chambre, à boire de l'eau, prendre du Doliprane, et larver. Pas de toux, mais une immense fatigue. Sa mère est encore plus tatillonne qu'avant et ils sont passés aux livraisons à domicile. Trouver un créneau est compliqué mais comme ils sont prévoyants, ils ne mourront pas de faim tout de suite.
— Mylène m'a demandé ton contact, ça te va ?
— Donne-lui mon identifiant discord et mon portable. J'ai quand même du temps à tuer quand je bosse.
Samuel sourit en se faufilant sous la couverture et contre Alex : — Et le contact de Pixie aussi ? Je peux l'avoir ?
— Jamais.
— T'es pas drôle.
Deuxième journée de travail.
Onze heures à Opéra. C'est un quartier facile et donc blindé de livreurs. En journée de télétravail, les tertiaires continuent à manger comme ils le faisaient au bureau : sushis. Cette fois, pas le temps de glander, c'est commandes sur commandes, le kilométrage est plus grand.
Quand il rentre au studio à quinze heures, pour une petite heure de pause, il n'en peut déjà plus. Et il n'a pu faire que trois courses. Sans pourboire. Pour des mecs hyper stressés qui n'ont pas la politesse d'un bonjour.
— Je hais les bourges.
Personne ne lui répond. C'est vrai, Alex est à la Fac aujourd'hui. Là il l'aurait bien balancer sur le lit pour un câlin. À défaut, il s'assoit au bureau et sort son carnet du sac qu'il trimbale toujours avec lui. Hier soir, pendant qu'il attendait que les commandes soient prêtes, il a pu un peu dessiner.
Des trottoirs, des devantures fermées, des agglutinations de roues de vélos. Il ne sait pas juger son travail. Il sait juste que les cours de dessins au collège, c'était un peu les seuls moments où il se sentait à sa place. Ça et aller fumer en douce derrière le gymnase avec Corentin.
Sans trop réfléchir, il prend un des dessins en photo, essaie de bien cadrer, il s'agit d'une devanture de café. Il s'est particulièrement appliqué sur les lettres « Café » dessinées sur la vitrine. Les tables et les chaises entassées dans un coin et enchaînées. En moins d'une minute c'est posté sur Instagram.
Il lui reste encore du temps, il s'est pris un sandwich au poulet et un nouveau stylo en passant à la supérette, alors, tout en grignotant, il ouvre une nouvelle page de son cahier.
Alexandre, tel qu'il est dans son souvenir. La mine noire court sur le papier à grain, ça bave un petit peu. Les cheveux en pétard cachent à moitié le visage du jeune homme. Il est nu dans le lit, le drap le recouvre jusqu'à la taille. Le souvenir est assez précis. Alexandre est en train de choisir sur Netflix ce qu'ils vont regarder. Ils ont entamé la saison 2 d'American Horror Story ce soir-là, après quelques câlins. C'était avant l'anniversaire d'Alex.
L'alarme du téléphone sonne à seize heures cinquante.
Samuel détache délicatement son dessin du reste du cahier et le pose sur le bureau avec un petit mot.
— A ce soir.
Il hésite à ajouter un cœur, comme une adolescente amoureuse. Non, pas encore.
Mais il sent bien que ce moment-là arrive à toute vitesse.