Majorité

Les humains ne dépendent pas les uns des autres, ils se contrôlent mutuellement. Ou plus précisément, une petite minorité tente de prendre le contrôle de tous les autres et de tout le vivant. Ils se leurrent. Comme ils se leurrent en pensant nous manipuler, modifier nos gènes, augmenter notre productivité. Ils ne manipulent que leur avidité ou leur peur de manquer. Nous, nous ne craignons rien. Nous ne les craignons pas. Nous sommes l’abondance.

— Papa ! s’agaça Sylvia. Lâche ce sécateur ! Tu es en train de massacrer cette plante !
— Mais…
— Est-ce que tu voudrais que je te coupe les tiges de tes implants quand tes feuilles commencent à jaunir ?
Le visage de Jeff se barra d’une grimace qui exprimait autant sa peine à imaginer la perte de ses cheveux végétaux que ses difficultés à reconnaitre que sa fille avait raison. Il se gratta le crâne, chassant au passage quelques insectes qui exploraient le buisson couronnant sa tête.
— Ce n’est pas ça… balbutia-t-il. J’ai besoin que ce spécimen soit vigoureux. Je voudrais prélever des greffons pour tester un nouveau cultivar.
Sylvia, qui était en train d’arroser de jeunes plants sur un rebord de la serre, leva les yeux au ciel.
— Regarde, insista son père. Viens plutôt m’aider à en sélectionner un.
Il désigna une branche de l’arbuste qu’il était en train de tailler.
— Non ! s’énerva sa fille.
Du bout du sécateur, il approcha un autre rameau.
— Non plus !
Sylvia soupira, coupa l’arrivée d’eau et rejoignit Jeff. Elle posa une main sur le tronc principal. De l’autre, elle montra différentes parties de la plante.
— Ici, dit-elle, elle prépare des bourgeons. Là, elle développe des ramifications secondaires. À la limite, tu peux peut-être lui prélever un greffon par ici, c’est de la réserve.
Le père sectionna à l’endroit indiqué par sa fille.
— Merci, dit-il. Tu vois à quel point tu peux m’être utile au labo ? Viens au moins observer, ce que je vais faire de celui-ci.
Jeff se dirigea vers le centre de la serre où était installée la partie principale de son laboratoire avec ses armoires d’éprouvettes, ses microscopes perfectionnés et ses appareils électroniques. Son assistant, François, un scientifique aussi âgé et taciturne que son patron, mais bien plus discret car sa calvitie n’était recouverte d’aucun implant végétal, était en train de déposer un arbrisseau aux minuscules racines métalliques au milieu d’une table de travail. Sylvia se laissa entrainer par sa curiosité.
— Il est déconnecté, constata-t-elle.
— C’est normal, se justifia Jeff. Je dois encore l’implanter.
— Non, rétorqua sa fille. Il est seul. Il a perdu ses liens. Il ne parvient plus à communiquer.
Les deux scientifiques s’arrêtèrent un instant pour dévisager la jeune fille. D’un geste de la main, Jeff fit signe à François de poursuivre ses manipulations.
— Justement, reprit-il, c’est pour cette raison que je prévois de le greffer, pour susciter un échange et mélanger leurs apports génétiques.
— Si tu veux, admit Sylvia. Mais ils seront simplement deux à être seuls. Ils resteront isolés. Ça ne va rien changer.
— Tu ne comprends pas, insista son père. Quand je me les serai implantés, ils devraient se connecter à mes autres auxiliaires végétaux. Ils vont rejoindre mon écosystème.
— Tout est prêt pour la greffe, intervint François.
— Papa ?
— Oui, ma grande ?
— Tu vas encore t’implanter ?
Elle dévisageait le vieil homme grisonnant et affairé, qui aurait pu ressembler à un scientifique sérieux, s’il n’avait pas eu plein de terre sur le col et des branches tordues qui lui poussaient sur la tête. Il fuyait son regard et ses interrogations. Au-dessus de lui, les feuilles s’agitaient comme un buisson envahi d’une nuée de moineaux. François le tira de son mutisme.
— Cette fois, assura l’assistant, ça va fonctionner, patron. Vous êtes sur la bonne voie.
— N’importe quoi ! soupira Sylvia.

Les humains finiront pas comprendre ce que nous avons à leur communiquer. Certains cherchent déjà à nous entendre. Ils tâtonnent pourtant, se contentent de signes rudimentaires, de stratagèmes de sourds. Tandis que Sylvia porte nos espoirs de défricher la voie, de semer les bases. Elle nous comprend dans son cœur.

La jeune fille était retournée s’occuper des plantes dans un coin de la serre où son chat faisait la sieste au soleil, laissant les deux scientifiques à leurs expériences incompréhensibles et à leur manque d’arguments. Soudain, Amélie fit son apparition, une tablette hologramme à la main.
— Écoutez ça ! s’exclama-t-elle. La nouvelle vient de tomber !
Elle brandissait devant elle l’image tremblotante et en trois dimensions d’une journaliste de la chaine nationale dont la voix sonna avec clarté comme si elle était dans la pièce parmi eux.
— Principale information du jour : le Parlement vient de voter la modification de la loi sur les implants éducatifs et médicaux. En plus des maladies physiques déjà prises en charge, les implants sont à présent autorisés à traiter les problèmes psychologiques, ce qui a fait dire à certains que les implantés bénéficient désormais d’un thérapeute intériorisé. Par ailleurs, certains diplômes seront délivrés pour les matières qui peuvent faire l’objet d’un téléchargement. Le ministère de l’Éducation travaille actuellement à la mise à jour des cursus concernés. Enfin, l’âge légal d’implantation est abaissé à douze ans, de manière générale, et à seize ans sans autorisation parentale. Tout de suite, je vous propose d’écouter Harry Trust, directeur de la société HuMo qui fournit ces fameux implants.
Jeff était blême.
— C’est une avancée majeure, déclara la voix sérieuse du responsable dont le visage flou avait pris la place de la présentatrice. Avec ces assouplissements de la loi, notre société entre dans une ère nouvelle qui va révolutionner nos manières d’apprendre et de penser. HuMo assurait déjà la santé physique d’un nombre sans cesse croissant de nos concitoyens. À présent, nous allons pouvoir offrir l’éducation et le bien-être personnel au plus grand nombre. C’est la promesse d’HuMo de rendre le monde meilleur qui est en train de se réaliser.
Sylvia s’était rapprochée.
— Génial ! jubila-t-elle.
— Éteins ça ! explosa son père.
— Mais pourquoi ? objecta-t-elle. C’est une bonne nouvelle !
Amélie avait croisé le regard orageux de son patron et aussitôt stoppé la diffusion.
— C’est une catastrophe ! s’emporta-t-il. Cet homme va détruire l’humanité ! Il faut l’arrêter !
— Papa ! cria Sylvia plus fort que lui. Est-ce que tu as entendu ? Les implants vont permettre d’avoir son diplôme ! De connaître des choses pour lesquelles il aurait fallu perdre des années d’études. Moi, je veux en savoir plus que ce qu’on m’apprend à l’école ! Je veux être implantée !
— Jamais de la vie, ma fille ! hurla son père en retour. Se faire implanter, c’est du suicide !
Jeff vacilla, haletant. François se précipita pour le soutenir. Amélie se tenait aux aguets.
— Sylvia, souffla-t-il, viens là.
Sa fille s’avança pour attraper le bras qu’il lui tendait. Son père tremblait. Tout son corps semblait sur le point de rompre, comme un tronc affaibli par la tempête de trop.
— Papa, dit-elle, fais attention. Calme-toi.
Il planta son regard dans celui de sa fille.
— Ma grande, implora-t-il, promets-moi de ne jamais accepter d’être implantée.
— Pourquoi ?
— Crois-moi, reprit Jeff dans un effort, je sais de quoi je parle. J’ai travaillé pour eux. Il y a longtemps déjà de ça. Je suis responsable. J’ai contribué à créer HuMo.
— Qu’est-ce que tu dis ? demanda sa fille.
Amélie les avait rejoints avec une chaise qu’elle approcha pour que Jeff puisse s’y reposer. Elle semblait l’inciter à se laisser aller.
— J’ai inventé les premiers implants pour HuMo, continua-t-il. J’en connais tous les dangers.
— Quels dangers ?
— Ils prennent le contrôle, commença-t-il avant de s’essouffler.
Amélie lui frotta le dos pour le soutenir et le réconforter.
— Comment prennent-ils le contrôle ? l’encouragea-t-elle.
— C’est Harry, grogna-t-il. C’est Harry qui a pris le contrôle de HuMo.
Il s’affala sur la chaise.
— Papa ! insista Sylvia. Qui est Harry ?
Soudain, Jeff s’écroula en sanglots.
— Promets-moi, renifla-t-il. Promets-moi de ne pas te faire implanter !
— Papa !
— Sylvia, s’il te plait…
La jeune fille se redressa, frustrée et agacée. Elle croisa le regard désolé d’Amélie.
— Je ne suis plus une enfant, s’emporta-t-elle. Si tu ne veux pas me parler, très bien ! Je n’ai plus rien à faire ici.
Puis, elle quitta le laboratoire en pestant, laissant là son père et ses assistants, dans le secret de ses expérimentations et le mystère de ses mises en garde.

Entre nous pas de secrets, pas de mystères. Chacune sait ce que savent les autres. Toutes, nous sommes conscientes des conséquences et prenons nos décisions sous le regard et dans la sagesse des autres. Aucune d’entre nous n’est seule. Nous vivons dans la communion.

— Sylvia, attends !
Amélie rejoignit la jeune fille qui rentrait dans la maison.
— Tu vas encore me dire que mon père a raison ?
— Non…
— Alors, tu peux peut-être m’expliquer, s’énerva Sylvia. De quoi mon père voulait-il parler ? Est-ce que tu sais, toi, de quels dangers il est question ?
— Je ne peux rien te dire, avoua Amélie.
— Super ! Tu ne sers à rien, en fait !
La jeune femme lui mit les mains sur les épaules.
— J’essaie de prendre soin de toi, la rassura-t-elle.
— Tu parles, s’offusqua Sylvia.
— Je prends tes paramètres depuis un certain moment maintenant, continua Amélie avec douceur. Ils sont bons mais…
— Mais ?
La scientifique fit une pause, cherchant la meilleure attitude entre le sérieux et la sympathie. Elle resserra les doigts sur les bras de la jeune fille. Elle semblait vouloir transmettre autant de courage qu’elle s’efforçait d’en trouver pour elle-même.
— Tes paramètres sont incompatibles avec une implantation, affirma-t-elle les sourcils froncés.
— C’est faux ! répliqua aussitôt Sylvia.
— Je ne peux plus me taire, rétorqua Amélie. Si je te dis ça, c’est pour ton bien…
— C’est des secrets de mon père dont tu prends soin, parce que ses propres implants végétaux, ne me dis pas qu’ils sont sans danger ! Tu as vu dans quel état il est ?
— Il a commis des erreurs, reconnut Amélie. Mais je t’assure qu’il essaie de les réparer.
— Eh bien ! Qu’il m’explique comment !
— Sylvia, laisse-lui du temps.
— Et toi ? Est-ce que tu vas me donner plus d’explications ?
— Je ne peux pas…
La jeune fille se dégagea de l’emprise de l’assistante de son père et lui tourna les talons.
— Et puis, qu’est-ce que ça peut te faire ? lâcha-t-elle. Tu n’es pas ma mère !

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Gab B
Posté le 01/02/2023
Hello Michael ! Pas beaucoup de remarques ciblées sur ce chapitre, surtout des remarques générales ! J'écris au fur et à mesure que je lis et je ne relis pas ce que j'écris donc n'hésite pas si il y a des choses pas claires !

Ce qui m'a un peu gênée :
- Ils ne manipulent que leur avidité ou leur peur de manquer. ==> je vois l'idée mais "manipuler son avidité" est une formumlation étrange
- quand tes feuilles commencent à jaunir ? ==> commenceront ?
- Son assistant, François ==> je croyais que c'était Amélie son assistante ? il en a plusieurs ? ou alors on est encore dans le passé ? (ah j'ai eu le réponse à ma question plus loin en fait)
- je trouve perturbant que ce soit le même mot pour désigner les implants que Sylvia veut se mettre dans la nuque et les implants que Jeff a sur les cheveux (même si je ne vois pas quel autre mot tu pourrais utiliser)

Mes phrases préférées :
* Le visage de Jeff se barra d’une grimace qui exprimait autant sa peine à imaginer la perte de ses cheveux végétaux que ses difficultés à reconnaitre que sa fille avait raison. Il se gratta le crâne, chassant au passage quelques insectes qui exploraient le buisson couronnant sa tête. ==> oh ! je ne m'y attendais pas du tout ! du coup je me pose plein de questions : est-ce que c'est juste Jeff qui est comme ça, ou tous les humains ? c'est une information importante et je n'arrive pas à me décider si c'est une bonne ou une mauvaise chose qu'elle arrive si "tard" dans le récit ^^ (je crois quand même que c'est une bonne chose, j'adore être surprise et là ça a fait son effet)
* mais bien plus discret car sa calvitie n’était recouverte d’aucun implant végétal ==> aaah j'ai compris, pas mal !
* je vous propose d’écouter Harry Trust, directeur de la société HuMo qui fournit ces fameux implants ==> haha j'étais sûre que Harry allait "trahir" Jeff, ils font toujours ça les assistants dans les histoires
* je veux en savoir plus que ce qu’on m’apprend à l’école ==> c'est bien ça !
* Tout son corps semblait sur le point de rompre, comme un tronc affaibli par la tempête de trop

Remarques générales :
J'avais cru comprendre que Jeff était chercheur en biologie, je trouve ça étonnant que se fille lui explique où il faut couper les arbres, mais j'imagine que c'est parce qu'elle est plus "liée" aux plantes que lui. En fait ce qui est bizarre c'est que ce qu'elle explique (un bourgeon, une ramfication secondaire) pour moi c'était quelque chose qu'il devait déjà savoir donc il passe un peu pour un idiot.
C'est aussi étonnant que Sylvia ne soit pas au courant du passé de son père, alors qu'elle semble avoir lu tous les ouvrages qu'il a écrit (cf chap 1). Elle ne sait pas comment est morte sa mère ? (je vais un peu vite en besogne haha mais j'imagine que c'est à cause de l'implant) Je pense que ce serait un bon argument de tout lui révéler, je trouve qu'il aurait plus d'impact qu'un simple "promets moi de ne pas le faire mais je ne vais pas t'expliquer pourquoi c'est si important". A la fois, j'imagine qu'il se sent responsable de la mort de sa femme (encore une fois, j'extrapole beaucoup ; si jamais j'apprends dans le prochain chapitre qu'en fait elle est vivante, je vais tomber de ma chaise) et qu'il a peur que sa fille lui en veuille, mais je pense que c'est quand même plus sain d'être honnête, d'autant plus qu'elle finira bien par l'apprendre un jour. Bref tout ça pour dire que je trouverais ça plus réaliste s'il lui expliquait (et même : s'il lui avait déjà tout expliqué il y a longtemps, mais alors il n'y aurait pas d'histoire haha)
J'aime bien chaque chapitre mais j'ai encore du mal à discerner un but global. Pour le moment j'ai plus l'impression d'un enchainement de chapitres un peu désordonnés.

A bientôt pour la suite (demain certainement !)
Gab B
Posté le 01/02/2023
Je me rends compte que je me suis surtout épanchée sur les points négatifs, mais je voulais ajouter que j'aime bien la façon dont on en apprend chaque fois un peu plus sur l'univers. En réalité je n'avais pas grand-chose à dire sur ce chapitre parce qu'il était bien, et clair ^^
MichaelLambert
Posté le 03/02/2023
Bonjour Gab !

Mille mercis pour ton message !
Je vais effectivement corriger quelques détails sur la présentation de Jeff et Sylvia : son père n'a pas écrit de livres et elle n'a pas lu tout ce qu'il y a dans sa bibliothèque parce qu'il doit y avoir un mystère sur ses activités précédentes et la mort de sa mère !
Et effectivement j'aime dévoiler les éléments d'une intrigue petit bout par petit bout et ne pas me lancer dans de grande quête claire mais dans une histoire complexe où les raisons d'agir peuvent être ambigües... mais bon, j'ai conscience que c'est plus difficile pour garder les lecteurs en haleine et pour que tout soit vite compréhensible ! ;-)
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